vendredi 29 juillet 2016

Etre Palestinien noir : la solidarité comme pathologie bienvenue

PhotoRamzy Baroud           

L'an dernier, j'ai écrit un article qui a contrarié de nombreux lecteurs. Dès qu'il a été publié, j'ai commencé à recevoir des messages d'insultes et de colère, des appels menaçants. J'ai hésité à porter plainte auprès de la police locale, dans l'Etat de Washington, et, à la fin, j'ai résolu de classer la désagréable expérience dans un dossier florissant de "controverses" provoquées par mes écrits.

Le titre de l'article était : "'Je ne peux pas respirer' : Le racisme et la guerre en Amérique et au-delà" (1). En tant que chroniqueur et écrivain palestinien, ce ne fut pas toujours facile de travailler aux Etats-Unis ces vingt dernières années. Pas plus que ce ne fut possible d'être adoubé par le grand public tout en rageant contre les idées grand-public, l'appétit constant pour la guerre et le soutien irréfléchi à Israël-Apartheid.
George Orwell a écrit : "En ces temps d'imposture universelle, dire la vérité est un acte révolutionnaire." Avec le temps, et sans autre alternative, j'ai décidé de me réconforter avec ce sage constat. 
Né dans un camp de réfugiés à Gaza, je suis le descendant d'une génération de réfugiés et de paysans, qui vécurent jadis dans une patrie palestinienne avant qu'elle soit brutalement vaincue et qu'elle devienne "miraculeusement" Israël. Pendant près d'un siècle, des générations de Palestiniens ont connu toutes les formes d'oppression qu'un esprit humain tordu est capable d'inventer : massacres, nettoyage ethnique, destruction des biens, viol, guerre incessante, siège et toutes les tortures psychologiques qui accompagnent souvent cette dévastation. 
En fait, être les survivants d'une injustice perpétuelle est devenu, au moins pour beaucoup d'entre nous, le principal cadre de référence au travers duquel nous pouvons comprendre le monde, et nous-mêmes. En tant que réfugié, j'ai toujours été préoccupé et totalement impliqué dans la dénonciation des souffrances des réfugiés, où qu'ils soient. Mais je suis juste un au sein d'un mouvement sans cesse croissant d'intellectuels, artistes, universitaires et militants pour la justice palestiniens dans le monde entier. Notre expérience partagée et notre lutte acharnée pour la liberté et la justice nous ont modelés en une espèce unique pour qui la solidarité avec les autres est devenue tellement innée, un besoin irrépressible, une pathologie même, quoique bienvenue. Ainsi, il n'est donc pas surprenant que le plus fort de la solidarité internationale qui a accompagné la vague continue de meurtres d'Américains noirs soit venu de Palestine, ou que des livres aient déjà été écrits et publiés par des Palestiniens sur le sort de leurs frères noirs. En fait, cette solidarité est réciproque. Curieusement, une partie de la colère qui a suivi mes écrits sur le thème de la solidarité palestiniens-noirs est venu de lecteurs "blancs" pro-palestiniens. L'un d'entre eux est même allé jusqu'à complètement renier la cause palestinienne. "Que les Noirs libèrent votre pays," écrivit-il, ainsi que quelques obscénités. Honnêtement, bon débarras ! Il ne doit y avoir aucun racisme dans le mouvement de solidarité avec la Palestine, de toute façon, et toute solidarité qui est subordonnée à l'isolement des Palestiniens vis-à-vis de la lutte pour les droits de l'homme partout dans le monde est indigne et malvenue. 
La vérité est que je n'essayais pas de faire du capital politique à bon marché en réclamant la justice pour Tamir Rice, 12 ans, ou Eric Garner, ou, plus récemment, Alton Sterling et Philando Castile. Ceux-ci, parmi des milliers d'autres qui sont tués chaque année dans le drame continu de la violence policière, viennent des segments les plus défavorisés, d'un point de vue économique et social, de la société américaine. Ils ont peu d'influence politique et sont rarement connus pour leurs puissants lobbies à Washington DC. Pourtant, être à leurs côtés, bien qu'une telle démarche puisse apparaître à certains comme stratégiquement inutile, est la seule voie morale à emprunter. Comme des millions de Palestiniens, je sais précisément ce qu'est le racisme, ce qu'on ressent quand on est opprimé, comment le fait d'être économiquement et politiquement défavorisé est souvent une cause de colère - et même de contre-violence. Mon peuple vit ce cercle vicieux depuis un siècle et, pour moi, ne pas adopter une position morale de solidarité avec tout groupe opprimé, n'importe où dans le monde, est le déni du fondement même de ce que je suis, la volonté collective qui maintient des millions de Palestiniens forts et allant de l'avant. Ce sentiment indéniable d'être un exilé permanent est partagé par de nombreux Palestiniens, quelles que soient leurs origines politiques. Ce sentiment est à la fois réel et symbolique au point qu'avec le temps, il s'est transformé en une culture, un mode de pensée et une perspective. 
Etre "Out of Place" [litt. "pas à sa place", par extension "déplacé", "hors de propos", ndt] (2), le titre du livre puissant de Mémoires d'Edouard Saïd, n'est pas propre à un seul individu palestinien, mais à toute une nation. Même dans notre patrie, il y a peu de sentiment de continuité ; les choses peuvent changer si rapidement : à cause des bombes, des bulldozers ou des ordonnances militaires. Pour s'adapter, la culture palestinienne - bien qu'elle soit enracinée dans une longue histoire d'existence ininterrompue qui excède le millénaire - a été très souple, culturellement et géographiquement aussi. Avec "l'exil" prolongé, notre identité politique a éclipsé le temps et l'espace. Ainsi, s'identifier aux Américains noirs ou natifs, aux réfugiés de Syrie, aux victimes de l'Apartheid sud-africain ou aux Rohingya de Birmanie, est plus une inclination morale naturelle qu'un acte politique. Une culture même.
Edward Said a exposé avec conviction le concept de "perspective globale" qui a fait que la lutte palestinienne soit devenue partie intégrante du combat mondial pour la justice sociale. Pour les Palestiniens, les lignes sont vraiment floues entre leur identité politique, leur propre culture et celles d'un combat beaucoup plus vaste avec des objectifs plus ambitieux. "Lorsqu'une identité politique est menacée, la culture est un moyen de lutter contre l'extinction et l'effacement," a écrit Said.

"La culture est une forme de mémoire contre l'effacement."

Dans un recueil de poésie publié récemment que j'ai co-écrit avec deux brillants poètes palestiniens, Samah Sabawi et Jehan Bseiso (3), ce qu'est la Palestine a fusionné en un éventail beaucoup plus large de luttes mondiales contre l'injustice. Dans le poème ci-dessous, écrit après la mort de Herman Wallace, un Noir qui était incarcéré en isolement depuis 41 ans sur la base de ce que beaucoup pensent être de fausses accusations, j'ai essayé d'inclure la lutte du vieux combattant dans le cadre de la propre "mémoire contre l'effacement" de mon peuple.

"(...) Mon poing s'élèvera de la terre brûlée, dans un tableau de Naji Ali,
À travers les murs épais du Pénitencier de l'Etat de Louisiane
Dans les rues de Hanoï,
Au milieu des décombres d'une mosquée à Gaza.
Même sur mon lit de mort.
J'ai beaucoup de noms.
Mais mon visage est toujours mon visage.
Sur mon front est cousue la mémoire de la douleur.
Je souris pourtant.
Et j'enseigne à mon fils de ne jamais haïr
Parce que la haine n'est pas l'amour
Et l'amour est liberté
Je suis Palestinien
Mon nom est Herman Wallace
Et toujours je mourrai libre."


Soudain, être palestinien et noir était le plus naturel des sentiments. Ce n'était pas une décision calculée, mais un sentiment inné impulsé par une lutte commune pour la justice et une histoire partagée de douleur.
 
Notes

(1) 'I Can’t Breathe': Racism and War in America and Beyond, by Ramzy Baroud, Common Dreams, Thursday, December 11, 2014.
(2) À Contre-voie. Mémoires, [Out of place. A Memoir, 1999] traduction de Brigitte Caland et Isabelle Genet, Le Serpent à Plumes, 2002, 430 pages
(3) I Remember My Name – Poetry, by Samah Sabawi, Ramzy Baroud and Jehan Bseiso, Politics for the People, 25.02.2016.

Photo : Herman Wallace, résistant des Black Panthers, décédé à 71 ans le 4 octobre 2013, quelques jours après l’annulation de sa condamnation par un juge fédéral, après avoir passé 41 années à l’isolement dans une prison de Louisiane à l’issue d’un procès entaché d’irrégularités. 

Né à Gaza en 1972, Ramzy Baroud est un journaliste et écrivain américano-palestinien de renommée internationale, rédacteur en chef du site Internet Palestine Chronicle. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont, en français, La Deuxième Intifada palestinienne : Chronique d’un soulèvement populaire (Scribest & CCIFP, 2012) et Résistant en Palestine : Une histoire vraie de Gaza (édit. Demi-Lune, 2013).

Traduction : MR pour ISM

 

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