samedi 28 janvier 2017

Israël poursuit ses dirigeants pour leurs crimes… à l’exception des plus graves

Gidéon Levy
L’occupation israélienne de la Palestine est la source de toute la corruption en Israël, à laquelle aucun autre crime n’est comparable.

Un nuage sombre menace l’avenir politique du Premier ministre israélien.
Benyamin Netanyahou est soupçonné d’avoir commis une série de crimes, principalement regroupés en deux dossiers. Le premier implique le fait d’avoir accepté des cadeaux du producteur de films israélo-américain Arnon Milchan. S’élevant à plusieurs dizaines de milliers de dollars, les cadeaux de Milchan, offerts au cours de plusieurs années, auraient compris des cigares de luxe et du champagne livrés à la résidence du Premier ministre. Milchan a des intérêts commerciaux en Israël sur lesquels Netanyahou, qui est également ministre de la Communication de l’État, exerce une influence considérable. Dans un cas, Netanyahou serait intervenu avec le secrétaire d’État américain John Kerry pour aider Milchan à obtenir un visa américain de longue durée. Netanyahou a déjà été interrogé sur ce dossier.
Le second dossier est plus compliqué. La police a obtenu des enregistrements de conversations continues entre Netanyahou et un autre Arnon, Arnon Mozes, éditeur et rédacteur en chef de Yediot Aharonot, jusqu’à récemment le plus grand quotidien d’Israël. La police s’est procuré ces enregistrements par hasard, au cours d’une autre affaire, en enquêtant sur un ancien assistant de Netanyahou.
Ces enregistrements, récemment divulgués dans les médias, ont suscité la fureur en Israël. Le dialogue entre les deux hommes, un Premier ministre en activité et un éditeur de premier plan, ressemble à une discussion pragmatique entre deux hommes d’affaires cyniques voire, au pire, entre deux escrocs mafieux. On les entend négocier un échange de bons procédés par lequel une couverture plus favorable du Premier ministre dans le journal Yediot Aharonot serait récompensée avec certains avantages pour le journal.

La guerre des journaux

En arrière-plan figure le tabloïd gratuit israélien Israel Hayom, qui a commencé à paraître en 2007 et qui appartient au magnat américain des casinos Sheldon Adelson. En distribution gratuite, Israel Hayom est aujourd’hui le journal au plus grand tirage du pays, délogeant Yediot Aharonot de la première place à la fois en termes de tirage et de contrôle du marché publicitaire.
Adelson, qui fait partie des associés les plus proches et les plus dévoués de Netanyahou, a fondé Israel Hayom dans le seul but d’aider Netanyahou à améliorer son image et à contrer les critiques auxquelles Yediot Aharonot l’avait exposé. Adelson a déjà perdu plus de 700 millions de dollars dans cette entreprise d’édition, mais le succès du journal en termes de tirage et de publicité a causé des dommages mortels à son rival, Yediot Aharonot, qui a perdu beaucoup de pouvoir, d’influence et de revenus à cause d’Israel Hayom.
Au cours des dernières années, la guerre entre ces deux journaux s’est transformée en une guerre contre Netanyahou, qui se tient derrière Israel Hayom et influence grandement son contenu. Lorsqu’une nouvelle loi à la Knesset proposant de proscrire les journaux gratuits a été adoptée en première lecture il y a quelques années, Netanyahou a avancé la date des élections pour tuer le projet de loi.
Les conversations enregistrées entre le Premier ministre et l’éditeur visaient à obtenir un cessez-le-feu, de sorte qu’Israel Hayom réduise son tirage et que Yediot Aharonot accorde en échange une couverture plus favorable au Premier ministre. La solution abordée par les deux hommes dépasse l’entendement : un Premier ministre tente de faire placer des journalistes qu’il privilégie au journal Yediot Aharonot, tandis que l’éditeur promet de « choyer » le Premier ministre dans son journal, etc...
Le scandale provoque des vagues violentes et de grande envergure, alors que de nouveaux détails affluent quotidiennement pour amplifier l’embarras. Le procureur général israélien Avichai Mandelblit, qui est également le procureur en chef d’Israël, doit bientôt décider s’il condamne ou non Netanyahou pour des crimes de corruption et d’abus de confiance dans les deux affaires faisant l’objet d’une enquête, une seule des deux ou aucune.
Le sentiment qui prime actuellement est que Mandelblit n’aura pas d’autre choix que de poursuivre le Premier ministre en justice. Mandelblit est un ancien secrétaire du cabinet et l’un des plus proches collaborateurs de Netanyahou, ce qui ne fait que compliquer les choses et intensifier les soupçons de manque d’intégrité.
Les jours qui viennent décideront du sort de Netanyahou.  S’il est inculpé, il sera soumis à de plus grandes pressions en vue de sa démission, même si la loi ne l’y oblige pas à proprement parler. Il est permis de douter qu’il puisse contrer adéquatement la pression politique et publique et rester en fonction.

Une corruption à petite échelle

Ce n’est pas la première fois que Netanyahou est soupçonné d’avoir commis des crimes, mais jusqu’à présent, les dossiers ont toujours été clos sans faire l’objet d’un jugement. Son épouse aussi fait actuellement l’objet d’une enquête criminelle.
Le prédécesseur de Netanyahou, l’ancien Premier ministre Ehud Olmert, purge actuellement une peine de prison pour corruption. Deux anciens premiers ministres, Ariel Sharon et Ehud Barak, ont par le passé fait l’objet d’enquêtes pour des actes criminels présumés, mais n’ont pas été jugés. Un autre ancien Premier ministre, Yitzhak Rabin, aujourd’hui décédé, a démissionné au cours de son premier mandat en raison d’un compte bancaire international qu’il détenait, interdit à l’époque.
Israël a également un ancien président condamné pour viol, un ministre des Finances et un ministre de l’Intérieur condamnés pour corruption et emprisonnés, quelques parlementaires condamnés pour des crimes et même un ancien rabbin en chef actuellement jugé pour de très graves infractions financières.
Israël est-il un État corrompu ? Oui et non.
Il est suffisamment corrompu pour produire ces nombreuses mises en examen contre ses fonctionnaires élus, mais toujours relativement clean dans la mesure où il juge et punit sans crainte ses responsables politiques, même les plus haut placés.
Nous parlons ici de corruption à une échelle relativement faible : de la vente au détail plutôt que de la vente en gros. Néanmoins, ces actes de corruption personnelle comparativement insignifiants ne doivent pas être ignorés. Ils doivent être pris au sérieux, parce qu’ils sont sérieux et font état d’un délabrement en pleine expansion.
La conduite de Netanyahou, par exemple, non seulement au niveau criminel mais aussi dans le domaine public, laisse penser à des normes impériales inacceptables de type « L’État, c’est moi », à un manque de distinction entre l’argent public et privé, et à un sentiment général au sein de l’exécutif suprême que tout lui est dû. Ce n’est pas plus mal que les représentants de la loi luttent contre cela ; ces derniers ne se sont pas toujours montrés intransigeants dans leur opposition aux crimes commis par des fonctionnaires en Israël.
De même, dans le cas de Netanyahou, le procureur général semble faire tout son possible pour retarder l’enquête, la rendre inoffensive et reporter toute mise en examen. Les enregistrements de Netanyahou et Mozes ont par exemple été entre les mains du procureur général pendant six mois avant que le moindre élément ne soit rendu public.

Des procès qui n’ont jamais lieu

Au-delà de tout cela, un autre nuage encore plus lourd se profile – un nuage que personne n’ose mentionner. Cette question manifeste mais éclipsée est la corruption d’État institutionnalisée qui découle d’une occupation vieille de 50 ans, à laquelle personne ne fait jamais allusion.
Le Premier ministre Ehud Olmert a été emprisonné pour avoir empoché quelques centaines de milliers de dollars. Il n’a jamais été jugé pour son rôle dans l’opération “Plomb durci” à Gaza, un assaut brutal mené par Israël contre une population impuissante qui a tué des milliers de civils innocents, dont des femmes et des enfants, des personnes âgées et malades, et réduit en ruines plusieurs milliers de leurs habitations.
Personne n’a songé à inculper Olmert pour l’opération “Plomb durci”, ni pour les ravages causés par ses directives dans la guerre qu’il a déclarée contre le Liban.
Le seul soldat à avoir été jugé pour des crimes commis à Gaza a été un soldat ayant volé une carte de crédit dans une maison *; cette même dynamique est évidente au sommet du gouvernement : malgré les crimes de guerre, les violations du droit international, les crimes d’occupation et les colonies illégales, qui constituent collectivement une violation énorme, méprisante et méprisable du droit international, personne en Israël n’a été jugé.
Israël aime se présenter comme un pays démocratique, comme une nation de droit, comme la seule démocratie du Moyen-Orient. Israël aime également s’affairer pour des questions relativement futiles : un simulacre de procès d’un jeune soldat (Elor Azaria) qui a abattu un Palestinien mourant ayant tenté de poignarder un soldat a fait les gros titres ici pour prouver la stature morale d’Israël. L’évacuation de quelques bâtiments de la colonie d’Amona en est un exemple similaire.
L’accent mis sur la corruption mineure et les crimes futiles détourne l’attention du fait principal : la poursuite d’une occupation qui est la source de toute la corruption dans l’État d’Israël et de ses actes criminels, auxquels aucun autre crime n’est comparable. Le fait que personne ne soit jugé ou puni pour cela, pendant que le pays est occupé avec ses affaires de corruption mineure, est troublant et de mauvais augure.

Il convient de le souligner : la guerre contre la corruption en Israël est importante. Son importance ne doit pas être minimisée. La lutte contre la corruption est importante pour façonner le caractère et l’image d’un pays relativement jeune. Il convient toutefois de s’efforcer de conserver une juste perspective : Israël prend des mesures contre des choses de l’ampleur d’une rage de dents – une tâche nécessaire – tout en ignorant complètement la lutte plus difficile et plus sérieuse contre la maladie mortelle qui l’afflige.

Cet article a été publié par l’édition française de Middle East Eye, le 23 janvier 2017, sous le titre “Israël poursuit ses dirigeants pour tous leurs méfaits, sauf le véritable crime : l’occupation”.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Gideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Lauréat du prix Olof Palme pour les droits de l’homme en 2015, il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997 et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.
Il a été décrit comme “le journaliste le plus haï” d’Israël, pour sa manie d’asséner à ses concitoyens des vérités désagréables qu’ils n’ont pas envie d’entendre.
Vous trouverez sur ce site de nombreux articles de Gideon Levy ou parlant de lui.

* nous soulignons – NDLR

Pour la Palestine

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