mardi 21 février 2017

Un Palestinien meurt, après avoir été abattu par l’armée israélienne en se rendant à sa dernière séance de chimiothérapie

Gidéon Levy et Alex Levac          

Alors qu’il était en route pour ce qui devait être sa dernière séance de chimiothérapie, en novembre dernier, il était monté à bord du mauvais taxi collectif. En découvrant son erreur, il en était descendu et avait traversé la grand-route en courant pour prendre un taxi collectif allant dans la direction opposée.

Les soldats des Forces de défense israéliennes (*), qui pouvaient avoir pensé qu’il allait les agresser, l’avaient abattu, le blessant grièvement. Au cours des trois mois qui avaient suivi, il était resté alité à l’hôpital Beilinson de Petah Tikva, la plupart du temps dans une unité de soins intensifs.
Durant toute cette période, personne, du côté des FDI, n’avait songé à informer ses parents et sa famille de la situation de leur être cher. Sa mère était censée avoir l’autorisation de lui rendre visite mais, même lorsqu’elle était venue à diverses reprises, sauf en une seule occasion, on ne lui avait pas permis d’entrer dans sa chambre.
Au moment même où son état semblait s’améliorer, il était décédé, apparemment la semaine dernière. Personne n’a alors pensé à informer sa famille de son décès ou des circonstances qui l’ont entouré. Israël n’a toujours pas restitué le corps.
Dans sa ville natale de Tulkarem, dans la partie nord-ouest de la Cisjordanie, personne ne croit que Mohammed-Aamar Jalad ait tenté d’agresser des soldats alors qu’il était en route pour sa dernière séance de chimiothérapie. Son père est le légendaire instructeur automobile de la ville – 45 années derrière son volant – et son grand-père avait été le premier résident local à servir dans la police israélienne. Une photo du grand-père en uniforme orne d’ailleurs un mur de la maison de la famille de Mohammed.
Voilà ce que furent la vie et la mort de cet étudiant de 25 ans, qui rêvait de vivre aux États-Unis et qui, en 2010, avait obtenu une Green Card à la loterie – mais avait dû reporter la réalisation de son rêve en raison d’un cancer, rêve auquel les soldats israéliens ont mis brusquement un terme.
Lorsque nous avons rendu visite à la famille, ce week-end, les femmes venues présenter leurs condoléances montaient et descendaient les escaliers menant à l’élégante demeure de Tulkarem, aujourd’hui noyée dans la douleur. Samar, la sœur de Mohammed, doyenne de l’école d’infirmières de la Communauté de Ramallah, et Thabath, son père, nous accueillent.
C’est une maisonnée très digne et pleine de retenue. La famille est apolitique, nous a expliqué Abdulkarim Sadi, un enquêteur de terrain qui travaille pour B’Tselem, l’organisation israélienne des droits de l’homme.
Mohammed était le plus jeune fils. Ses deux frères vivent dans la région du golfe Persique. Voici un an, on a diagnostiqué chez Mohammed un lymphome hodgkinien. À l’époque, il venait de terminer deux années d’études en comptabilité à l’Université ouverte d’Al-Quds et s’était inscrit pour d’autres études encore au collège de Ramallah. Sa maladie l’avait forcé à reporter quelque temps ses aspirations universitaires. Il était traité à l’hôpital universitaire national d’An-Najah, à Naplouse, pour des sessions de chimiothérapie intraveineuse, tous les quinze jours. La maladie était en récession et il se sentait bien.
Le mercredi 9 novembre 2016 avait été fixé comme date de la dernière séance de traitement. Samar l’avait appelé ce matin-là pour lui demander s’il allait à l’hôpital et il lui avait répondu par l’affirmative. À 7 h 30 du matin, son père l’avait emmené à la gare centrale des autobus de Tulkarem et l’avait laissé au lieu de stationnement des taxis collectifs pour Naplouse. Les taxis pour Ramallah étaient garés de l’autre côté de la route et, par erreur, Mohammed était monté dans l’un d’eux. Il n’avait compris son erreur qu’à proximité de la sortie en direction de la colonie de Yitzhar. Le conducteur lui avait suggéré de descendre à la jonction de Hawara, près du check-point du même nom, où il aurait eu la possibilité de monter dans un autre taxi en direction de Naplouse.
Mohammed avait suivi son conseil ; après être descendu du véhicule, il lui avait fallu traverser la grand-route. Il l’avait fait en courant. De l’autre côté, il y avait une jeep des FDI et quelques militaires qui surveillaient la jonction très encombrée. Apparemment, les soldats avaient cru qu’il avait l’intention de les agresser.
Mohammed avait été touché alors qu’il se trouvait au milieu de la route – une balle dans l’estomac. Il s’était effondré, en perdant son sang en abondance. C’est à ce moment précis qu’une ambulance palestinienne était passée, emmenant un patient de Jénine vers le pont Allenby. Le conducteur, Osama Nazal, avait voulu l’aider, mais les soldats et la police qui étaient arrivés entre-temps l’avaient empêché d’évacuer l’homme blessé. D’autres militaires étaient arrivés, en même temps qu’une ambulance israélienne, qui avait finalement emmené Mohammed vers l’hôpital Beilinson. Nazal avait expliqué plus tard aux parents de Mohammed que leur fils était toujours pleinement conscient à ce moment-là.
Quelque temps après, le père avait reçu un appel de la Sécurité préventive palestinienne, lui demandant de se rendre aux bureaux de l’organisation. Thabath avait attendu de terminer la leçon de conduite qu’il donnait avait d’y aller. Il dit qu’il pensait avoir été convoqué parce que son fils avait été impliqué dans une dispute avec un autre passager. Il n’aurait jamais imaginé la nouvelle qui l’attendait. Pendant qu’il était assis là-bas, après avoir appris uniquement que son fils avait été blessé, il avait reçu un autre appel lui demandant de venir au bureau du service de sécurité du Shin Bet, au check-point de Sha’ar Ephraim, près de Tulkarem.
Thabath avait rencontré là l’agent « Karim », qu’il décrit comme un homme très poli qui lui avait posé des questions sur son fils. Toutefois, Karim lui aussi avait refusé de lui dire autre chose sur l’état de Mohammed, ou même de lui dire s’il était vivant ou mort. Dans l’intervalle, l’un des amis de Thabath lui avait dit que son fils avait été emmené à Beilinson. Thabath était retourné chez lui pour prendre sa femme et le couple s’était rendu à Sha’ar Ephraim dans l’espoir d’avoir l’autorisation de franchir rapidement le check-point – comme cela aurait dû être le cas, puisque tous deux ont plus de 55 ans – et de se rendre rapidement à Beilinson. Mais on les en avait empêchés et ils avaient été renvoyés de façon péremptoire, sans la moindre explication.
Dès cet instant, la famille avait été plongée dans trois mois de tourments et de torture mentale, pendant lesquels les ténèbres de l’incertitude à propos de l’état de leur fils avaient plané sur leur existence et ils avaient oscillé continuellement entre le désespoir et l’espoir. Jamais ils n’étaient parvenus à recevoir des informations fiables. Ils savaient que Mohammed était dans un état grave dans une unité de soins intensifs, qu’on l’avait plongé dans un coma artificiel et qu’on l’avait relié à un respirateur ; à un moment donné, la famille, qui avait reçu des informations de son avocat et de personnes sympathiques de l’équipe médicale, avait également appris que son état s’était amélioré. Les parents avaient envoyé à l’hôpital des informations à propos de son combat contre un lymphome et ils avaient continué d’espérer.
Durant ces trois mois, le père de Mohammed s’était vu refuser en permanence l’entrée en Israël afin de rendre visite à son fils. Sa femme, Maisir, avait obtenu une autorisation à quatre reprises mais, pour trois d’entre elles, après avoir fait le voyage, elle avait été empêchée d’entrer dans la chambre de Mohammed par les gardiens en uniforme qui le surveillaient. Une fois, ils lui avaient permis de le voir un instant par la porte ; une autre fois, ils l’avaient laissée entrer pendant deux minutes, pour qu’elle le caresse. L’état de Mohammed s’était amélioré d’une visite à l’autre. Les médecins et les infirmières avaient dit à Maisir qu’il avait repris conscience et qu’on lui avait ôté le respirateur.
Quelques jours avant son décès, il avait été transféré des soins intensifs au pavillon chirurgical. Durant cette période, il avait continué à rester en garde à vue, suite à un ordre d’un tribunal militaire israélien.
De son côté, Maisir lui avait rendu visite la dernière fois le 23 janvier. Une fois de plus, elle s’était vu interdire l’accès à sa chambre, et on l’avait uniquement autorisée à s’entretenir avec le personnel médical. Le Dr Kamal Natour, du Club des prisonniers palestiniens, une organisation de bénévolat constituée d’anciens détenus, avait déjà rendu visite à Mohammed, à cette époque, et l’avait fait savoir à sa famille. Ils avaient compris qu’il allait mieux et qu’il avait commencé à manger. Puis, il y avait eu quelques jours sans la moindre nouvelle. Maisir avait eu un pressentiment. Elle déclare aujourd’hui que, pendant ces trois mois, elle a à peine dormi parce qu’elle se tracassait pour son fils et que, la dernière semaine, elle s’était tracassée plus encore.
Vendredi dernier, Maisir avait décidé d’appeler l’un des médecins de l’unité des soins intensifs, le Dr Jihad Bishara, qu’elle avait déjà rencontré. Sa fille l’avait aidée à trouver son numéro en ligne, après qu’elle avait reconnu une photo de lui. Il lui avait expliqué que Mohammed avait quitté son unité ; le médecin ne travaillait pas ce jour-là, mais il avait promis d’examiner la situation et de la recontacter. Maisir avait insisté pour le rappeler. Elle était très perturbée à propos de l’état de son fils, malgré les rapports optimistes récents.
« Vous croyez en Dieu ? », lui avait demandé le Dr Bishara quand elle l’avait rappelé. « Votre fils est décédé. »
Le docteur avait alors appelé la famille peu de temps après, cette fois, pour l’informer officiellement au nom de l’hôpital que Mohammed était mort. Mais, encore à ce jour, la famille ne sait toujours pas quand son fils est mort et, par-dessus tout, elle ignore toujours la cause de son décès.
Cette semaine, nous avons posé cinq questions au porte-parole des FDI :
1. Pourquoi Mohammed Jalad a-t-il été abattu par les militaires ?
2. Pourquoi sa famille n’a-t-elle pas été autorisée à lui rendre visite à l’hôpital ?
3. Pourquoi ses parents n’ont-ils pas reçu de rapport fiable sur son état ?
4. Pourquoi les FDI ne se sont-ils pas souciés de les informer de son décès et des causes de celui-ci ?
5. Pourquoi son corps n’a-t-il pas été restitué ?
L’Unité des porte-parole des FDI a répondu par la déclaration suivante : « Le 9 novembre 2016, Mohammed-Amar Jalad a perpétré une agression au couteau, à l’aide d’un affûtoir, contre des soldats du check-point de Hawara. Les soldats ont riposté en tirant, blessant le terroriste, qui a été évacué vers l’hôpital de Beilinson pour y être soigné.

En même temps que le deuil et le chagrin, la famille qui vit dans cette paisible maison de Tulkarem est submergée par une vague de désarroi et par le manque d’informations. Pourquoi leur fils bien-aimé est-il mort ? Que doivent-ils faire pour entrer en possession de sa dépouille ? Ils ont posé la question maintes fois et, chaque fois, leurs questions sont restées suspendues en l’air, sans aucune réponse.

Publié le 18 février 2017 sur Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
Photo : Alex Levac

(*)Le nom officiel de l’armée israélienne.

Pour la Palestine

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