Comment se fait-il que la Palestine, partie intégrante du
Moyen-Orient, et morceau de terre habité depuis l’Antiquité par une
population orientale ayant adopté, depuis plus d’un millénaire, la
culture et la langue arabe, à l’instar de la Syrie, de l’Égypte ou de
l’Algérie, soit, en une centaine d’années, devenue un État peuplé de
migrants venus du monde entier ?
On s’interrogera également pour comprendre comment la population
originelle de la Palestine est dispersée dans des camps de réfugiés, une
partie étant soumise à un pouvoir militaire d’occupation, et une
minorité d’entre-elle, seulement, disposant de la citoyenneté dans le
nouvel État d’immigrés, qui se considère comme faisant partie de
l’Occident.
Les réponses à ces interrogations se situent dans un contexte en
dehors duquel le conflit entre le sionisme et le monde arabe demeure
incompréhensible; à savoir : le colonialisme.
Le tableau est bien connu : des migrants européens colonisent par la
force, malgré la résistance des indigènes. Ils créent une société
séparée, en tirant avantage de leur supériorité militaire et
d’organisation, pour évincer les populations autochtones et dominer le
territoire. Souvent, ils remplacent la population originelle, expulsée
ou victime d’un génocide. C’est, peu ou prou, une même histoire qui
s’est jouée en Australie, en Amérique du Nord, en Afrique du Sud, et en
d’autres lieux où sont venus s’implanter des migrants européens.
L’histoire n’est pas fondamentalement différente en Palestine, même
si plusieurs générations d’endoctrinement sioniste, ponctuées de mythes
inventés et de récits appropriés pour servir la population d’immigrés,
ont tenté d’inverser cette réalité, afin de procurer un soutien
rationnel à ce qui demeure essentiellement une entreprise coloniale de
dépossession, qui se poursuit à ce jour.
Les soutiens du sionisme soulignent sa différence par rapport aux
autres mouvements de colonisation : absence d’un État métropole,
invocation par les sionistes d’une promesse divine, où encore des «
droits historiques » du « peuple juif ». Cependant, la croyance
religieuse de l’homme et une théorie sur ses origines ancestrales ne lui
confèrent aucun droit. Tels sont les pieds d’argile sur lesquels se
tient le géant théorique du sionisme, et avec lui, le système
d’endoctrinement visant, en Israël, à formater chaque enfant, dès le
plus jeune âge.
Ces présupposés erronés donnent aussi lieu à la vision symétrique des
sionistes qui voient dans le conflit un affrontement entre « deux
mouvements nationaux », deux occupants revendiquant un droit de
propriété également légitime sur la dite-terre. Mais c’est, évidemment,
une fausse symétrie : les familles Gryn, Shertok, Bégin, Yezernitski et
Milikowski, venues de Pologne et de Russie, tout comme la famille
Osterman, devenue Avnery, issue d’Allemagne n’ont pas de droit sur le
lointain morceau de terre, du seul fait de leur croyance religieuse, ou
de la théorie invoquée de leurs origines ancestrales. L’existence d’une «
métropole » n’est pas indispensable pour définir un colonialisme, qui
est l’installation sur une terre, par la force.
Au regard de cette réalité, non seulement le sionisme n’est pas
spécifique, mais il présente des traits de ressemblance évidents avec
d’autres colonisations européennes dans le monde, où les immigrants
européens se sont heurtés au « problème démographique » des indigènes
qui se sont trouvés sur leur route, alors que les colons aspiraient à se
construire une société et un État, avec une culture et un régime
européens, tout en effaçant l’existence de la population autochtone.
Ainsi est né le mythe d’un « territoire vide ». De façon tout à fait
caractéristique, ils attribuent à la barbarie des indigènes et à leur
haine irrationnelle, l’opposition à l’invasion coloniale et au processus
de dépossession.
Le mouvement sioniste doit être perçu comme un produit du « Zeitgeist
» (« esprit de l’époque ») dominant dans l’Europe du 19ème siècle où se
sont épanouis le nationalisme ethnique et le colonialisme, animés d’une
idéologie et de la foi en la supériorité de l’homme blanc.« Les Juifs,
aussi, forment un peuple », ainsi avaient statué des idéologues
sionistes. Cependant, les Juifs ne constituant, dans aucune région
géographique significative, une majorité démographique, il fut décidé
qu’ils pourraient concrétiser leur nationalité hors de l’Europe, et –
dans l’esprit du colonialisme européen – aux dépens d’une population
indigène au derme foncé : qu’il s’agisse du Kenya (le « projet Ouganda
»), de l’Argentine ou de la Palestine.
Faut-il le préciser : le mouvement sioniste n’a jamais envisagé
sérieusement de créer un État juif en Europe orientale, là ou vivaient
90% des Juifs du monde ?
À ce stade, revenons à la tentative d’Uri Avnery de répondre à la
question : « Qui a commencé la guerre ? », et donc : qui a créé le
conflit ? Ce sont-là de vaines questions, tout comme est stupide
l’interrogation consistant à savoir par qui a été tirée la première
balle. La question plus pertinente pour la compréhension du sujet est
bien la suivante : « Quelle est l’origine du conflit ? », et partant : «
Quelle en est l’essence ? ».
La question sur l’origine appelle une réponse claire : à la genèse du
conflit, il y a la colonisation de la Palestine par des immigrants
européens, et la volonté de créer un État juif sur un territoire peuplé,
à environ 95%, d’habitants non-juifs.
Étant donné qu’aucune population indigène n’acceptera que l’on
s’empare de ses terres, ni de devenir minoritaire dans son pays au
bénéfice des immigrés, et à fortiori d’être réduite en situation de
minorité dans un État exclusiviste d’immigrants (ce qui est la
signification effective d’un « État juif »), il va de soi que l’objectif
du sionisme ne pouvait être réalisé que par la force armée. D’où le
nécessité d’une implantation coloniale ; autrement dit : d’une
immigration coloniale contre l’accord et la volonté de la population
locale (Jabotinsky a su le mieux exprimer cela dans son texte classique :
« Le mur de fer »).
L’immigration coloniale s’apparente, en tout point, à une invasion ;
aussi l’invasion coloniale en Palestine, amorcée à la fin du 19ème
siècle, constitue-t-elle l’origine du conflit qui se poursuit jusqu’à
nos jours.
On peut voir les choses ainsi : qui a engagé le conflit entre les
indiens d’Amérique du Nord et les colons venus d’Europe ? Qui a envoyé
la première flèche ou tiré la première balle ? La question est moins
pertinente que celle portant sur : « quelle est la cause du conflit ? ».
La réponse s’impose d’évidence : l’invasion européenne en Amérique du
Nord. À l’identique, pour la Palestine la réponse sera : la colonisation
de ce pays par des colons recourant à la force armée. Quand quelqu’un
s’introduit par effraction au domicile de quelqu’un d’autre, qu’il tire
le premier sur le locataire, ou bien que celui-ci agresse l’intrus, ne
change rien au fait que l’effraction constitue la cause du conflit entre
eux deux.
La Grande-Bretagne n’avait pas le droit d’assurer en Palestine un «
foyer national » aux Juifs d’Europe, pas plus que les États-Unis ont le
droit de garantir un « foyer national » aux Mormons de l’Utah en
Afghanistan, ou que le chef d’une tribu d’Afrique aurait le droit
d’assurer aux Yézidis d’Irak un « foyer national » en Angleterre.
Le sens de la déclaration Balfour correspondait donc bien, à un
engagement d’implantation coloniale au cœur du Moyen-Orient, à l’instar
de l’Amérique du Nord, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, etc...
C’est ainsi qu’a été ouverte la voie au dernier conflit colonial dans le
monde : conflit qui perdure encore aujourd’hui entre une population
d’immigrants s’appuyant sur la force armée, et une population autochtone
subissant la dépossession.
Mais revenons à 1948, et à la question : « Que s’est-il véritablement passé ? ».
Si l’on prend en considération le contexte colonial : les États
arabes sont venus en aide aux habitants autochtones de la Palestine,
soumis depuis quasiment six mois aux attaques et à un nettoyage ethnique
de la part des colons sionistes (quiconque conteste cette expression
doit s’interroger : en quel endroit du monde a-t-on autorisé des milices
et des institutions étatiques séparées ?).
En mai 1948, on comptait déjà un quart de million de réfugiés
palestiniens, et de grandes villes comme Jaffa et Haïfa avaient subi un
nettoyage ethnique de leur population palestinienne, effectué par les
milices sionistes. La conquête de la Palestine battait son plein. Les
États arabes ont finalement échoué pour plusieurs raisons, dont leur
infériorité militaire, numérique et en matière d’organisation. 78% du
territoire de la Palestine du Mandat se sont retrouvés sous l’occupation
coloniale des immigrés, après que près de 80% de ses habitants
autochtones aient été victimes d’un nettoyage ethnique. La conquête
sioniste a été parachevée en 1967.
L’analogie proposée par Avnery de : « l’homme qui saute d’un bâtiment
en feu et atterrit sur la tête d’un passant » constitue un enjolivement
tendancieux de la réalité, qui fait fi de données majeures : le projet
sioniste a été pensé et programmé d’emblée comme un plan de
dépossession, dont la description figurait dans les écrits de Théodore
Herzl, dès le 19ème siècle. Selon la langue juridique, sont bien
présents : l’intention, le mobile, et la preuve incontestable que
l’objectif de créer un « État juif » a été obtenu.
L’Histoire offre des précédents pour la résolution de conflits
coloniaux comme le conflit entre le sionisme et les Arabes. Dans la
plupart des cas, la population autochtone a effectivement subi une
défaite et encaissé de rudes coups, mais le processus qui a conduit à la
solution sans laquelle, il serait difficile d’imaginer aujourd’hui la
plupart des anciens États coloniaux, a été la décolonisation : la phase
où les immigrés renoncent à leurs droits exclusifs, transforment la
colonie en un État de tous ses citoyens, sans distinction de religion,
de race et de « nationalité », et, dans plusieurs cas, dédommagent les
autochtones pour l’injustice historique.
Il est difficile d’imaginer Israël, en tant qu’État de supériorité
juive, et quelles que soient ses frontières, vivant en paix avec
l’environnement moyen-oriental, tout en continuant de s’auto-définir
comme État juif et de poursuivre durablement la dépossession coloniale,
tout comme il était difficile d’imaginer l’Afrique du Sud établissant
des relations d’amitié avec les pays voisins alors que subsistait le
régime d’apartheid.
Les descendants d’esclaves peuvent vivre à égalité avec les
descendants de propriétaires d’esclaves, et les descendants des Incas
peuvent habiter dans une même configuration avec les anciens
conquistadors espagnols, de même, Juifs et Arabes peuvent vivre dans un
État de tous ses citoyens.
C’est la seule solution à long terme.
27 février 2017 – Haaretz – Traduction : UJFP
Photo : Colons juifs en Cisjordanie occupée - Le fascisme israélien fleurit sur le fumier du colonialisme.
Chronique de Palestine
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