Dans un billet publié en mai 2015 sur Mediapart, tu
écrivais « l’islamisme n’existe pas. En tant que concept unique, uni et
indifférencié, c’est un mirage, un raccourci, une illusion
intellectuelle bon marché ». Peux-tu nous en dire plus ?
Il
y a une constante dans la vie politique française depuis quelques
années : considérer qu’il y a un grand ennemi à combattre, appelé
parfois « islam politique » ou plus souvent « islamisme ». On retrouve
cela dans le vocable de gens comme Manuel Valls, Bruno Le Maire,
François Fillon… et donc pas seulement au Front national ou chez Nicolas
Dupont-Aignan. Or, quand on y regarde d’un peu plus près, que ce soit
d’un point de vue sémiologique ou du côté de l’histoire des
organisations, on se rend compte que ce vocable généralisant ne veut
rien dire. On est dans une confusion quant à la représentation de
l’islam dans la politique, comme si toutes les organisations politiques
qui se réclamaient de l’islam avaient le même projet. C’est absurde. Et
la meilleure façon de s’en rendre compte, c’est de regarder les conflits
en cours au Moyen-Orient : nombre d’entre eux naissent des antagonismes
politiques entre différents courants se revendiquant de l’islam. Cela
veut bien dire que les projets politiques ne sont pas les mêmes, que les
organisations ne sont pas les mêmes…
Entre les Frères musulmans et Daech, il y a un gouffre ?
Oui.
Il n’y a aujourd’hui absolument rien à voir entre, d’une part, une
organisation comme les Frères musulmans, qui est née dans les années
1920, qui s’est développée dans plusieurs pays, jusqu’à avoir des
branches qui ont acquis une autonomie et ont construit un agenda
national, que ce soit en Syrie, en Iraq, en Égypte ou en Tunisie et,
d’autre part, une organisation comme l’État islamique, Daech, qui a
déclaré comme apostats les Frères musulmans et les combat au quotidien…
On
pourrait aussi évoquer la rivalité entre les Frères musulmans et
l’Arabie saoudite, qui s’est manifestée par le soutien saoudien au
renversement du président égyptien Mohammed Morsi en 2013, le royaume
considérant les Frères musulmans comme un concurrent face à son volonté
d’hégémonie sur l’islam sunnite. On parle donc d’un ensemble complexe,
avec des projets différents, voire antagoniques, avec pour certains
courants comme les Frères musulmans des projets qui s’inscrivent dans
les processus démocratiques, que ce soit en Iraq, en Tunisie ou en
Égypte, et des organisations qui les combattent, comme l’État islamique.
Si on regarde du côté des effectifs, cela n’a rien à voir non plus,
avec un État islamique et des courants jihadistes extrêmement
minoritaires chez les musulmans, tandis que les Frères musulmans
représentent un courant de pensée largement implanté depuis près d’un
siècle.
« L’islamisme » vu comme un tout unifié et menaçant est
donc avant tout un concept épouvantail, qui ne correspond à aucune
réalité, destiné à effrayer et à attirer les électeurs, ici, en
racontant n’importe quoi à propos de ce qui se passe là-bas.
Et
dans ce même mouvement, on essentialise les musulmans, on a tendance à
considérer que lorsqu’un musulman fait de la politique, c’est
nécessairement « en tant que musulman », et l’on résume ses
positionnements à son rapport à l’islam.
On confond
foi, engagement personnel, engagement politique, projet politique pour
la société… Et l’on oublie que ce qui compte avant tout pour des
courants comme les Frères musulmans en Égypte, comme Ennahda en Tunisie
ou, à un autre niveau, l’UOIF en France, c’est de s’insérer dans un
système politique qu’ils n’ont pas choisi mais qui leur permet d’être
représentés. Ils n’ont pas forcément une volonté de remettre en cause ce
système, de contester la démocratie, ils n’ont pas nécessairement un
programme très original à apposer sur l’ensemble de la société. C’est ce
qu’a montré, par exemple, l’expérience d’Ennahda en Tunisie, qui a été
deux ans au pouvoir et dont le bilan est assez « classique » : économie
libérale, peu de social, et pas de transformation profonde des rapports
sociaux.
Souvent, ces organisations évoluent même dans des
contextes autoritaires où elles doivent se battre pour exister, où leur
identité est niée. Elles mènent ainsi des combats qui s’articulent avant
tout autour de la question de la représentativité, et donc de la
démocratie. Assimiler « islam politique » et « rejet de la démocratie »
est une erreur fondamentale. Souvenons-nous par exemple qu’en 2007 les
Frères musulmans irakiens ont fait le choix des participer au processus
électoral parrainé par les États-Unis qui avaient envahi le pays quatre
ans plus tôt.
En Égypte, ce sont même les Frères
musulmans, élus démocratiquement, qui ont été renversés par un putsch,
duquel les organisations jihadistes sont sorties renforcées.
Le
cas égyptien est particulièrement éloquent. Il existait en Égypte,
avant le coup d’État de juillet 2013, des organisations jihadistes. Le
putsch a produit un renforcement de ces organisations violentes, et même
une prolifération de ces groupes, avec notamment Ansar Beit Al-Maqdis,
qui prêtera allégeance à l’État islamique en 2014. Le message envoyé par
l’armée égyptienne et l’Arabie saoudite qui a soutenu le putsch était
clair : nous ne tolérerons pas que des organisations comme les Frères
musulmans parviennent au pouvoir et l’exercent grâce aux voies
démocratiques. Si la majorité des militants des Frères musulmans sont
entrés dans la clandestinité sans renoncer à leurs engagements, d’autres
se sont tournés vers d’autres organisations, et une infime partie a
bifurqué vers le jihadisme. Et si ces derniers ont basculé dans la
violence armée, c’est bien parce que le coup d’État et la répression
sanglante contre les Frères musulmans a donné du crédit au discours
selon lequel la démocratie n’est pas la solution et que seules les armes
peuvent avoir une efficacité.
L’exemple égyptien le montre
bien : à lutter farouchement contre des organisations qui souhaitent
s’insérer dans des processus démocratiques, on renforce les courants que
l’on prétend combattre… Ce processus ne doit pourtant pas entretenir
l’idée selon laquelle il y aurait une continuité entre les Frères
musulmans et les courants jihadistes : les « transferts » sont
extrêmement rares, sont le fruit de trajectoires individuelles, de
cheminements personnels, et les militants jihadistes viennent de toutes
les sphères de la société, pas de scissions au sein des organisations
insérées dans les processus démocratiques. Qu’il s’agisse du projet ou
de la stratégie, il n’y a pas de continuum entre ces courants, mais au
contraire une grande étanchéité.
Il y a, selon les
études, entre quatre et cinq millions de musulmans en France. Comment
les phénomènes que tu viens de décrire s’incarnent-ils ici ?
Il
existe en France une institution assez compliquée, le Conseil français
du culte musulman (CFCM), créée par l’État lorsque Sarkozy était
ministre de l’Intérieur. Le CFCM tente de représenter l’islam en France
mais il n’y réussit pas vraiment. Dernièrement, la présidence du CFCM a
été prise par un Turc, proche d’Erdogan, après des élections qui,
rappelons-le, sont organisées au sein des mosquées. Aujourd’hui, les
mosquées françaises sont gérées par des pays étrangers, ce sont eux qui
forment les imams, donc il y a une répartition politique, étatique, de
l’islam de France, qui se superpose à des dynamiques identitaires,
religieuses, chez les musulmans de France.
On retrouve un certain
nombre d’organisations qui représentent plusieurs des courants que l’on
a évoqués plus haut, ainsi que quelques autres, plus minoritaires. Mais
une grande majorité des musulmans de France ne se reconnaît pas dans un
courant particulier : ils vivent leur foi, pratiquent ou non, prient ou
non… mais ne sont pas membres, ni même proches d’une quelconque
organisation.
On est ainsi très loin d’une communauté politique
unifiée, qui aurait des attitudes politiques ou des comportements
électoraux liés à un positionnement religieux commun, qui voterait comme
un seul homme et promouvrait un même mode de vie et un même idéal
politique et sociétal.
Toutefois, à force de politiser à outrance toutes
les discussions sur la religion musulmane et sa place en France, et de
convoquer sans arrêt « l’islam politique » en oubliant qu’il s’agit
avant tout d’une question de culte, de foi personnelle, on prend le
risque d’enfermer toujours un peu plus les musulmans dans une identité
essentialisée, a fortiori s’ils continuent de subir collectivement des
discriminations liées à leur religion, comme c’est le cas aujourd’hui.
Propos recueillis par Julien Salingue
Pierre Puchot est écrivain, journaliste indépendant et spécialiste du Moyen-Orient. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, consacrés entre autres à la révolution tunisienne, au conflit entre Israël et les Palestiniens (Israël-Palestine : la paix n’aura pas lieu, Don Quichotte, 2015), ou aux Frères musulmans. Il sera présent à l’Université d’été du NPA pour nous parler notamment de son prochain livre consacré à l’histoire du jihad en France.
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