Figarovox
L'écrivain Zakhar Prilepine était invité au Salon du Livre à Paris, qui a
mis la littérature russe à l'honneur. L'auteur de «Ceux du Donbass», un
récit de sa guerre aux côtés des rebelles pro-russes en Ukraine, se
livre à un examen de la situation politique, religieuse et
internationale de la Russie.
FIGAROVOX.- Que pensez-vous de la réélection triomphale de Vladimir Poutine ?
Zakhar PRILEPINE. Je respecte le choix du peuple. À l'heure
actuelle il n'existe pas en Russie un membre de l'opposition qui puisse
contrebalancer ce choix. Un ex-membre des services secrets français a
dit un jour que Poutine était un animal politique. Apparemment, ça plaît
au peuple russe. Mais je crois que la Russie reste un pays
démocratique. On regarde toujours les quatre mandats de Poutine : mais
Merkel aussi entame son quatrième mandat. Aux États-Unis, il y a des
dynasties présidentielles : Bush père et fils, les Clinton !
« Je
n'aime pas beaucoup le pouvoir soviétique. Simplement, ceux qui ne
l'aiment pas du tout appartiennent à un type d'individus qui, en
général, me révulsent » écrivez-vous dans L'Archipel des Solovki. Êtes-vous dans la nostalgie de l'URSS ?
Ce
n'est pas le pouvoir soviétique qui compte en ce moment pour les
Russes, il est écrasé, pitoyable, renié. Les gens font leur choix en
grande partie par nostalgie. Ils réagissent à un antisoviétisme qui a
viré à la russophobie chez certains. Les Occidentaux ont tendance à
penser que les Russes ne regrettent pas le pouvoir soviétique, mais
c'est pourtant le cas. Dans les années 1990, nous avons détruit le pays,
anéanti l'économie, supprimé l'idée de gauche. Nous avons écrit des
centaines de livres, de films, où il était question de haine à l'égard
de l'union soviétique. On nous demande de nous sentir coupables, honteux
de ce passé, de notre existence.
On accuse les Russes d'être partout, de truquer les élections. Pensez-vous qu'il existe une russophobie en Occident ?
Je
pense que la russophobie existe dans l'élite politique, mais qu'elle ne
touche pas la plupart de la population. Je suis venue en France au
moins 25 fois, et je n'ai jamais eu de conflits avec les lecteurs. La
France est le seul pays européen à avoir accepté d'éditer mon livre
« Ceux du Donbass ». En revanche, les récits de ceux qui combattent côté
ukrainien sont édités partout.
Que pensez-vous de la décision d'Emmanuel Macron de
boycotter le pavillon russe au Salon du Livre de Paris où vous étiez
présent ?
Poutine n'aurait jamais fait ça en Russie. Ce n'est
pas un geste contre la Russie de Poutine, mais un geste contre la
littérature russe, qui est peut-être ce qu'il y a de plus européen en
Russie. La littérature reste, tandis que les présidents passent.
Dans Ceux du Donbass
(éd. des Syrtes, 2018), vous racontez les chroniques de votre guerre en
Ukraine. Pourquoi vous êtes-vous engagé dans le Donbass ?
Parce
que je suis pour la démocratie. Les gens qui expriment le désir de
vivre dans un espace culturel et politique souverain en ont parfaitement
le droit. Les ambassadeurs occidentaux se sont déplacés place Maïdan où
il y avait 300.000 personnes qui manifestaient contre le régime de
Ianoukovitch (NDLR: président renversé par un mouvement anti-corruption
et pro-UE en 2014), mais ils auraient dû aussi se déplacer dans le
Donbass où des centaines de milliers de personnes manifestaient contre
le régime de Porochenko [NDLR: président ukrainien depuis 2014]. Que les
Européens m'expliquent quelle est la différence entre la liberté
revendiquée à Kiev et celle revendiquée dans le Donbass ? Pourquoi
n'auraient-ils pas les mêmes droits ?
Comment jugez-vous la manière dont les médias occidentaux ont traité le conflit ?
La
presse européenne ne s'intéresse pas à présenter les événements de
manière objective. Le 2 mai 2014 a lieu à Odessa un incendie criminel de
la Maison des syndicats par des rebelles pro-Maïdan, qui a coûté la vie
à 42 manifestants anti-Maïdan. Ce massacre a été sous-traité par les
médias occidentaux. Et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres.
Nous allons fêter cette année le centenaire de la naissance de Soljenitsyne. Votre Archipel des Solovki s'inspire de L'Archipel du Goulag. Quelle place tient-il dans votre filiation littéraire ?
Soljenitsyne est une figure immense, qui est à mon avis beaucoup plus politique que littéraire. Le texte de L'Archipel du goulag comporte
énormément d'imprécisions et d'erreurs, ce qui peut se comprendre étant
donné que Soljenitsyne n'a jamais eu la possibilité de consulter les
archives à l'époque. Dans les années 1980, Soljenitsyne a écrit des
textes assez nombreux qui parlaient de la perestroïka comme d'une énorme
catastrophe pour la Russie. Ce ne sont pas les plus connus.
Vous situez-vous comme lui dans une tradition slavophile ?
Non,
car Soljenitsyne, à la différence de moi, avait l'idée d'une union des
trois pays slaves: la Russie, l'Ukraine, et la Biélorussie. Je pense
pour ma part que la Russie est un pays beaucoup plus complexe. Il y a
une population musulmane, une population bouddhiste. Nous sommes plus
proches aujourd'hui de certains pays asiatiques, comme la Chine, que
d'autres pays slaves, comme l'Ukraine. Comme le disait Poutine, « si
l'Europe ne veut pas entamer de dialogue avec nous, nous allons nous
tourner vers la Chine et l'Inde ».
La Russie ne fait pas partie de l'Europe ?
C'est
un espace eurasien, c'est à la fois l'Europe et l'Asie. Mais notre
culture, elle, reste européenne. Dans une certaine mesure, la Russie
garde la tradition européenne.
Pourquoi la Russie sécrète-t-elle de si grands écrivains ?
C'est
un pays très vaste à l'histoire complexe. Sans vouloir vous flatter,
vous avez une littérature aussi bonne que la nôtre! Je pense que la
francophilie russe qui existe depuis longtemps a eu un impact important
sur la littérature russe. Lorsque la Russie est critiquée en France, les
Français devraient se rendre compte que c'est eux-mêmes qui ont apporté
beaucoup de choses à la Russie. Moi par exemple, on me reproche mon
militarisme, mais je prends exemple sur Guillaume Apollinaire, Romain
Gary et Antoine de Saint-Exupéry, avec qui j'ai grandi !
« Notre différence tient dans le
fait que nous nous punissons très vite et de nos propres mains - nous
n'avons pas besoin pour cela des autres peuples. » écrivez-vous dans L'Archipel…
Il
existe un masochisme russe, c'est vrai. Nous nous donnons nous-mêmes le
fouet, mais parfois nous aimons que d'autres y participent. Prenons
l'exemple de la Seconde Guerre mondiale: les pertes subies ont été
énormes, 19 millions de personnes. Elles sont mortes en majeure partie
en 1941-1942, tuées par l'Allemagne et ses alliés. Personne ne parle de
ces millions de Russes sacrifiés pour vaincre le nazisme. Cette
ingratitude et cet oubli blessent les Russes.
Vous vous êtes rapproché récemment de l'Église orthodoxe. L'orthodoxie est-elle un pilier de l'identité russe ?
J'ai
été baptisé en 1975, à l'époque soviétique. Nous avions des icônes et
la Bible à la maison. Je ne suis pas un fervent croyant, toutefois je
crois que Dieu existe, et que la religion orthodoxe fait partie de notre
tradition culturelle. Mais en Europe, les gens exagèrent l'impact de
l'église orthodoxe sur la politique russe et la population. Il y a plus
de pratiquants dans les pays scandinaves ou en Grande-Bretagne qu'en
Russie !
Le Figaro via Les Crises
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