Jean-Luc Mélenchon
Le gouvernement choisit le pourrissement de la situation. Et bien sûr,
la traditionnelle imagerie d’Épinal des violences urbaines
inadmissibles.
Inconscient du poids culturel des imageries diverses
auxquelles accèdent des millions de personnes depuis des années, ils
jouent avec des sentiments et des préjugés issus des feuilletons des
années soixante. À mon avis, ce choix du pourrissement est fait moins
par calcul que faute d’imagination pour trouver une issue à une crise
dont les fondamentaux lui échappent totalement. Les génies du
« disruptif » ne comprennent rien a cette « disruption » de la société.
Elle fait pourtant exploser tout un monde de certitudes, d’analyses, de
préjugés. Le « peuple » est de retour. Il
était censé être définitivement éliminé de toute scène politique.
L’adversaire n’a donc aucun outil idéologique pour comprendre cette
réalité. Si je me réfère à l’accueil que la gauche officielle a réservé à
mon livre L’ère du peuple et à la façon dont le mot lui-même
fut accueilli par les belles personnes de toutes sortes il y a six ans
de cela, quand j’ai commencé à utiliser le mot en slogan, je ne suis
pas surpris. Sachant qu’il a été vendu à plus de cent mille exemplaires,
je ne me suis pas inquiété. Cependant, avec la banderole des Winners au
stade à Marseille (photo ci-dessous)
en plein mouvement des gilets
jaunes, nous avons non seulement le nouvel acteur en scène mais sa
conscience de soi clairement exprimée. On donc va voir le peuple se
constituer d’heure en heure : lycées ici, paysans là bas, ambulanciers,
taxis et ainsi de suite, sans limite ni exception.
La formation en peuple est première dans ce processus, et
l’affirmation catégorielle y trouve le moyen de se présenter comme
porteuse d’un intérêt général. J’espère que cette formulation permet de
comprendre le déroulement de ce processus d’auto-organisation et de
formation d’une représentation collective. Il s’accompagne d’une montée
en étendue des mots d’ordre et revendications au fur et à mesure des
jours et des épreuves rencontrées dans l’action. Rien ne se passe donc
comme prévu pour tous les grands esprits arbitres des élégances
intellectuelles. Au pouvoir, c’est pire. Enfoncés dans leurs certitudes
et postures blairiste, avec trente ans de retard sur l’état du monde et
de la France, ils n’en croient pas leurs yeux au sens littéral du terme.
Leur inculture historique totale aggrave le cas. La phrase apocryphe
attribuée à Louis XVI semble actuelle : « C’est une révolte ? » « Non sire c’est une révolution ».
Une révolution citoyenne. La pire pour les importants. Celle où les
gens agissent et décident par eux-mêmes et se mêlent de tout. Personne
avec qui négocier, personne à soudoyer, personne à mettre dans sa poche.
Les ronds-points remplacent les barricades. Les barrages, les
assemblées de section Sans-culotte. Merveilleux peuple de France !
À présent, le scénario déroule ses épisodes. Je ne sais qui a eu
l’idée de répandre un scénario par séquence à propos des étapes du
mouvement des gilets jaunes d’un samedi sur l’autre. Mais j’y vois
encore une de ces démonstrations de pertinence qui sont le propre des
périodes d’action populaire de masse comme celle que nous vivons. L’acte
4 serait celui de la révolution ? Si l’on donne à ce mot le sens d’un
embrasement général et de la délégitimation des pouvoirs, alors je crois
bien que c’est ce que l’on voit se mettre en place, jour après jour
heure après heure. On peut compter sur le pouvoir macroniste pour
continuer à faire montre du manque total de sensibilité et de doigté.
Comme depuis le début, la contre-charge va rester dans son rail surjoué
et décalé : « le mouvement s’essouffle ! », « les gilets jaunes se déchirent », « la violence discrédite le mouvement », et ainsi de suite.
Outre la merveilleuse école de masse que ces refrains organisent
contre toute parole officielle et notamment la parole médiatique, le
gain le plus considérable est que cela ne limite rien dans les
motivations d’agir mais au contraire fortifie les réseaux de
communication parallèle. Les rapports de force dans ce secteur
fonctionnent comme cette fameuse loi du marché qui ne marche nulle part
ailleurs : le meilleur slogan, la meilleure formule circule à la vitesse
d’un milieu devenu totalement incandescent. C’est une épreuve de vérité
fascinante pour qui veut voir émerger le fond de ce qui se joue. Cette
parole non biaisée, non modelée par les canaux de la supposée
« intermédiation » des médias de l’officialité, est une pure énergie
révolutionnaire. Certes, elle peut charrier tout et n’importe quoi, le
meilleur et le pire en général. Mais pour finir elle retombe toujours
sur ses pieds, c’est-à-dire sur l’essentiel de ce qui est jugé bon par
tous et qui se met alors a tourner en boucle parce que le système des
« partages » le rend possible. La toile est alors un référendum
politique permanent.
L’adversaire gouvernemental l’a bien compris. Il voudrait tellement
récupérer le contrôle de cette parole, la faire venir dans son lit de
mots et de postures. Après le ridicule de la réception ratée des gilets
jaunes à Matignon où seul un journaliste en gilet jaune a fini par
accepter d’aller, le système macroniste n’a pas lâché prise. Il s’est
même surpassé ! Et ce fut l’invention dans l’hebdomadaire macroniste « Le JDD »
d’un groupe de « gilets jaunes modérés » signant ensemble une tribune.
Enorme manipulation ! Créer de toute pièce une « fraction », une
« tendance » à l’ancienne, pour manipuler les gens et l’opinion, c’est
une idée du niveau des vieux « ex-gauchistes » qui dirigent ce niveau de
la scène. Nous connaissons bien. Les mêmes nous ont fait le coup qui
s’est étalé à la une du Monde sur six colonnes ou dans Le Parisien
avec ces « démocrates insoumis » dont l’existence n’a jamais dépassé le
lieu de la réunion où ils ont été réunis par leur manipulateur.
L’impact de telles méthodes sur la réalité est le suivant : la
réalité est la plus forte ! Autrement dit, toutes ces manipulations ne
servent qu’a mettre à nu l’adversaire sans aucun profit pour lui. Ces
façons de faire devraient accélérer et amplifier les moyens
d’auto-contrôle de la parole commune que le mouvement a déjà
systématiquement affirmé. Normalement, les barrages finiront par
désigner leur représentant direct. Ce qui sera un approfondissement de
la crise des doubles pouvoirs, double légitimité, qui se constitue sous
nos yeux.
Pour les heures qui viennent, nous allons assister à l’épuisement de
la stratégie du pourrissement. Le pouvoir va tenter de durer sur son
rail. Puis comme il aura trop attendu, les scénarios d’atterrissage
déjà disponibles dans la technocratie élyséenne ne calmeront rien. Et ce
qui ne calme pas, en révolution, aggrave. À moins que la tension
provoquée par la politique hors sol ne mène tout jusqu’au point de
rupture avant cela.
Car une certitude pourtant n’est pas arrivée jusqu’à
l’esprit du monarque : on ne gouverne pas 65 millions de personnes
comme une start-up. On ne gouverne pas contre le peuple dans une nation
démocratique. Ce qui va être démontré.
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