Wadii Adi
Lundi le gouvernement libanais a démissionné sous pression du
soulèvement populaire après que des manifestants aient envahi plusieurs
ministères ce week-end.
Pendant ce temps, Macron et les grandes
puissances font de l'ingérence et tentent de sauver le régime à coups de
millions d'euros.
L’explosion qui a ravagé la capitale libanaise ce mardi 4 août, a
fait près de 200 morts et 6.000 blessés selon les derniers décomptes.
Elle a réduit en poussière le port de Beyrouth où transitent 70% des
importations faisant ainsi planer un risque de pénurie alimentaire sur le pays,
et endommagé ou détruit plus de 8.000 bâtiments, mettant à la rue plus
de 300.000 personnes. Si les rumeurs vont bon train concernant son
origine, il apparaît assez clairement que les 2.750 tonnes de nitrates
d’ammonium stockés dans le port de Beyrouth sont en cause.
À l’origine acheminé par un cargo poubelle faisant escale à Beyrouth
en 2013, ce produit utilisé pour la fabrication d’engrais, a été saisi
par la douane et est resté entreposé au port depuis, malgré sa
dangerosité avérée. À titre d’exemple, en 2001 à Toulouse, c’était entre
300 et 400 tonnes de nitrates d’ammonium qui explosait dans l’usine
d’AZF et causait 31 morts et 2.500 blessés dans l’agglomération, frappée
par un séisme de magnitude 3,4. Pourtant ce produit continue à être
utilisé en raison de son faible coût de production et des besoins de
l’agriculture intensive en nitrates. Il continue de mettre en danger la
vie de milliers de personne, comme au port de Saint-Malo où 60.000
tonnes de nitrates d’ammonium transitent chaque année.
Alors que l’utilisation massive de ce produit au mépris des risques
est déjà en soi criminelle, son stockage au port de Beyrouth pendant
aussi longtemps sans « mesures de protection » de l’aveu même du premier
ministre, Hassan Diab, a choqué la population. C’est la raison pour
laquelle le président de la République libanaise, Michel Aoun, a évoqué
dans un premier temps l’hypothèse d’« un missile ou d’une bombe », afin
de dédouaner les autorités gouvernementales de leurs responsabilités
dans ce drame.
« Si le président Aoun dit ça, vous pouvez être sûr que c’est faux »
Ces mots sont ceux d’un jeune manifestant cité par Le Parisien
et sont à l’image de l’ampleur de la crise politique qui traverse le
pays. Samedi, des manifestants, sortis en masse dans la rue pour exiger
des comptes au sujet de l’explosion, ont envahi le ministère des
Affaires Étrangères, le ministère de l’Environnement, et celui de
l’Énergie, ainsi que l’Association des Banques, symbole de la corruption
et du pillage du pays. Le Middle East Eye rapporte que la Croix-Rouge libanaise fait état de « 63 blessés hospitalisés et 117 traités directement », tandis que selon L’Orient Le Jour
un agent de la sécurité intérieure est décédé alors qu’il intervenait
dans l’hôtel Le Gray, dans le centre-ville de Beyrouth. C’est sous
pression de ces manifestations massives que quatre ministres ont
démissionné ce week-end ainsi qu’une dizaine de parlementaires, avant
que le premier ministre n’annonce la démission du gouvernement ce lundi
et propose d’organiser des élections anticipées dans deux mois.
Une tentative du régime pour sauver les meubles alors que la défiance
généralisée à l’égard du gouvernement s’exprime dans les rues avec la
certitude que les institutions sont incapables de fournir la vérité sur
les responsables de ce drame. Une radicalité parfois confuse, comme en
témoigne l’adhésion d’une partie de la population à la visite d’Emmanuel
Macron à Beyrouth au lendemain de l’explosion, qui dit faire plus
confiance au président français et aux institutions internationales pour
enquêter sur l’affaire que sur le gouvernement libanais. Une pétition a
même été signée par plus de 50.000 personnes pour demander le retour du
mandat français au Liban, comme avant l’indépendance.
Cependant, le volontarisme affichée par Emmanuel Macron pour recueillir des financements internationaux via la conférence internationale de soutien qui s’est tenue dimanche cache mal le véritable objectif qu’il défend. En exigeant « de profonds changements » avant le 1er septembre, date à laquelle il a annoncé son retour à Beyrouth « pour faire un point ensemble »,
le président français a conditionné les aides internationales à la
réalisation « des réformes » du secteur de l’énergie, des douanes et des
marchés publics, ainsi que de la banque centrale libanaise. Sous
prétexte de lutter contre « un système capturé par une corruption
organisée », Emmanuel Macron lorgne donc sur les puits de pétrole
nouvellement exploités au large du Liban, de même que sur le secteur de
la production électrique, encore détenu par une société nationale et qui
n’a jamais pu reconstruire les infrastructures détruites lors de la
guerre civile au point que certains habitants de Beyrouth n’ont accès à
l’électricité qu’une demi-heure par jour. Et c’est précisément là-dessus
que joue l’impérialisme, en particulier français, pour justifier son
ingérence au Liban, s’appuyant sur la détestation quasi-unanime des
élites par le peuple libanais. Entre les mains des grandes puissances
mondiales, la lutte contre leur corruption et leur incurie devient ainsi
le cheval de Troie de l’impérialisme pour imposer aux classes
populaires des réformes néo-libérales et piller les ressources du pays.
Quand les divisions confessionnelles ne suffisent plus au régime pour se maintenir
Depuis le mois d’octobre déjà, les masses populaires libanaises se
sont soulevées contre le régime. Le déclencheur avait été la projet de
loi du gouvernement de surtaxer la messagerie instantanée Whatsapp, notamment utilisée pour les appels à l’étranger. Avec le mot d’ordre « Kulun ya3ni kulun ! »
(« Tous ça veut dire tous ! »), les manifestants signifiaient le rejet
de l’ensemble de la classe politique corrompue, peu importe leur
appartenance confessionnelle, et avaient déjà poussé l’ex premier
ministre Saad Hariri à la démission.
Pourtant, le défi était de taille dans un pays régit par un système
patrimonial où les postes de pouvoir sont constitutionnellement répartis
selon l’appartenance confessionnelle : le président de la république
est chrétien maronite, le premier ministre musulman sunnite, et le
président du parlement chiite. Les clans au pouvoir y tirent leur
légitimité de leur appartenance religieuse, et se passent le flambeau de
père en fils, telles de véritables dynasties. Un régime confessionnel
produit de la période coloniale, lorsque le Liban était sous mandat
français de 1920 à 1943, et des accords de Taëf de 1989 pour mettre fin à
la guerre civile qui a déchiré le pays et fait au moins 150.000 morts
entre 1975 et 1990.
La rente, extraite du secteur bancaire et des services en pleine
expansion avant et après la guerre civile, était ainsi partagée entre
les chefs de communauté, avant d’en redistribuer des miettes (travail,
logement, aides sociales...) à la plèbe via des réseaux
clientélistes en échange de voix aux élections. Un système dans lequel
la charité communautaire des notables venait pallier la misère, en
créant un lien de dépendance des assistés envers leurs « bienfaiteurs »,
ce qui les incitait à leur rester fidèle et renforçait l’hégémonie du
pouvoir en place. C’est donc le lien étroit entre l’organisation
confessionnelle de l’Etat et le système de corruption clientéliste qui
assurait sa base sociale au régime et qui a volé en éclat. Le cocktail
entre la crise financière de 2008, les tensions avec l’Etat colonialiste
israélien, dont la dernière agression contre le Sud Liban date de 2006,
et surtout la situation de guerre civile en Syrie après la révolte de
2011, a provoqué une crise économique importante, tarissant la capacité à
redistribuer la rente et affaiblissant les forces politiques en
présence. Même le Hezbollah qui avait jusque là pu jouir d’une certaine
reconnaissance relative à son rôle dans la résistance contre
l’agression militaire israélienne en 2006, s’est révélé être un ennemi
des peuples de la région de part sa complicité avec le régime criminel
de Bachar Al-Assad qui a massacré son propre peuple.
Macron et l’impérialisme pillent le peuple libanais et sont complices de la répression
Face à la crise et dans un Liban isolé, accessible seulement par la
mer ou par les airs, jugé « peu productif », la classe dirigeante a mené
une politique d’émission de bons au trésor avec des forts taux
d’intérêts, qui a conduit le pays à contracter une dette de plus de 80
milliards de dollars, soit 160% du PIB. Ce que les impérialistes n’ont
pas tardé à exploiter pour obliger le gouvernement à appliquer des plans
d’austérité, privatiser les restes du secteur public, et casser les
droits sociaux des couches populaires. A l’image de la Conférence CEDRE
de 2018 qui s’est tenue à Paris, où les bailleurs internationaux se sont
engagés à verser 11 milliards de dollars d’aide au Liban, en échange de
réformes budgétaires libérales aux conséquences désastreuses pour les
masses populaires : les fameuses réformes exigées par Emmanuel Macron en
échange de l’aide financière promise au lendemain de l’explosion.
Une situation que la pandémie de coronavirus a amplifié. Non
seulement du point de vue de la défiance de la population vis-à-vis du
gouvernement, étant donné la faiblesse du système de santé public
libanais et par conséquent de la gestion de la crise sanitaire. En
effet, le Liban connaît actuellement un pic de l’épidémie qui évolue à
un rythme plus que doublé par rapport à la moyenne mondiale, avec à ce
jour 6.517 cas confirmés de coronavirus et 78 décès. Mais également du
point de vue économique puisque, avec la crise mondiale historique, la
dette publique se retrouvait à 250% du PIB à la veille de l’explosion
tandis que la livre libanaise avait perdu 80% de sa valeur, et qu’un
libanais sur deux vivait déjà dans la pauvreté. À titre d’exemple alors
que le salaire moyen s’élève à 700€ par mois, le prix moyen des loyers à
Beyrouth est d’environ... 700€ par mois.
Ainsi, les 252 millions d’euros récoltés ce dimanche par la
conférence internationale de soutien présidée par Emmanuel Macron sont
un moyen pour l’impérialisme de faire du chantage pour exiger encore
plus d’austérité au peuple libanais. Cependant, malgré les annonces en
grande pompe du président français, ni la Russie ni l’Iran n’ont
participé à ces concertations. Ce que le porte-parole du ministère
iranien des Affaires Étrangères a expliqué en déclarant que « l’explosion ne doit pas être utilisée comme une excuse à des fins politiques » et que « si l’Amérique est honnête au sujet de son offre d’assistance au Liban, elle devrait lever les sanctions »,
en référence à la loi César mise en place par les États-Unis pour
sanctionner le régime syrien et toute personne ou entreprise entretenant
des rapport lui, à l’instar du Liban qui entretient des rapports
commerciaux avec Damas. Ces tensions entre les grandes puissances
révèlent la crise du multilatéralisme et la rapacité de l’impérialisme.
Ainsi ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron a réagi aussi vite
face au risque de perdre de l’influence au Liban, qui constitue une
porte d’entrée historique au Moyen-Orient pour l’impérialisme français.
De plus, si l’impérialisme français conditionne son aide au Liban, c’est
pour mieux en tirer profit ensuite, notamment en s’assurant de pouvoir
jouir des marchés publics pour la reconstruction du port par les grandes
entreprises françaises du BTP. Les pays impérialistes ne peuvent donc
pas être une alternative pour les masses populaires, d’autant plus
lorsque les armes qui servent à réprimer proviennent directement de
France comme c’est le cas des grenades lacrymogènes employées à
Beyrouth, et il s’agit de lutter contre leur ingérence.
⚫ COCORICO REPRESSIF ?— Cerveaux non disponibles (@CerveauxNon) August 9, 2020
Une grande partie des grenades utilisées par la police libanaise ce samedi pour réprimer la contestation (plus de 700 blessés) sont des armes...françaises ! Notamment de l'entreprise Alsetex. #LebanonProtests #ViolencesPolicieres #policebrutality pic.twitter.com/ocK8aDWmzc
Quelle perspective pour dégager le régime corrompu et construire le monde d’après ?
Dans ce contexte, la démission du gouvernement et la proposition du
premier ministre Hassan Diab de rester en place le temps d’organiser des
élections anticipées dans deux mois montre la faiblesse du régime en
même temps qu’elle est une mascarade pour le sauver. De telles élections
resteraient régies par la constitution actuelles et maintiendrait les
divisions confessionnelles sur lesquelles s’appuient la corruption et
les inégalités sociales. À l’inverse, la mise en place d’une assemblée
constituante libre et souveraine en charge de réaliser les aspirations
sociales et démocratiques du peuple libanais doit pouvoir unifier
l’ensemble des masses populaires, la jeunesse et les travailleurs en
tête, en abolissant le système confessionnel ainsi que le statut de
demi-citoyenne auquel les femmes sont astreintes et le système du « kafala » qui impose aux travailleurs étrangers une situation de semi-esclavage,
en supprimant la dette, en nationalisant le système bancaire et les
ressources du pays contre l’impérialisme, et en garantissant le droit à
l’éducation, à la santé, à un travail et à un logement digne pour tous.
D’autre part, l’exigence du peuple libanais d’obtenir la vérité
concernant l’explosion du port de Beyrouth est légitime et doit être
satisfaite par la mise en place d’une commission d’enquête indépendante
du régime et des institutions internationales impérialistes. La levée du
secret bancaire qui a « inquiété de nombreuses personnes qui ont des choses à cacher au sujet des explosifs » selon une source anonyme citée par Al-Jazeera, doit servir à déterminer les responsables de ce drame, et l’utilisation de nitrate d’ammonium doit être interdite.
Enfin la lutte pour l’auto-détermination du peuple libanais contre
l’ingérence étrangère déguisée sous forme d’aide internationale ou de
dette doit permettre aux masses populaires de prendre leur destin en
main, en construisant une organisation qui représente leur intérêt et
qui leur permette de déjouer les manœuvre du régime et de
l’impérialisme. Car si les élections anticipées sont une tentative du
régime pour se maintenir, elle apparaît toutefois peu à même de venir à
bout de la mobilisation, ce qui renforce la nécessité de construire une
direction révolutionnaire au mouvement à même d’affronter les défis
auxquels il sera confronté.
C’est à cette condition que le soulèvement
pourra servir d’exemple aux peuples opprimés de la région et du monde
entier pour construire le monde d’après, débarrassé de l’exploitation et
des oppressions.
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