(Lyon, 1926)
© Alberto Giacometti

Tenir l'âme en état de marche
Tenir le contingent à distance
Tenir l'âme au-dessus de la mêlée
Tenir Dieu pour une idée comme une autre
un support, une éventualité,
une contrée sauvage de l'univers poétique
Tenir les promesses de son enfance
Tenir tête à l'adversité
Ne pas épargner l'adversaire
Tenir parole ouverte
Tenir la dragée haute à ses faiblesses
Ne pas se laisser emporter par le courant
Tenir son rang dans le rang de ceux qui sont
décidés à tenir l'homme en position estimable
à tenir l'homme en position estimable
Ne pas se laisser séduire par la facilité
sous le prétexte que les pires
se haussent commodément au plus haut niveau
et que les meilleurs ont peine à tenir la route
Etre digne du privilège d'être
sous la forme la plus réussie : l'homme.
Ou mieux encore, la femme.
___________________
« Vive Dieu »
Parce qu'il n'existe pas
Et qu'il n'a pas besoin d'exister pour être
Vive Dieu
Parce qu'il occupe le vide incommensurable de nos pensées
Parce qu'il est toujours plus loin
Toujours plus haut
Parce qu'il est malaisé à reconnaître
Parce qu'il est l'inaccessible sommet
Le puits sans fin
Et que la moindre fleur des champs pervenche de son côté
Par delà les églises et les raisonnements
Par delà les images vendues à des prix prohibitifs
Aux portes des temples
Vive Dieu quand même
Parce qu'il est le concierge des inquiétudes humaines
Le palefrenier du ciel
Et aussi
Parce qu'il est un peu nécessaire
Vive Dieu
Parce qu'il aide les vieillards et les lâches
A mourir sereinement
Les lâches
Qui mourraient de peur bien avant
Si ce n'était l'idée de Dieu qui les prolonge
Vive Dieu
Parce que je ne suis pas sûr de ne pas devenir lâche
Parce qu'il est la frégate du rêve
La source du moi
Et que rien n'est plus beau qu'un enfant à genoux
Devant la bergerie
Où dort dans la paille le petit enfant irréel
Vive Dieu
Qui d'une humeur égale
Donne la patience au mouton
Et la bonne conscience au boucher
Vive Dieu
Qui donne au premier sa victoire
Le lierre au mur croulant
Et à mon coeur des alternatives sans fin
Vive Dieu quand même
______________
« Rien ne commence ni s'achève »
Le temps est un enfant perdu
Il est tout à la fois le géant et le nain
Vagabond déroulant un rouleau de chemin
Et chacun trime en soi tout empêtré de rêves
Dans le labyrinthe des nues
Athlètes terrassés par le lasso des rides
Soldats frappés debout et morts les yeux ouverts
Dans vos cœurs à l'envers par la vie désertés
S'inscrivent les éphémérides
A l'encre noire du passé
A quoi sert de lorgner le ciel
La scène se déroule dans un théâtre vide
Et l'ange Gabriel dort au creux d'un missel
Impuissant et placide sur une image d'or
Ni le feu ni l'amour le pauvre amour des hommes
Ne peuvent émouvoir le cœur du magicien
Vous aurez beau frapper ne répondra personne
je le sais j'en reviens
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« A Tsou l'Égyptienne »
Par-dessus le toi des guitares
Ses yeux et son sourire bleu
La nuit mêlée à ses cheveux
Chaque train oubliait sa gare
Le flux et le reflux de la mer intérieure
Qui animait mon cœur à la cause du sien
Me faisait ressemblant à ces ombres de chien
Qu'on voit laper la nuit des restes de lueurs
Mon égyptienne ma mythique
Quand nous baignerons-nous à nouveau
Au port d'Alexandrie entre ces vieux rafiots
Dont la voile crevée donnait de la musique
Du haut de la plus haute pyramide
Léchée par des millions de regards touristiques
Entre Son Lumière légendes et cantiques
Je t'apporte ces mots de sang encore humides
Ces inhumains versets d'amours supra-humaines
Quand le poète écrit d'amour à son aimée
Il charge son crayon d'encre à éternité
Puis lui dit simplement Madame je vous aime
Et je vous saurais gré de l'avoir remarqué
______________
« Femmes »
Chaque femme est pour un homme, d'ici ou d'ailleurs, vêtue d'or et de puissance ou de poussier de charbon et de colère, celle qui règne sur l'empire de ses songes, le seul, le grand amour, celui qui rend les autres amours dérisoires, presque ridicules, la femme, avec F comme fée, comme fête, comme féerie, comme fantastique, comme fenaison, comme fumée, comme fantaisie, comme fureur, comme fantôme, comme frontière, comme fontaine, comme folie.
Chaque femme est pour un homme, d'ici ou d'ailleurs, vêtue d'or et de puissance ou de poussier de charbon et de colère, celle qui règne sur l'empire de ses songes, le seul, le grand amour, celui qui rend les autres amours dérisoires, presque ridicules, la femme, avec F comme fée, comme fête, comme féerie, comme fantastique, comme fenaison, comme fumée, comme fantaisie, comme fureur, comme fantôme, comme frontière, comme fontaine, comme folie.
Chaque femme est le point vivant, mobile, unique et précis, vers où convergent tous les sentiments d'un homme, qui pour elle goberait les océans, boirait la ciguë, abreuverait les pierres ou les oiseaux de chaque goutte de son sang, contre un sourire, un regard, une parole pas forcément audible, un murmure, un geste, même inachevé.
Chaque femme est, a été ou sera cette brûlure à rien d'autre comparable, qui laisse d'invisibles et ineffaçables cicatrices sur l'âme d'un homme.
Celle-ci, avec son cabas orné d'oignons et d'aubergines, l'ignore peut-être ; mais il en est ainsi, elle est l'élue, le volcan, la pluie, l'Himalaya, l'insomnie, la force, la faiblesse de quelqu'un, quelque part. Elle s'affaire, comme savent le faire les femmes.
Tout à l'heure, après les avoir dépouillés de leur robe, elle découpera et jettera ces légumes hauts en couleur dans l'eau lustrale de la casserole quotidienne, elle allumera le feu et le père, le frère, le fils, le mari, le camarade ou l'amant, qui lit son journal et parle avec vigueur des choses vastes et complexes de ce monde, retrouvera cette joie humble et salvatrice du repas que la femme a confectionné, les mains dansant sur une parcelle de la réalité.
Celle-là s'en va à son bureau, fardée comme une momie égyptienne, mais elle a, profitant d'un instant happé sur ses activités, recousu, remis en place le bouton du col de celui-ci, le mien, le vôtre.
On les voit traverser des passages cloutés, prendre l'ascenseur, lécher avec gourmandise les vitrines, croiser les jambes haut, pour nous rappeler à l'ordre de la nature, cajoler des enfants qui sont embarrassants et pleurent et urinent partout et grandissent et ont mal aux dents, aux yeux, au ventre.
On les voit poinçonner des tickets, distribuer des tracts, donner des coups de téléphone, obéir souvent, commander quelquefois, courir sur des stades, prostituer leur image pour le compte de la publicité, allumer des cierges ou des incendies, là n'est pas l'essentiel.
Toutes, chacune, on ne le répétera jamais assez, qu'elle l'ignore, l'espère ou le redoute, est dispensatrice de ce vertige qui s'empare de l'homme à l'improviste, comme ça. Tout est changé, cet homme n'est plus à cette seconde ce qu'il était à la seconde précédente. Ce doux agneau peut vous tuer sans sourciller, si vous vous placez entre elle et lui.
Elle est pharmacienne, couturière, danseuse, femme de ménage, femme de manège, mais il l'aime, vous l'entendez ? Ca ne s'explique pas. Passez votre chemin, n'essayez pas de lui faire comprendre qu'elle est de plein droit à un autre, il n'y a rien à comprendre, sa patrie est là où ce cœur bat, où cette jambe vole, où cette hanche pivote sur elle-même.
Chaque femme est le sujet d'un extraordinaire roman, d'un pathétique roman, qu'elle le sache ou qu'elle l'ignore, qu'elle le redoute ou l'espère, il en est ainsi. Elle est couverte de regards. Pour celui-ci qui s'intéresse à celle-là, aucune autre n'existe, toutes sont de trop, des figurantes, des femmes pour rire, comme on en voit sur les écrans. Celle-là est sa femme pour pleurer sur l'oreiller.
Théâtre escorté d'ombre et de soleil, chaque femme est l'héroïne d'un chef-d’œuvre qu'il suffirait d'écrire.
Jean-Pierre Rosnay
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Encore qu'il ne soit pas très heureux de proposer une hiérarchie à l'univers poétique, comme il faut bien tenter de se faire comprendre, j'avancerai sans hésitation que Federico Garcia Lorca, le génial rossignol andalou, est un des plus hauts sommets de la poésie du XXe siècle.
L'œuvre de Lorca se présente en deux pôles principaux : celui qui prend corps autour de ses poèmes de jeunesse, et la seconde étape de sa démarche, la plus novatrice, celle du " Poète à New-York", où l'intervention de Lorca, ses éclats multicolores et sonores, le situent d'emblée à l'altitude de Cervantes et en font l'un des poètes les plus décisifs de la " modernité poétique". Il n'est sans doute pas inutile de préciser que Lorca, était très imprégné du nouvel élan procuré à la poésie par Guillaume et ses amis. Tzara, fondateur du dadaïsme et " pape du surréalisme", lui étaient familiers. Il procédera d'un symbolisme et d'une imagerie qu'on a dit depuis " libérées" - qui demeure une des caractéristiques des audaces d'une poésie nouvelle, qui nous est devenue familière. Si je devais citer un exemple de la parfaite application des ambitions surréalistes, c'est Garcia Lorca que je citerais, encore qu'il ne leur doive pas grand chose et que le contraire soit plus évident.
Quel effort du cheval pour être chien
Quel effort du chien pour être hirondelle
Quel effort de l'hirondelle pour être abeille… FGL
Et j'ajouterais volontiers :
Quel effort du chapeau pour être cathédrale
Quel effort de la cathédrale pour être fourmilière
Quel effort de l'homme pour être Dieu
Quel effort de Dieu pour être Homme !
Mais voilà que je me prends pour Federico Garcia Lorca. C'est très mal, il ne faut pas voler les grappes des vignes d'autrui. Le soleil est à tout le monde, mais d'abord à celui qui l'allume. Lire Lorca, c'est participer à l'un des plus fabuleux carnaval de mots nés de la plume des poètes.
L'œuvre de Lorca se présente en deux pôles principaux : celui qui prend corps autour de ses poèmes de jeunesse, et la seconde étape de sa démarche, la plus novatrice, celle du " Poète à New-York", où l'intervention de Lorca, ses éclats multicolores et sonores, le situent d'emblée à l'altitude de Cervantes et en font l'un des poètes les plus décisifs de la " modernité poétique". Il n'est sans doute pas inutile de préciser que Lorca, était très imprégné du nouvel élan procuré à la poésie par Guillaume et ses amis. Tzara, fondateur du dadaïsme et " pape du surréalisme", lui étaient familiers. Il procédera d'un symbolisme et d'une imagerie qu'on a dit depuis " libérées" - qui demeure une des caractéristiques des audaces d'une poésie nouvelle, qui nous est devenue familière. Si je devais citer un exemple de la parfaite application des ambitions surréalistes, c'est Garcia Lorca que je citerais, encore qu'il ne leur doive pas grand chose et que le contraire soit plus évident.
Quel effort du cheval pour être chien
Quel effort du chien pour être hirondelle
Quel effort de l'hirondelle pour être abeille… FGL
Et j'ajouterais volontiers :
Quel effort du chapeau pour être cathédrale
Quel effort de la cathédrale pour être fourmilière
Quel effort de l'homme pour être Dieu
Quel effort de Dieu pour être Homme !
Mais voilà que je me prends pour Federico Garcia Lorca. C'est très mal, il ne faut pas voler les grappes des vignes d'autrui. Le soleil est à tout le monde, mais d'abord à celui qui l'allume. Lire Lorca, c'est participer à l'un des plus fabuleux carnaval de mots nés de la plume des poètes.
Jean-Pierre Rosnay
P.S. Madame, j'échangerais mon âme contre un seul de vos genoux et je donnerais Venise et Saint-Pétersbourg contre trois phrases du « Chant Funèbre d'Ignacio Sanchez Mejías. » JPR
© Club des Poètes
30 rue de Bourgogne
75007 Paris
01 47 05 06 03
* * *
Jean Pierre Rosnay
(Lyon, 1926)
«Orden del Día»
Mantener el alma en estado de marcha,
mantener el contingente a distancia,
mantener el alma por sobre la refriega,
mantener a Dios como una idea cualquiera,
un apoyo, una eventualidad,
una comarca salvaje del universo poético,
mantener las promesas de la infancia,
mantener a raya la adversidad,
no dar cuartel al adversario,
mantener la palabra abierta,
hacer pagar caro a sus debilidades,
no dejarse arrastrar por la corriente,
mantener su rango en el rango de aquellos
que están decididos a mantener al hombre
en posición estimable,
no dejarse seducir por lo fácil
bajo el pretexto de que los peores
se elevan cómodamente al más alto nivel mientras
los mejores difícilmente mantienen el camino,
ser digno del privilegio de ser
bajo la forma más lograda: el hombre.
O mejor aún, la mujer.
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