AUTEUR : Susan SONTAG
Traduit par Isabelle Rousselot, révisé par Fausto Giudice

(Susan Sontag)
L'écrivaine et essayiste Susan Sontag a fait ce discours le 28 octobre 2003, en l'église Saint-Paul de Francfor-sur-le-Main, à l'occasion de la remise du prix de la Paix de l'Association des libraires allemands, pour son livre Devant la souffrance des autres. Ce fut une de ses dernières interventions publiques. Elle devait disparaîtrre le 28 décembre 2004.
Monsieur le Président Johannes Rau, M. le Ministre de l'Intérieur Otto Schily, Mme la Ministre de la Culture Christina Weiss, Mme le Maire de Francfort Petra Roth, Mme la Vice-présidente du Bundestag Antje Vollmer, vos Excellences, et autres invités distingués, collègues et amis estimés... parmi vous, cher Ivan Nagel :
Parler dans l'église Saint-Paul, devant cette audience, recevoir le prix décerné depuis 53 ans à l'occasion de la Foire allemande du livre à tant d'écrivains, de penseurs et de personnalités publiques exemplaires et que j'admire, parler dans ce lieu chargé d'histoire et à cette occasion, est une expérience qui pousse à la modestie et est une source d’inspiration. Je regrette d'autant plus l'absence délibérée de l'ambassadeur des USA, M. Daniel Coats dont le refus immédiat, en juin, quand fut annoncé le Prix de la Paix de cette année, de répondre positivement à l'invitation de l'Association des libraires allemands et de se rendre à notre rassemblement ici aujourd'hui, montre qu'il est plus apte à affirmer la position idéologique de l'administration Bush et à exprimer sa rancœur, qu'à accomplir sa tâche diplomatique normale, qui est de défendre les intérêts et la réputation de son et de mon pays.
Parler dans l'église Saint-Paul, devant cette audience, recevoir le prix décerné depuis 53 ans à l'occasion de la Foire allemande du livre à tant d'écrivains, de penseurs et de personnalités publiques exemplaires et que j'admire, parler dans ce lieu chargé d'histoire et à cette occasion, est une expérience qui pousse à la modestie et est une source d’inspiration. Je regrette d'autant plus l'absence délibérée de l'ambassadeur des USA, M. Daniel Coats dont le refus immédiat, en juin, quand fut annoncé le Prix de la Paix de cette année, de répondre positivement à l'invitation de l'Association des libraires allemands et de se rendre à notre rassemblement ici aujourd'hui, montre qu'il est plus apte à affirmer la position idéologique de l'administration Bush et à exprimer sa rancœur, qu'à accomplir sa tâche diplomatique normale, qui est de défendre les intérêts et la réputation de son et de mon pays.
L'ambassadeur Coats a choisi de ne pas être présent, je suppose, à cause des critiques que j'ai exprimées dans les journaux, les entretiens télévisés et dans de courts articles dans divers magazines, envers le nouveau tournant radical pris par la politique étrangère usaméricaine, illustré par l'invasion et l'occupation de l'Irak. Je pense qu'il devrait être présent, car une citoyenne du pays qu'il représente en Allemagne, a reçu un prix allemand important.
Un ambassadeur usaméricain a le devoir de représenter son pays, tout entier. Moi, bien sûr, je ne représente pas l'Amérique, pas même cette minorité considérable qui ne soutient pas le programme impérial de M. Bush et de ses conseillers. J'aime à penser que je ne représente que la littérature, une certaine idée de la littérature et de la conscience, une certaine idée de la conscience ou du devoir. Mais, en pensant à la déclaration d'un pays européen majeur à l'occasion de ma nomination pour ce prix, qui mentionnait que mon rôle était celui d'un « ambassadeur intellectuel » entre les deux continents (ambassadeur, bien entendu, dans le sens le plus faible et seulement métaphorique), je ne peux résister à la tentation d'exprimer quelques pensées sur le célèbre fossé entre l'Europe et les USA, que mes intérêts et mes passions prétendent combler.
Tout d'abord, est-ce un fossé, qui continue d'être enjambé ? Ou n'est-ce pas aussi un conflit ? Des déclarations furieuses et méprisantes envers l'Europe, envers certains pays européens, sont maintenant monnaie courante dans le discours politique usaméricain ; et ici, du moins dans les pays riches du côté occidental du continent, les sentiments anti-usaméricains sont plus communs, plus audibles, plus excessifs que jamais. Quel est ce conflit ? A t-il des racines profondes ? Je pense que oui.
Il y a eu, depuis toujours, un antagonisme latent entre l'Europe et les USA, un antagonisme qui est au moins aussi complexe et ambivalent que celui qui existe entre parent et enfant. Les USA sont un pays néo-européen et, jusqu'à ces dernières décennies, il était très largement peuplé par des Européens. Et pourtant, ce sont les différences entre l'Europe et les USA qui ont toujours le plus frappé les observateurs européens les plus perspicaces : Alexis de Tocqueville qui a visité la jeune nation en 1831 et est rentré en France pour écrire « De la démocratie en Amérique », qui est encore, plus de 170 ans plus tard, le meilleur livre écrit sur mon pays et D.H. Lawrence, qui, il y a 80 ans, a publié le livre le plus intéressant jamais écrit sur la culture usaméricaine, l'influent et agaçant « Études sur la littérature classique américaine » ; tous les deux ont compris que l'Usamérique, l'enfant de l'Europe, devenait ou était devenue l'antithèse de l'Europe.
Rome et Athènes. Mars et Vénus. Les auteurs de récents pamphlets populaires soutenant l'idée d'un affrontement inévitable d'intérêts et de valeurs entre l'Europe et l'Usamérique n'ont pas inventé ces antithèses. Des étrangers les ont ressassées et ils rapportent la palette, la mélodie récurrente dans une bonne partie de la littérature américaine tout au long du 19ème siècle, de James Fenimore Cooper et Ralph Waldo Emerson à Walt Whitman, Henry James, William Dean Howells et Mark Twain. L'ingénuité usaméricaine et l'érudition européenne ; le pragmatisme usaméricain et l'intellectualisation européenne ; l'énergie usaméricaine et la lassitude européenne ; la naïveté usaméricaine et le cynisme européen ; la bonté usaméricaine et la malveillance européenne ; le moralisme usaméricain et l'art du compromis européen ; vous connaissez le refrain.
Vous pouvez les chorégraphier différemment : en fait, ils ont été mis à toutes les sauces pendant deux siècles tumultueux. Les europhiles peuvent utiliser ces augustes antithèses pour identifier l'Usamérique avec la barbarie dictée par le commerce et l'Europe avec la grande culture, alors que les europhobes ont une vue toute prête, dans laquelle l'Usamérique représente l'idéalisme et l'ouverture et la démocratie et l'Europe, le raffinement débilitant et snob. Tocqueville et Lawrence ont observé quelque chose de plus violent : il y a non seulement une déclaration d'indépendance des USA envers l'Europe et les valeurs européennes mais un discrédit durable, une volonté de tuer et d'enterrer les valeurs européennes et la puissance européenne. « On n'obtient rien de nouveau sans détruire quelque chose d'ancien », a écrit Lawrence. « Si l'Europe est l'ancien, l'Amérique est le nouveau. Le nouveau est la mort de l'ancien. » L'Usamérique, avait deviné Lawrence, avait une mission de destruction de l'Europe en utilisant la démocratie, en particulier la démocratie culturelle, la démocratie des moeurs, comme un outil. Et quand cette tâche sera accomplie, et la démocratie proclamée, poursuit-il, l'Usamérique pourrait bien alors se tourner vers une autre forme de gouvernement (ce qui pourrait, peut-être, être ce qui émerge aujourd'hui).
Excusez-moi si mes références sont exclusivement littéraires. Après tout, une fonction de la littérature, de la grande littérature, de la littérature nécessaire, est d'être prophétique. Ce que nous avons ici, écrit en grand, est la perpétuelle querelle littéraire ou culturelle entre les Anciens et les Modernes.
Le passé est (ou fut) du côté de l'Europe et l'Usamérique fut fondée sur l'idée d'une rupture avec le passé, un passé jugé encombrant et débilitant et, dans ses formes de déférence et de préséance, dans ses normes sur ce qui est supérieur et ce qui est meilleur, fondamentalement antidémocratique ou bien « élitiste », le synonyme couramment employé de nos jours. Ceux qui parlent en faveur d'une Usamérique triomphale continuent à dire que la démocratie usaméricaine implique de rejeter l'Europe et oui, d'adopter une certaine barbarie libératrice et salutaire. Si aujourd'hui, l'Europe est considérée par la plupart des Usaméricains comme plus socialiste qu'élitiste, cela fait toujours de l'Europe, selon les standards usaméricains, un continent rétrograde, obstinément attaché à ses vieux standards : l'État-providence. « Faites du neuf » n'est pas seulement un slogan pour la culture ; il décrit une machine économique universelle et toujours en progrès.
Cependant, si nécessaire, même « l'ancien » peut être rebaptisé « nouveau ».
Ce n'est pas une coïncidence que le Secrétaire à la Défense usaméricain, au fort tempérament, ait essayé de semer la discorde au sein de l'Europe, faisant une distinction inoubliable entre une « vieille » Europe (mauvaise) et une « nouvelle Europe » (bonne). Comment se fait-il que l'Allemagne, la France et la Belgique aient été expédiées dans la « vieille » Europe tandis que l'Espagne, l'Italie, la Pologne, l'Ukraine, les Pays-Bas, la Hongrie, la République Tchèque et la Bulgarie se soient retrouvées dans la « nouvelle » Europe ? Réponse : soutenir les USA dans l’extension en cours actuels de leur puissance politique et militaire est, par définition, passer dans la catégorie la plus appréciée du « nouveau ». Celui qui est avec nous est « nouveau ».
Toutes les guerres modernes, même quand leurs objectifs sont traditionnels, comme l’expansion territoriale ou l'acquisition de ressources rares, sont perçues comme des conflits de civilisations, des guerres culturelles, où chaque camp revendique sa position de supériorité et traite l'autre de barbare. L'ennemi est invariablement une menace à notre « façon de vivre », un infidèle, un sacrilège, un pollueur, un profanateur des valeurs plus grandes ou meilleures. La guerre actuelle contre la très réelle menace présentée par le fondamentalisme islamique activiste est un exemple particulièrement clair. Ce qui vaut d'être remarqué est qu'une version plus modérée des mêmes termes de dénigrement sous-tend l'antagonisme entre l'Europe et l'Amérique. Il faudrait aussi se souvenir que, historiquement, le discours antiusaméricain le plus virulent jamais entendu en Europe, consistant essentiellement à accuser les Usaméricains de barbarie, n'est pas venu de ce qu’on appelle la gauche mais de l'extrême-droite. Hitler et Franco ont tous les deux, à plusieurs reprises, invectivé contre une Usamérique (et une juiverie mondiale) engagée à polluer la civilisation européenne avec ses viles valeurs commerciales.
Bien sûr, une bonne partie de l'opinion publique européenne continue d'admirer l'énergie usaméricaine, la version usaméricaine des « Modernes ». Et, bien entendu, il y a toujours eu des partisans usaméricains des idéaux culturels européens (dont une représentante se tient ici devant vous) qui trouvent dans les arts anciens d'Europe, une rectification et une libération par rapport aux difficiles tendances mercantiles de la culture usaméricaine. Et il y a toujours eu leurs homologues du côté européen : des Européens qui sont fascinés, séduits et profondément attirés par les USA, précisément à cause de leur différence avec l'Europe.
Ce que les Usaméricains voient est pratiquement l'inverse du cliché des europhiles : ils se perçoivent eux-mêmes comme des défenseurs de la civilisation. Les hordes barbares ne sont plus à l'extérieur des barrières. Elles sont à leurs portes, dans chaque ville prospère, fomentant la dévastation. Les pays « producteurs de chocolat » (la France, l'Allemagne, la Belgique) devront s'écarter, alors qu'un pays avec la « volonté », et Dieu à ses côtés, poursuit la bataille contre le terrorisme (qui maintenant fusionne avec la barbarie). Selon le Secrétaire d'État Powell, il est ridicule pour la vieille Europe (parfois il semble que seule la France soit visée) de prétendre à jouer un rôle dans la direction et l'administration de territoires gagnés par la coalition du conquérant. Elle n'en a ni les ressources militaires ni le goût pour la violence ni le soutien de ses populations trop pacifiques et dorlotées. Et les Usaméricains ont tout ce qu'il faut. Les Européens ne sont pas d'un tempérament évangélique ni belliqueux.
En fait, j'ai parfois besoin de me pincer pour être sûre que je ne rêve pas : que ce que beaucoup de gens dans mon propre pays reprochent à l'Allemagne, qui a infligé tant d'horreurs au monde pendant presque un siècle -et qui est défini comme le nouveau « problème allemand » - est que les Allemands sont écoeurés par la guerre, qu'une bonne partie de l'opinion publique allemande soit maintenant pratiquement ... pacifiste !
Est-ce que l'Usamérique et l'Europe n'ont jamais été partenaires, jamais amies ? Bien sûr que si. Mais peut-être, il est vrai, que les périodes d'unité -de sentiment commun - ont été des exceptions, plutôt que la règle. Une de ces périodes a duré de la seconde guerre mondiale au début de la guerre froide, quand les Européens étaient profondément reconnaissants pour l'intervention de l'Usamérique, pour son secours et soutien. Les Usaméricains se voient dans le rôle confortable de sauveur de l'Europe. Et l'Usamérique s'attend à ce que les Européens lui soient éternellement reconnaissants, ce qui n'est pas le sentiment actuel des Européens.
Du point de vue de la «vieille » Europe, l'Usamérique semble vouloir gaspiller l'admiration et la gratitude que ressentent beaucoup d'Européens. L'immense compassion pour les USA à la suite de l'attaque du 11 septembre 2001 était sincère (je peux témoigner de cette ferveur et sincérité retentissantes en Allemagne ; j'étais à Berlin à ce moment-là). Mais ce qui a suivi est une brouille croissante entre les deux côtés. Les citoyens des nations les plus riches et les plus puissantes de l'histoire doivent savoir que l'Usamérique est aimée, enviée et ... source de ressentiments. La plupart de ceux qui ont voyagé à l'étranger savent que les Usaméricains sont considérés comme vulgaires, rustres, incultes par beaucoup d'Européens et ils correspondent souvent à cette vision avec une attitude qui accentue le ressentiment des ex-colons. Et parmi les Européens cultivés qui semblent, pour la plupart, apprécier de visiter ou vivre aux USA lui attribuent, de manière condescendante, l'ambiance libératrice d'une colonie où on peut perdre ses restrictions et le poids de la grande culture qu'ils ont « chez eux ». Je me souviens d'un réalisateur allemand qui vivait à l'époque à San Francisco, qui me disait qu'il adorait vivre aux USA « car vous n'avez aucune culture ici. » Pour plus d'un Européen, y compris D.H. Lawrence (« ici la vie sort des racines, grossières mais vitales », a t-il écrit à un ami en 1915 quand il avait pour projet de vivre en Usamérique), l'Usamérique est la grande évasion. Et vice-versa : l'Europe était la grande évasion pour des générations d'Usaméricains en quête de « culture ». Bien sûr, je ne parle que de minorités ici, de minorités de privilégiés.
Alors l'Usamérique se voit maintenant comme le défenseur de la civilisation et le sauveur de l'Europe et se demande pourquoi les Européens ne le comprennent pas ; et les Européens voient l'Usamérique comme un état guerrier téméraire – une description que les Usaméricains renvoient en voyant l'Europe comme l'ennemi de l'Amérique : feignant seulement, comme le montre un discours entendu de plus en plus aux USA, d'être pacifiste, afin de contribuer à l'affaiblissement du pouvoir usaméricain. La France, en particulier, est perçue comme un pays complotant pour devenir l'égal de l'Usamérique, ou même sa supérieure, dans les affaires du monde en formation - « Opération L'Amérique doit échouer » est le nom inventé par un journaliste dans le New York Times, pour décrire la tendance des Français – au lieu de réaliser que la défaite de l'Usamérique en Irak encouragera les « groupes musulmans radicaux – de Bagdad aux banlieues musulmanes de Paris » à poursuivre leur jihad contre la tolérance et la démocratie.
Il est difficile pour les gens de ne pas voir le monde en termes polarisants (« eux » et « nous ») et ces termes ont renforcé dans le passé, le thème isolationniste de la politique étrangère usaméricaine comme ils renforcent aujourd'hui le thème impérialiste. Les Usaméricains se sont habitués à penser le monde en termes d'ennemis. Les ennemis sont autre part, comme les combats sont presque toujours « là-bas », avec le fondamentalisme islamique remplaçant maintenant le communisme russe et chinois, en tant que menace implacable et suspecte à « notre façon de vivre. » Et terroriste est un mot plus flexible que communiste. Il peut regrouper un plus grand nombre de luttes et d'intérêts complètement différents. Ce que cela peut signifier est que la guerre sera infinie, puisqu'il y aura toujours du terrorisme (comme il y aura toujours la pauvreté et le cancer) ; et donc qu'il y aura toujours des conflits asymétriques dans lesquels le camp le plus faible utilisera cette forme de violence, qui a habituellement pour cibles des civils. Le discours usaméricain, sinon la disposition populaire, soutiendra cette triste perspective, car la lutte pour la vertu ne finira jamais.
C'est le génie des USA, un pays profondément conservateur dont les manières sont difficilement comprises par les Européens, d'avoir inventé une forme de pensée conservatrice qui célèbre le nouveau plutôt que l'ancien. Mais il faut dire aussi que les différentes manières dont s'exerce le conservatisme des USA– par exemple, le pouvoir extraordinaire du consensus, la passivité et le conformisme de l'opinion publique (observés par Tocqueville en 1831) – sont aussi radicales, même révolutionnaires, et les Européens les trouvent tout aussi difficiles à comprendre.
Une partie du mystère se trouve certainement dans l'écart entre le discours officiel et les réalités vécues. Les Usaméricains sont toujours en train de vanter les « traditions » ; les références aux valeurs familiales sont au centre de chaque discours des politiciens. Et pourtant la culture de l'Usamérique est extrêmement caustique envers la vie de famille, en fait envers toutes les traditions, à l'exception de celles redéfinies comme des « identités » qui peuvent être admises comme faisant partie, plus largement, de modèles englobant particularités, coopération et ouverture à l'innovation.
Peut-être que la source la plus importante du nouveau (et pas si nouveau) radicalisme usaméricain est ce qui est habituellement perçu comme une source de valeurs conservatrices, à savoir la religion. Beaucoup de journalistes ont constaté que la plus grande différence entre les USA et les pays les plus européens (anciens autant que nouveaux selon la distinction usaméricaine actuelle) est peut-être qu'aux USA, la religion joue encore aujourd'hui un rôle central dans la société et le langage public. Mais c'est une religion à l'usaméricaine : plus l'idée d'une religion que la religion elle-même.
C'est vrai que, quand, durant la course à la présidence de George Bush en 2000, un journaliste inspiré demanda au candidat de nommer son « philosophe préféré », la réponse qu'il reçut fut « Jésus Christ » -une réponse qui aurait fait la risée d'un candidat à la plus haute fonction, de n'importe quel parti centriste, dans n'importe quel pays européen. Mais, bien entendu, Bush ne voulait pas dire, et ne fut pas compris comme tel, qu'une fois élu, son administration serait tenue de suivre les préceptes ou le programme social exposés par Jésus.
Les USA sont de façon générique, une société religieuse. C'est-à-dire qu'aux USA, la religion à laquelle vous adhérez n'a pas d'importance tant que vous en avez une. Avoir une religion dominante, même une théocratie, qui ne serait que Chrétienne (ou une confession chrétienne particulière) serait impossible. La religion en usamérique doit être une question de choix. Cette idée moderne de la religion, relativement peu satisfaisante, construite dans le même ordre d'idée que le choix du consumérisme, est la base du conformisme usaméricain, de sa suffisance bien-pensante et de son moralisme (que les Européens confondent souvent, de façon condescendante, avec le puritanisme). Quelles que soient les croyances historiques que les entités religieuses usaméricaines prétendent représenter, elles prêchent toutes la même chose : une réforme du comportement individuel, la valeur de la réussite, la coopération de la communauté, la tolérance envers les choix de l'autre (toutes ces valeurs qui servent et facilitent le fonctionnement du capitalisme de consommation). Le fait même d'être croyant assure la respectabilité, favorise l'ordre et donne la garantie d'avoir des intentions vertueuses dans la mission que se sont donné les USA de diriger le monde.
Ce qui se propage - que ce soit appelé démocratie, liberté ou civilisation - fait partie d'un processus de développement autant que l'essence même du progrès. Nulle part dans le monde, le rêve de progrès des Lumières n'a eu une disposition aussi fertile qu'en Usamérique.
Démystifier les polarités
Sommes-nous réellement si différents ? Comme c'est étrange qu'au moment où l'Europe et l'Usamérique sont si semblables culturellement, elles soient divisées comme jamais auparavant.
Cependant, malgré toutes les ressemblances qui existent entre les vies quotidiennes des citoyens des riches pays européens et les vies quotidiennes des Usaméricains, le fossé entre l'expérience européenne et usaméricaine est véritable et il est fondé sur des différences importantes en ce qui concerne l'histoire, les notions du rôle de la culture, les souvenirs réels ou imaginés. L'antagonisme – car il y a un antagonisme – ne sera pas résolu dans l'avenir proche, malgré toute la bonne volonté des gens des deux côtés de l'Atlantique. Et pourtant on ne peut que déplorer ceux qui veulent maximiser ces différences alors que nous avons tant en commun.
La prédominance de l'Usamérique est un fait. Mais l'Usamérique, comme commence à le voir son gouvernement actuel, ne peut pas tout faire seule. L'avenir de notre monde – le monde que nous partageons – est syncrétiste, impur. Nous ne sommes pas coupés les uns des autres. De plus en plus, nous nous imbriquons les uns dans les autres.
Au final, la formule d'une possible compréhension – conciliation – se trouve dans cette vénérable opposition entre le « nouveau » et « l'ancien ». L'opposition entre la « civilisation » et la « barbarie » est essentiellement une énonciation ; penser et pontifier là-dessus est une corruption, même si cela peut refléter certaines réalités indéniables. Mais l'opposition entre « ancien » et « nouveau » est authentique, indéracinable, au centre de notre compréhension de l'expérience elle-même.
« Ancien » et « nouveau » sont les pôles perpétuels de tous les sentiments et sens d'orientation de notre monde. Nous ne pouvons rien faire sans l'ancien parce que c'est dans ce qui est ancien que sont investis tout notre passé, notre sagesse, tous nos souvenirs, notre tristesse, tout notre sens du réalisme. Nous ne pouvons rien faire si nous n'avons pas foi dans le nouveau, parce que c'est dans ce qui est nouveau que sont investis notre énergie, toutes nos capacités d'optimisme, tous nos aveugles désirs biologiques, toute notre capacité à oublier – cette capacité à la guérison sans laquelle aucune réconciliation n'est possible.
La vie intérieure a tendance à se méfier du nouveau. Une vie intérieure fortement développée sera particulièrement résistante au nouveau. On nous dit que nous devons choisir : l'ancien ou le nouveau. En fait, nous devons choisir les deux. Qu'est donc la vie sinon une suite de négociations entre l'ancien et le nouveau ? Il me semble qu'on doit toujours chercher à se soustraire à ces oppositions absolues.
L'ancien opposé au nouveau, la nature opposée à la culture – peut-être est-ce inévitable que les grands mythes de notre vie culturelle soient vécus d'un point de vue géographique, et pas seulement historique. Pourtant ce ne sont pas plus que des mythes, des clichés, des stéréotypes ; les réalités sont bien plus complexes.
Une bonne partie de ma vie a été consacrée à essayer de démystifier les façons de penser qui polarisent et opposent. Traduit en termes politiques, cela signifie privilégier ce qui est pluraliste et laïque. Comme certains Usaméricains et Européens, je préférerais de loin vivre dans un monde multilatéral – un monde qui ne serait pas dominé par un pays (pas même le mien). Je pourrais apporter mon soutien, dans un siècle qui promet déjà d'être un nouveau siècle d'excès et d'horreurs, pour une panoplie complète de principes d'améliorations – en particulier, pour ce que Virginia Woolf appelle « la vertu mélancolique de la tolérance. »
Laissez-moi m'exprimer d'abord en tant qu'écrivain, en tant que championne de l'entreprise littéraire, car c'est là que se trouve la seule autorité que j'ai.
L'écrivain en moi se méfie du bon citoyen, de « l'ambassadeur intellectuel », du militant des droits de l'homme – ces rôles qui ont été mentionnés dans ma nomination à ce prix, aussi engagée fussè-je dans ces rôles. Et même quand l'art n'est pas oppositionnel, les lettres gravitent vers les contraires. La littérature est le dialogue : la réceptivité. La littérature peut être décrite comme l'histoire de la réceptivité humaine à ce qui est vivant et à ce qui est moribond lorsque les cultures évoluent et interagissent les unes avec les autres.
Les écrivains peuvent faire quelque chose pour combattre ces clichés de notre différence car les écrivains sont les faiseurs, pas seulement les transmetteurs, de mythes. La littérature n'offre pas seulement des mythes mais aussi des contre-mythes, comme la vie offre des contre-expériences – des expériences qui démasquent ce que vous pensiez que vous pensiez, ou sentiez ou croyiez.
Un écrivain, je pense, est quelqu'un qui prête attention au monde. Ce qui veut dire essayer de comprendre, de saisir, de se connecter avec la cruauté dont sont capables les êtres humains, et ne pas se laisser corrompre – devenir cynique, superficiel – par cette compréhension.
La littérature peut nous dire à quoi ressemble le monde
La littérature peut donner des valeurs et transmettre de grandes connaissances, incarnées dans le langage, dans la narration.
La littérature peut former et exercer notre capacité à pleurer pour ceux qui ne sont pas nous, ni les nôtres.
Qui serions-nous si nous ne pouvions pas être solidaires avec ceux qui ne sont pas nous ou les nôtres ? Qui serions-nous si nous ne pouvions pas nous oublier, au moins quelques fois ? Qui serions-nous si nous ne pouvions pas apprendre ? Pardonner ? Devenir quelque chose d'autre que ce que nous sommes ?
(Benoît Colsenet, Personnage lisant - huile sur toile, 145x120cm, 2008)
Échapper aux prisons de la vanité nationale
A l'occasion de ce prix glorieux, ce prix allemand glorieux, je voudrais vous raconter quelque chose de ma propre trajectoire.
Je suis née, troisième génération usaméricaine d'une famille juive d'origine polonaise et lituanienne, deux semaines avant qu'Hitler arrive au pouvoir. J'ai grandi dans des provinces usaméricaines (l'Arizona et la Californie), loin de l'Allemagne, et pourtant toute mon enfance fut hantée par l'Allemagne, par la monstruosité de l'Allemagne, et par les livres allemands et la musique allemande que j'adore, et qui ont établi mes goûts pour ce qui est exaltant et profond.
Même avant Bach et Mozart et Beethoven et Schubert et Brahms, il y avait quelques livres allemands. Je pense à un instituteur dans une école primaire dans une petite ville du sud de l'Arizona, M. Starkie, qui avait impressionné ses élèves en leur racontant qu'il avait combattu dans l'armée de Pershing au Mexique contre Pancho Villa : ce vétéran grisonnant d'une aventure impérialiste usaméricaine avait, semble t-il, été touché – dans la traduction – par l'idéalisme de la littérature allemande et ayant compris mon appétit particulier pour les livres, il m'avait prêté ses uniques exemplaires de Werther et Immensee.
Peu après, dans l'orgie de lecture de mon enfance, le hasard me conduisit vers d'autres oeuvres allemandes, comme « La colonie pénitentiaire » de Kafka où je découvris l'effroi et l'injustice. Et quelques années plus tard, alors que j'étais étudiante au lycée de Los Angeles, je découvris tout de l'Europe dans un roman allemand. Aucun livre n'a été aussi important dans ma vie que La montagne magique, dont le sujet est, précisément, l'affrontement des idéaux au coeur de la civilisation européenne. Et ainsi de suite, durant une longue vie qui a trempé dans la grande culture allemande. En fait, après les livres et la musique qui, étant donné le désert culturel dans lequel je vivais, étaient pratiquement des expériences clandestines, vinrent les expériences réelles. Car je suis aussi une bénéficiaire tardive de la diaspora culturelle allemande, ayant eu la grande chance de bien connaître certains des plus géniaux réfugiés d'Hitler, ces écrivains et artistes, musiciens et érudits que l'Usamérique reçut dans les années 30 et qui ont tellement enrichi le pays, en particulier ses universités. Laissez-moi en nommer deux que j'ai eu le privilège de compter parmi mes amis, à la fin de mon adolescence et au début de mes vingtièmes années, Hans Gerth et Herbert Marcuse ; ceux avec qui j'ai étudié à l'université de Chicago et à Harvard, Christian Mackauer et Paul Tillich et Peter Heinrich von Blanckenhagen, et dans des séminaires privés, Aron Gurwitsch et Nahum Glatzer ; et Hannah Arendt que j'ai connu après avoir déménagé à New York quand j'avais 25 ans – tant de modèles de sérieux dont j'aimerais ici évoquer le souvenir.
Mais je ne dois jamais oublier que mon engagement dans la culture allemande, dans la gravité allemande, a commencé avec l’obscur et excentrique M. Starkie (je ne crois pas que j'ai jamais su son prénom), qui était mon instituteur quand j'avais 10 ans et que je n'ai jamais revu.
Et ça m'amène à une histoire, avec laquelle je terminerai, puisque, comme il convient, je ne suis ni, à l'origine, un ambassadeur culturel ni un fervent détracteur de mon propre gouvernement (une tâche que j'ai accomplie en bonne citoyenne usaméricaine). Je suis une conteuses d’histoires.
Alors, revenons à mes 10 ans, lorsque j'ai trouvé quelques répits à mes fonctions ennuyeuses d'enfant, en me plongeant dans les volumes en lambeaux de Goethe et de Storm prêtés par M. Starkie. A cette période, en 1943, j'étais consciente qu'il y avait un camp de prisonniers avec des milliers de soldats allemands, des soldats nazis comme bien sûr je le pensais, dans le nord de l'État et, sachant que j'étais juive (même si seulement de nom, ma famille étant complètement laïque et assimilée depuis deux générations ; seulement de nom mais je savais que c'était suffisant pour les nazis), j'étais assaillie par un cauchemar récurrent dans lequel des soldats nazis s'étaient échappés de la prison et étaient descendus au sud de l'État et se dirigeaient vers le bungalow, dans la banlieue de la ville où je vivais avec ma mère et ma soeur, et venaient nous tuer.
Flash en avant où des années plus tard, dans les années 1970, quand mes livres commencèrent à être édités par les éditions Hanser et où je rencontrai l'éminent Fritz Arnold (il avait rejoint la société en 1965) qui fut mon éditeur à Hanser jusqu'à sa mort en février 1999.
Lors d'une des premières fois où nous étions ensemble, Fritz me dit qu'il voulait me parler de ce qu'il avait fait pendant la guerre – supposant sans doute que c'était un passage obligé pour l'amitié qui pourrait survenir entre nous. Je lui assurais qu'il ne me devait aucune explication ; mais bien sûr, j'étais touchée qu'il aborde le sujet. Je dois ajouter que Fritz Arnold n'était pas le seul Allemand de sa génération (il était né en 1916) qui, peu après notre première rencontre, insistait pour me raconter ce qu'il ou elle avait fait durant l'époque nazie. Et toutes les histoires n'étaient pas aussi innocentes que celle que j'allais entendre de Fritz.
Bref, Fritz me raconta qu'il avait été un étudiant en littérature et histoire de l'art, d'abord à Munich, puis à Cologne, et, au début de la guerre, il fut incorporé dans la Wehrmacht au grade de brigadier. Sa famille, bien sûr, n'était pas du tout pro-nazie – son père était Karl Arnold, le légendaire caricaturiste politique de la revue Simplicissimus – mais l'émigration semblait hors de question, et il accepta, avec effroi, l'appel du service militaire, espérant n'avoir à tuer personne et ne pas être tué.
Fritz fit partie des chanceux. Chanceux d'avoir été en poste d'abord à Rome (où il refusa l’offre de son officier supérieur d'être nommé lieutenant), puis à Tunis ; assez chanceux pour être resté derrière les lignes de combat et de n'avoir jamais eu à utiliser son arme ; et enfin, chanceux, si on peut le dire ainsi, d'avoir été fait prisonnier par les Usaméricains en 1943, d'avoir traversé l'Atlantique en bateau avec d'autres prisonniers allemands jusqu'à Norfolk, Virginie, puis après avoir traversé le continent en train, il passa le reste de la guerre dans un camp de prisonniers dans le…. nord de l'Arizona.
Alors j'eus le plaisir de lui dire, soupirant d'émerveillement, car je commençais déjà à beaucoup apprécier cet homme – c'était le début d'une grande amitié ainsi que d'une intense relation professionnelle – que pendant qu'il était prisonnier de guerre au nord de l'Arizona, j'étais dans la partie sud de l'État, terrifiée par les soldats nazis qui étaient partout et auxquels nous ne pourrions pas échapper.
Et puis Fritz me dit que ce qui l'avait aidé à tenir pendant presque 3 années dans le camp de prisonniers en Arizona était qu'on lui avait autorisé l'accès aux livres : il avait ainsi passé ces années à lire et relire les classiques anglais et usaméricains. Et je lui dis que ce qui m'avait sauvé, lorsque j'étais une jeune élève en Arizona, attendant de grandir, attendant de m'échapper dans une plus vaste réalité, était que je lisais des livres, des livres dans la traduction et d'autres écrits en anglais.
Avoir accès à la littérature, à la littérature mondiale, c’était échapper à la prison de la vanité nationale, au philistinisme, au provincialisme obligatoire, à la scolarité idiote, aux destinées imparfaites et à la malchance. La littérature était le passeport d'entrée dans une vie plus vaste ; c'est-à-dire la zone de liberté.
La littérature, c'était la liberté. Particulièrement à une époque dans laquelle les valeurs de lecture et d'intériorité sont cruellement mises à l'épreuve, la littérature c'est la liberté.
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Source : Literature Is Freedom
Discours original prononcé le 28 octobre 2003
Sur l’auteure
Isabelle Rousselot et Fausto Giudice sont membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est libre de reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en mentionner l’auteure, la traductrice, le réviseur et la source.
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