
(oeuvre de Bruni Bruno)
(Fragment)
Julio CORTÁZAR
(Bruxelles 1914 - Paris 1984)
Écrivain et poète argentin naturalisé français
« Rayuela »Marelle1963
Julio Cortázar
Toco tu boca, con un dedo toco el borde de tu boca, voy dibujándola como si saliera de mi mano, como si por primera vez tu boca se entreabriera, y me basta cerrar los ojos para deshacerlo todo y recomenzar, hago nacer cada vez la boca que deseo, la boca que mi mano elige y te dibuja en la cara, una boca elegida entre todas, con soberana libertad elegida por mí para dibujarla con mi mano en tu cara, y que por un azar que no busco comprender coincide exactamente con tu boca que sonríe por debajo de la que mi mano te dibuja. Me miras, de cerca me miras, cada vez más de cerca y entonces jugamos al cíclope, nos miramos cada vez más de cerca y los ojos se agrandan, se acercan entre sí, se superponen y los cíclopes se miran, respirando confundidos, las bocas se encuentran y luchan tibiamente, mordiéndose con los labios, apoyando apenas la lengua en los dientes, jugando en sus recintos donde un aire pesado va y viene con perfume viejo y un silencio. Entonces mis manos buscan hundirse en tu pelo, acariciar lentamente la profundidad de tu pelo mientras nos besamos como si tuviéramos la boca llena de flores o de peces, de movimientos vivos, de fragancia oscura. Y si nos mordemos el dolor es dulce, y si nos ahogamos en un breve y terrible absorber simultáneo de aliento, esa instantánea muerte es bella. Y hay una sola saliva y un solo sabor a fruta madura, y yo te siento temblar contra mí como una luna en el agua.
Je rapportais toujours une fleur ou une carte de Klee ou de Miro quand je regagnais ma chambre rue de la Tombe-Issoire et, si je n’avais pas d’argent, je ramassais une feuille de platane dans le parc. C’était l’époque où je ramassais aussi des fils de fer et des boîtes vides dans les rues de l’aube pour fabriquer des mobiles, des profils qui se balançaient sur la cheminée, des machines inutiles.
Je touche tes lèvres, je touche d’un doigt le bord de tes lèvres, je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s’entrouvrait pour la première fois, et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer, je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche que ma main choisit et qu’elle dessine sur ton visage, une bouche choisie entre toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide exactement avec ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine. Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent, et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s’enfoncent dans tes cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvements vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade, cette mort est instantanée et belle. Et il y a une seule salive et une seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans l’eau.
Amour, cérémonie ontologisante, donneuse d’être. Et c’est pour cela qu’il lui venait à présent à l’esprit ce qu’il aurait peut-être dû penser dès le début : sans la possession de soi, il n’y a pas possession de l’autre et qui se possédait véritablement ? Qui était vraiment désabusé de soi, de la solitude absolue au point de ne pouvoir compter sur sa propre compagnie et d’être obligé de se jeter au cinéma, au bordel, chez des amis, dans un métier absorbant ou dans le mariage pour être au moins seul-parmi-les-autres ?
La véritable altérité faite de délicats contacts, de merveilleux ajustements avec le monde, ne pouvait s’accomplir avec un seul terme, à la main tendue devait répondre une autre main venue du dehors, de l’autre.
Inhabitude délicieuse. Se rendre compte qu’il faut tout inventer de nouveau, que le code n’a pas encore été institué, que les clefs et les chiffres vont naître à nouveau, seront différents, répondront à autre chose. Le monde a éclaté en morceaux et il faut le nommer de nouveau, doigt par doigt, lèvre par lèvre, ombre par ombre.
Rumeurs, descentes et chutes, ludions et murmures, cheminements d’écrevisses et de limaces, un monde noir et éteint qui glissait sur du feutre, éclatant ici et là puis disparaissant à nouveau (Pola soupirait, bougeait un peu). Un cosmos liquide, fluide, en gestation nocturne, plasma montant et descendant, la machine opaque et lente se mouvant laborieusement et soudain un grincement, une course vertigineuse presque contre la peau, une fuite et un gargouillement de combat ou de filtre, le ventre de Pola un ciel noir aux étoiles lourdes et lentes, aux comètes fulgurantes, révolutions d’immenses planètes vociférantes, la mer avec un plancton de murmures, ses bruissantes méduses, Pola microcosme, Pola résumé de la nuit universelle dans sa petite nuit fermentée où le yaourt et le vin blanc se mêlaient à la viande et aux légumes, centre d’une chimie infiniment riche et mystérieuse et lointaine et proche.
Oui, dans un instant l’animalité la plus accroupie, la plus près de l’excrétion et de ses appareils indescriptibles, là se dessinent les figures initiales et finales, là, dans la caverne des nécessités quotidiennes tremble Aldébaran, les gènes et les constellations bondissent, tout se résume alpha et oméga.
Julio CORTÁZAR
(Bruxelles 1914 - Paris 1984)
Écrivain et poète argentin naturalisé français
« Rayuela »Marelle1963
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Version originale en castillan
Rayuela
(fragmento)
Julio Cortázar
Toco tu boca, con un dedo toco el borde de tu boca, voy dibujándola como si saliera de mi mano, como si por primera vez tu boca se entreabriera, y me basta cerrar los ojos para deshacerlo todo y recomenzar, hago nacer cada vez la boca que deseo, la boca que mi mano elige y te dibuja en la cara, una boca elegida entre todas, con soberana libertad elegida por mí para dibujarla con mi mano en tu cara, y que por un azar que no busco comprender coincide exactamente con tu boca que sonríe por debajo de la que mi mano te dibuja. Me miras, de cerca me miras, cada vez más de cerca y entonces jugamos al cíclope, nos miramos cada vez más de cerca y los ojos se agrandan, se acercan entre sí, se superponen y los cíclopes se miran, respirando confundidos, las bocas se encuentran y luchan tibiamente, mordiéndose con los labios, apoyando apenas la lengua en los dientes, jugando en sus recintos donde un aire pesado va y viene con perfume viejo y un silencio. Entonces mis manos buscan hundirse en tu pelo, acariciar lentamente la profundidad de tu pelo mientras nos besamos como si tuviéramos la boca llena de flores o de peces, de movimientos vivos, de fragancia oscura. Y si nos mordemos el dolor es dulce, y si nos ahogamos en un breve y terrible absorber simultáneo de aliento, esa instantánea muerte es bella. Y hay una sola saliva y un solo sabor a fruta madura, y yo te siento temblar contra mí como una luna en el agua.

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