A propos de "Martínez de Hoz ou le faciès de l'effroi"
Chère Cristina,
Ton article me rappelle un film de Polanski: La Jeune Fille et la Mort, avec en fond sonore, le célèbre quatuor de Schubert. Je pense que l'histoire se passait au Chili. Mais on dirait bien que la même chose est arrivée en Argentine. Mon premier réflexe a été de te demander, mais de façon tout à fait rhétorique : qu'est-ce qui se passe en Amérique du Sud ? Puis, le temps de l'écrire, je me suis souvenu qu'il ne s'y passe rien de plus que dans le reste du monde. C'est seulement qu'on oublie vite, et qu'on se laisse surprendre par la dernière nouvelle, comme si c'était la première fois que des humains s'en prenaient à d'autres humains.
C'est quand même étonnant. Même dans la jungle, il est très rare qu'un lion tue un autre lion. En tout cas, même les loups qu'on a si longtemps comparés au diable, ne s'organisent pas en armées, pour aller tuer d'autres loups. En général, quand des bêtes en attaquent d'autres, c'est parce qu'elles ont faim, et non parce qu'elles s'ennuient, ou qu'elles veulent prouver quelque chose. Aussi, je me demande, ces dictateurs qui prennent le pouvoir comme un ivrogne ramasse sa bouteille, est-ce qu'ils ont faim ? Ou c'est simplement par ennui qu'ils emprisonnent les gens, qu'ils les torturent, et qui sait, peut-être qu'il les mangent aussi. Pourquoi pas ? Je n'en serais pas surpris. Après tout, si c'était pour apaiser une petite fringale, ce leur ferait excuse. Mais non. Il paraît que c'est pour protéger leur pouvoir, leur administration, leur politique, leur monde, en fait, duquel nous sommes exclus, bien sûr, ou dans lequel nous sommes inclus: mais comme bête de somme.
Mais ça, je le comprends. On protège ce qu'on pense être son bien et son droit. Bien sûr, même le voleur protège son butin. Il le sait bien, lui, que la propriété est fragile. C'est pourquoi il n'hésite pas à brutaliser ses victimes, et parfois même, il les tue. Car les témoins sont dérangeants, et sa liberté est bien fragile aussi. Mais pourquoi les torturer ? J'admets qu'on puisse parfois être obligé de tuer, pour protéger sa vie. Quoi que de prendre une vie pour protéger un bien, ça laisse bien peu de valeur à la vie qu'on prend. Mais de torturer en plus, je ne vois pas en quoi ça peut protéger quoi que ce soit. Aussi, quand un criminel torture ses victimes, même lors d'un vol, on ne parle plus de crime, mais de folie, et avant toute chose, on lui fait subir un examen psychiatrique : on ne le met pas à la tête d'une nation !
Bien sûr, quand on arrête et qu'on emprisonne des gens, au nom de la protection des droits et des libertés des autres citoyens, ça donne une certaine justification policière au gouvernement. Mais quand on torture des prisonniers, on ne me fera pas croire que c'est pour défendre une idéologie politique. Tuer pour se protéger, c'est une chose. Mais torturer, et faire du mal volontairement, ça n'a rien à voir avec une idéologie politique.
On traite le bétail avec plus de ménagement. Quand le vieux cheval du fermier est malade, il le tue. Il ne le torture pas avant. D'ailleurs, dans presque tous les pays, il y a des lois pour protéger les animaux. Dommage qu'il n'y en ait pas aussi pour protéger les humains. J'ai vu de gens se badigeonner de sang, et se rouler sur la rue, en hurlant, pour imiter les douleurs du phoque qu'on chasse. J'attends toujours que des militants fassent la même danse funèbre pour imiter ces humains qu'on torture, qu'on martyrise, qu'on asperge de napalm enflammé, et qu'on enterre vivants, au nom de la démocratie, de la liberté, et des droits humains. Il me semble qu'il y aurait lieu de faire subir quelques examens psychiatriques, aussi bien aux politiciens et aux généraux qui ordonnent de pareilles atrocités, qu'aux soldats qui acceptent candidement de les commettre sous nos yeux. Au moins, quand des photographes sont présents je veux dire, quand on a oublié de les inclure, accidentellement, dans les dommages collatéraux du conflit, enfin, quand il y a du monde, on devrait cesser de sourire en faisant son devoir.
La torture ne peut être que l'acte d'un pervers. C'est bien ainsi qu'on dit, quand l'effet recherché est différent de la cause. Car on ne torture pas pour servir une cause, mais pour en obtenir une satisfaction maladive. Les humains ordinaires ont de la compassion. Ils éprouvent de la gêne à voir souffrir leurs semblables. Même les animaux ne s'attaquent pas entre eux pour le plaisir. Ils le font pour protéger leur territoire, ou pour manger. Mais certains humains semblent devoir assouvir d'autres besoins. Ils organisent des combats avec des taureaux, des chiens, des coqs, des rats, et même des insectes, pour se distraire, pour s'amuser. Ils en organisent aussi entre des humains. Est-ce qu'ils y prennent vraiment du plaisir ? Ou s'ils veulent simplement éprouver les limites de leur manque de compassion ?
Vous voulez découvrir la véritable nature humaine ? Allez voir un match de soccer, de foot, de rugby. Mais je ne parle pas des joueurs, qui la plupart du temps, sont de véritables gentlemen. Je parle des spectateurs qui se battent entre eux, pour des raisons qui m'échappent, bien sûr. Mais il est certain que je n'irai pas me risquer à parler de paix avec eux. En tout cas, pas pendant le match, ni même quelque temps après. Il se passe un étrange phénomène, dans ces arènes qu'on excuse sous le vocable de sportifs : on y permet des comportements qui, en d'autres temps, donneraient lieux à des arrestations et des emprisonnements. Pourquoi est-ce sportif de frapper un autre joueur, à qui on veut prendre un petit ballon, et tellement grossier de faire la même chose à un voisin qui vous empêche de dormir ? Pourquoi enseigne-t-on à nos enfants qu'il ne faut pas se battre, et pourquoi les envoie-t-on ensuite se battre dans des pays qu'ils ne savent pas situer sur une carte géographique, et avec des gens dont ils ignoraient jusqu'alors l'existence ? Sommes nous si différents des Romains de l'antiquité ? Nous ne le sommes pas dans nos arénas, ni lors de nos guerres. Tuer pour manger, pour protéger un territoire de chasse, c'est déjà primitif. Tuer pour protéger une idéologie politique, c'est une perversité et une abomination, d'autant plus que nous prétendons être plus civilisés que nos ancêtres des cavernes.
Mais il faut voir les choses en face. Les humains sont les plus faibles des créatures. Ils ont de petites dents, parfois même des prothèses, leurs griffes se cassent facilement. Ils peuvent à peine les utiliser pour décoller un timbre. Ils ne peuvent battre aucun animal sans armes. Plusieurs ont même peur des chiens, souvent des chats, et même de certains oiseaux. En fait, plusieurs ont peur de leur ombre. Et pourtant, ce sont ces faibles créatures qui dominent le monde. Bien sûr, ils sont très intelligents. Mais l'intelligence, devant un grizzly, un lion, ou un gorille, ça ne compte pas beaucoup. On peut donc imaginer toutes la panoplie de ruses et de tricheries que les humains ont dû inventer, pour en venir à dominer des animaux qui leur sont physiquement supérieurs. Je pense que les humains ont été les plus terribles et les plus vicieuses créatures de la terre. Ils le sont encore, d'ailleurs. Aussi, quand après quelques victoires douteuses, la mise en esclavage des vaincus, le vol de leur travail et de leurs productions, quand avec un estomac bien rempli, quelques-uns d'entre nous vont s'asseoir au sommet d’une montagne, et que, face à la mer, ils entreprennent d'imiter les Pythagore, Socrate, Aristote et autres philosophes que nous disons officiellement Grecs, j'imagine que grimpés dans leurs arbres, les singes doivent bien rire dans leurs barbes, en se disant : il n'y a pas si longtemps que vous êtes descendus des mêmes arbres que nous.
Oui, nous sommes agressifs et violents. Seule la violence permet à un petit être faible et chétif de dominer le mode. Quoi ? Il y a quelqu'un qui dit que ça prend aussi de l'intelligence ? Oui, bien sûr, avec de l'intelligence, on pourrait dominer le monde tout aussi facilement. Mais justement, ça n'est pas vraiment intelligent de vouloir dominer le monde. La puissance, le pouvoir total, c'est un instinct de singe primitif. Et l'instinct, c'est d'abord ce qu'il faut dominer. Car aussitôt que la bête devient intelligente, elle devrait comprendre que la violence ne mène à rien.
Oui, je le reconnais, ça fait du bien, rien que d'y penser. J'ai un voisin à qui j'arracherais la tête, et un politicien à qui je l'enfoncerais entre les épaules. J'en rêve, parfois. Mais quand j'ouvre les yeux, j'essaie d'imiter le comportement d'un sage moine bouddhiste. J'essaie de me persuader que je suis bon et intelligent, et que je sais résoudre mes problèmes autrement qu'en criant, en tapant du pied, en griffant mon adversaire, en le mordant, et finalement, en le frappant sur la tête avec un gros bâton, comme on le voit au début du film de Stanley Kubrick, dans 2001 Odyssée de l'espace.
Hélas, je reconnais aussi que je suis plus près du singe primitif que de l'homme moderne de l'espace. La violence est humaine, et à moi qui suis tellement humain, comme dirait l'autre : rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Je suis donc aussi agressif et violent que les autres. Mais j'essaie de me contenir, de me dominer, avant de dominer les autres. Je ne veux pas qu'on dise que je suis un sauvage, un primitif, un grossier personnage. Et surtout, je ne veux pas le croire. Je préfère me voir comme ces sages philosophes, calmement assis au sommet de la montagne sacrée, à discourir sur les mystérieuses origines de l'homme, et sur sa noble destinée, et je voudrais bien qu'on me voie ainsi. Oui, mais je suis un homme. Je montre les dents en souriant, et mes griffes ne sont pas rétractables. Aussi, je me demande parfois, si le hasard faisait de moi un dictateur, si je saurais me retenir de mordre et de griffer. Sans doute, comme les autres, j'arrêterais ceux qui menacent mon pouvoir, et dans la frénésie de l'action, je les emprisonnerais, et certainement, je les ferais torturer. C'est comme ça qu'il faut faire, il me semble. Et puis, j'aurais tellement d'autres exemples à suivre, pour savoir ce qu'il faut faire.
Mais après, pas après la victoire, parce que pour torturer quelqu'un, il faut déjà avoir gagné quelque pouvoir sur lui. Non, je veux dire, après, quand je serais lassé de faire souffrir les gens, et dégoûté de lire le mépris dans leur regards, il me viendrait certainement un petit moment de dépression. Et je n'aurais pas besoin de descendre dans les caves de mon château, pour revoir les cadavres mutilés de mes victimes. Leurs terribles images me suivraient un peu partout, elles me précéderaient même. Je les verrais sur les murs de ma suite princière. Et même en parlant gentiment avec les quelques amis qu'il me resterait alors, je veux dire, ceux qui ne craindraient plus de venir passer la soirée avec moi, même dans leur conversation, dans chacune de leurs phrases, chacun de leurs commentaires polis, de leurs réponses mesurées, je verrais encore la crainte et le dégoût que je leur inspire. Et sans doute, une fois retiré dans la solitude de ma chambre, mais au milieu dans la foule des fantômes de mes victimes, avant de m'endormir, car je devine que ça me prendrait plus de temps, je finirais bien par me dire : mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait ?
Mais j'oubliais. La plupart de gens biens prennent des pilules pour dormir.
Yvon Verrier

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