Lien sur l'article de Cristina Castello : « L'église catholique en Argentine pendant la dictature de 1976-1983 »
En 1976, c’étaient les Olympiques, à Montréal. La ville était belle, l'été magnifique...
Mais en Argentine...
Qu'est-ce que tout cela a à voir avec l'Église ?
De quoi se mêle-t-elle encore, sinon, de quoi ne se mêle-t-elle pas ?
Peut-on assister à tout ça sans jamais lever le petit doigt ?
Mais alors, c'est aussi terrible que d'avoir levé la main !
Cet évêque, et tous les autres salauds qui l'ont suivit, supporté, admiré, on devraient les passer par les armes. Non, ce serait trop facile. J'ai une meilleure idée. Mais ça prend de la discipline, de la retenue, et j'imagine, pour tous ceux qui ont survécu, je demande quelque chose de quasiment impossible. Mais qu'est-ce que ça coûte d'essayer. D'abord, on ne les arrête pas. Et pourquoi ? Pour les interroger ? Mais voyons, ils vont mentir, ou ils vont tenter ne nous persuader qu'ils ont eu raison, et que nous n'y comprenons rien. Et ça, je l'avoue, je n'y comprends rien. Alors, on leur laisse la liberté, pas celle qu'ils prétendent nous avoir donnée, mais celle que nous aurions voulu avoir. Mais on leur fait quand même un procès. En fait, pas un procès, mais une enquête, plutôt, un témoignage, des témoignages, des milliers de témoignages. On réquisitionne tous les médias, et on les utilise entièrement à la diffusion de ces témoignages. Aussi longtemps qu'il le faudra, on écoute les gens témoigner à la télévision, à la radio, et on recopie tout dans les journaux. Ça durera un an, deux ans, dix ans, quelle importance. Certaines plaies prennent plus de temps que d'autres à cicatriser. Et pour le titre, pas besoin de chercher bien longtemps : PLUS JAMAIS.
Au début, les gens n'y croiront pas. Ils ne voudront pas venir témoigner. Ils se diront que c'est encore une arnaque, et ils auront peur. Que voulez-vous, on ne peut pas effacer des siècles de mensonges en un moment. Une fois tombée, la confiance est un pont bien difficile à réparer. Mais ils finiront bien par se décider. Ils oseront. Ils témoigneront. Et nous, il nous faudra faire bien attention. Car ça ne ressemblera pas à : il était une fois...
Bien sûr, les gens seront renversés d'horreurs. Ils n'y croiront pas. Ils diront qu'on a tout inventé, que des humains ne peuvent pas faire ça. Et ils auront raison : des humains ne peuvent pas faire ça. Mais qui vous dit que ce sont des humains. Il n'y a qu'à relire l'entrevue de Cristina. Un homme normal n'offrirait pas des bonbons à une jeune femme qui vient lui parler d'enlèvements, de tortures, et de morts : 30,000 monseigneur ! Un chocolat avec ça ? Pour le coup, je l'aurais tué sur le champ. Est-ce que ce cochon vit encore ? Non, ne me le dites pas. Je me suis promis d'être un bon garçon. Je ne veux pas être comme lui, pas comme eux. Je ne pourrais plus jamais rire, ni même pleurer. Et certainement, je ne pourrais pas regarder une jeune femme en face, quand elle me demanderait : qu'avez-vous fait ?
Retournons plutôt à ces témoignages. Un an, dix ans, ça semble long, peut-être même exagéré. Non. Pas du tout. Demandez à ceux qui ont survécu. Ils ne vous diront pas que le temps leur a semblé passer si vite. Non. Dans leurs têtes et dans leurs cœurs, ils sont encore enchaînés au fond de leurs cellules, sans pouvoir ni manger, ni dormir, sans pouvoir penser, ni s'empêcher de penser. Et pourquoi manger ou dormir, si c'est ma dernière heure ?
Le prisonnier est seul. Il ne sait rien des autres, il ne sait plus rien de lui. À chaque pas, chaque grincement de serrures, il se demande si on vient le chercher, et si c'est pour le torturer à nouveau, ou pour le tuer. Et qu'est-ce qui fait le plus peur ? Souffrir ou mourir ? Le pire, c'est de ne pas savoir quand. Parce que pourquoi, on finit par s'en foutre. Que ça dure le moins longtemps possible, c'est tout ce qu'on veut. Mais ça, on ne le sait pas. On ne se rappelle même plus depuis combien de temps on est là. Comment peut-on estimer le temps qu'il nous reste ? Cet enfer devient la seule réalité. Après un moment, il n'y en a plus d'autres de possibles. Et même quand on vient le délivrer, il n'y croit plus. Et même dix ans, vingt ans, trente ans après, aussi longtemps que dure le reste de sa vie, il se dit : Ils reviendront, ils me prendront à nouveau, et tout recommencera. Demandez à celui qui a survécu, il vous dira : c'était hier, je marchais sur la rue, j'étais avec ma petite fille, et j'ai vu cet homme. J'aurais juré que c'était lui. J'en suis certain. Je ne sais pas comment ils ont fait. Mais ils m'ont retrouvé. Et alors, vous voudrez le consoler, le rassurer, et vous lui direz que c'est impossible, qu'ils sont tous morts : Non, vous ne comprenez pas, ils sont encore là, tous les jours, avec moi. Ils me suivent jusque chez moi.
Alors, dix ans, vingt ans, trente ans, ça n'est rien. Pour ceux qui ont survécus, ça n'est pas encore fini. Nous autres, on peut marcher librement dans les rues, avec cette agréable insouciance printanière : que la vie est belle ! Eux, ils ne peuvent plus. Oui, vous direz. Mais nous, on n'a rien fait ! Justement, nous n'avons rien fait. Nous ne savions pas. Un chocolat avec ça ?
Voilà, c'est devenu une habitude. Tous les jours, toute la journée, des gens parlent à la télévision, à la radio. Ils racontent leurs histoires dans les journaux. Ça fait tellement longtemps que ça dure, certains en sont fatigués, écœurés, d'autres ne s'en occupent plus. Hélas, on ne refait pas le monde en si peu de temps. Mais quand même, j'oubliais, tous ces gens dont on parle à la télévision et à la radio, pas ceux qui parlent, mais ceux dont ils parlent, ils sont encore en liberté, et ils marchent dans les rues, sans être inquiétés.
Non, pas tout à fait. Parce que pendant les témoignages, on voit leurs visages. Alors, quand ils marchent sur la rue, on les voit, on les reconnaît, on les montre du doigt, on les suit un moment. Et c'est là qu'il faut de la discipline, de la retenue. On ne leur fait pas le moindre mal. On ne les insulte pas. On ne leur parle pas. On ne les regarde pas. On ne les voit pas. On les ignore.
Mais il y a ce type, à qui on a laissé la liberté, malgré ce qu'il a fait, ou laissé faire, parce que nous, nous ne sommes pas comme eux. Et le type se promène sur la rue, avec sa petite fille, et il se dit : ils sont là, je le sais, ils m'ont vu, ils m'ont reconnu, ils vont venir me prendre. Et bien sûr, la petite fille s'étonne d'une pareille attitude : Mais grand papa, qu'est-ce que tu as ? Rien, rien, ma petite, tu ne pourrais pas comprendre. Mais tu es une jolie petite fille. Tu as de jolis yeux. Tu veux un chocolat ? Mais la petite fille n'est pas si petite qu'on le croit.
Non, grand papa : PLUS JAMAIS
Yvon Verrier
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