par Jean-Pierre Levaray
CQFD N°071
JE VOUS ÉCRIS DE L’USINE
Il y aurait pas mal de choses à dire sur ma boîte, notamment en ce moment avec la psychose de la grippe A où se serrer la main et se faire la bise passeraient presque pour un acte de résistance. La direction (comme dans un tas d’autres boîtes) en profite même pour s’attaquer au code du travail en remettant en cause les droits aux congés, les heures supplémentaires, la durée du temps de travail et j’en passe. Tout cela pour que l’usine continue à tourner en cas de pandémie. Les collègues proposent qu’on arrête l’usine comme pour les écoles,mais ce n’est pas ce qu’entend faire la direction. Ce seraient des mesures temporaires, dit-elle,mais il y a du temporaire qui dure longtemps : Vigipirate est toujours actif.
L’histoire que je vais raconter se situe dans une usine située dans l’Eure à quelques dizaines de kilomètres de celle où je travaille. Mon patron va être content que je ne parle pas de la boîte ce mois-ci, il n’aura pas à convoquer les délégués syndicaux pour me faire comprendre que je devrais cesser de dénigrer la société à travers mes écrits et mes interventions (hé oui !).
Cela se passe à Bernouville, usine Altuglass, ex-Arkema, ex-TOTAL. Bruno y était employé à la fabrication de matières plastiques,mais une maladie grave l’a plongé dans le coma pendant deux mois. Une sale maladie qui a entraîné une transplantation cardiaque et rénale,mais aussi l’amputation de ses jambes au-dessous des genoux et de plusieurs doigts de ses mains. Pour lui qui avait été entraîneur sportif, ce fut particulièrement dur. Après dixhuit mois d’arrêt, Bruno demande à retrouver un emploi dans la boîte. Il est repris comme gardien. Problème : le poste de gardiennage n’est pas accessible pour un fauteuil roulant. Bruno rouspète, demande des formations pour faire autre chose. Rien n’y fait. La direction ne veut rien entendre.
En février dernier, il décide de rester chez lui, après avoir fait le constat avec le responsable sécurité que le poste ne lui convient pas. Il se retrouve ensuite quelques mois en arrêt maladie avant d’être reconnu invalide de classe 2 à partir du 1er août. Par la même occasion, il reçoit une lettre de la direction lui signifiant qu’il est licencié pour faute grave à partir du 5 août, pour abandon de poste. « Faute grave », ça veut dire qu’il ne touchera aucune indemnité et ne rentrera dans aucune procédure de plan social.
À l’occasion de sa venue le 3 septembre dernier à la boîte pour une réunion syndicale, Bruno en profite pour se rendre au bureau du personnel afin de faire remplir une attestation pour la Prévoyance et la mutuelle (trois cases à remplir, une signature et un coup de tampon). Mais le DRH ne veut pas remplir le papier : « Ce n’est pas de mon domaine, débrouillez-vous. » Le cadre appelle le directeur qui arrive aussitôt. Le ton monte, d’autant que le directeur ne veut pas non plus remplir le formulaire.
Quelques minutes plus tard, un fourgon bleu arrive dans la cour de l’usine. Cinq gendarmes en sortent avec gilet pare-balles et pistolet électrique puis montent directement dans les bureaux pour neutraliser Bruno. C’est la direction qui les a appelés. Croyant certainement se retrouver face à face avec un dangereux forcené, ils tiennent Bruno en joue pendant quelques instants, avant de se détendre, les yeux écarquillés. Au jus de la tournure des événements, les salariés se regroupent pour montrer leur indignation face à cette direction qui se sent menacée par un handicapé qui a eu le malheur de se mettre en rogne.
Dans la boîte,maintenant, on se pose des questions. Un plan de suppression d’emplois (76 sur 102) vient d’être lancé, comme dans la plupart des usines du groupe Arkéma, et les gars se demandent comment ça va se passer. Lors du précédent plan, les 220 salariés de l’époque avaient bloqué l’usine pendant trois semaines, sans voir l’ombre d’un flic. « Si elle n’arrive pas à gérer un seul licenciement, comment va-t-elle faire pour les 76 autres ? », se demande l’un d’entre eux. La CGT de la boîte pense fortement à mener une action en justice.
Article publié dans CQFD N°71, octobre 2009.
Reçu de Patrick Mignard
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