Pour Basta !, Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de gauche à l’élection présidentielle de 2012, explique sa vision de « la rupture » : rupture avec les marchés financiers, avec le productivisme ou avec la social-démocratie… À quoi il oppose une « révolution citoyenne » et une « planification écologique ». Entretien avec le leader du Parti de gauche reconverti à l’impératif écologique et admirateur de Jaurès.
Basta ! : Imaginez que la gauche, la vôtre, remporte les élections. Vous lancez des réformes fiscales, des politiques sociales, reconvertissez l’économie... Et là, les agences de notation dégradent la note de la France, la dette grimpe, les taux d’intérêt s’alourdissent. Comment réagissez-vous ?
Jean-Luc Mélenchon : Ce triste sort ne sera pas réservé qu’à un gouvernement du Front de Gauche. Si c’est un gouvernement socialiste, les agences de notation lui tomberont dessus avec la même sauvagerie. Les fonds de pensions savent que les socialistes ne résistent pas. Ils n’ont pas résisté en Grèce. C’est un événement dont la portée dépasse la Grèce. C’est à peu près l’équivalent de ce qui s’est passé avec le vote des crédits de guerre en 1914. Les socialistes allemands avaient juré de faire la grève générale s’il y avait la guerre… Et ils ont voté les crédits de guerre ! La guerre commence avec les banques, et qui est le premier à se coucher et à faire passer son peuple à la caisse ? Le Premier ministre grec, président de l’Internationale socialiste. Et si c’est un gouvernement de droite, ce sera pareil. Les Français sont détestés par la finance anglo-saxonne. Pour eux s’il y a un pays dont il faut briser les reins, c’est bien la France. Parce que la France, ce sont les services publics, c’est « liberté-égalité-fraternité ». La méthode Sarkozy consiste à passer par-dessus bord, petit à petit, tout notre appareil égalitaire : les retraites, la santé, bientôt l’école. Et le monstre financier n’est jamais repu. Il est insatiable. La France est un fruit juteux. Elle sera attaquée.
Mais quelle alternative à un éventuel plan d’austérité ?
Le système est dans une impasse. M. Sarkozy ne tient pas tête. Les socialistes capitulent. Et nous ? On résistera sans concession ! Ceux qui viendraient nous prendre à la gorge seront servis, parce que l’emprunteur a toujours la capacité de ne rien rendre. Que tout le monde gagne sa vie, d’accord, mais pas sur le dos du peuple français, avec des taux d’intérêt à 10% ou 15% ! Pour cela il faut modifier la gestion de la monnaie unique. Il faut changer le statut de la Banque centrale européenne. Là est la clef de tout. Les libéraux ont pris la clef, l’ont jetée au fond de la mer et disent : « Il n’y a pas de clef, il n’y a pas de porte, on ne touche à rien ». L’ancien directeur de la BCE, Jean-Claude Trichet, nous dit : « Si vous rééchelonnez la dette, les compagnies d’assurance vont s’écrouler ». Madame Merkel nous dit : « Oui, mais si jamais ils ne payent pas la dette, les banques vont s’écrouler ». Et nous en sommes là. Tout ça va se casser la figure. Nous ne savons pas à quel rythme, mais c’est parti pour.
Récupérons la clef ! Comment construire le rapport de force ? En mettant en place les mesures techniques qui permettront d’assainir la sphère financière. Nous les proposons à tout le monde, et nous les appliquerons dans notre pays. Ce n’est pas à nous d’avoir peur. C’est ceux qui comptent sur notre bêtise pour continuer à les engraisser, sans aucune justification. Il est normal que tous ceux qui apportent quelque chose à la production reçoivent un retour. Mais ceux qui ne sont pas raisonnables de bon gré, le seront donc par la force ! Celle de la loi.
Sur quelles forces pouvez-vous vous appuyer, en Europe ou ailleurs, pour que la France ne se retrouve pas isolée face aux marchés financiers ?
Le premier élément du rapport de force, c’est le peuple conscient, intervenant, impliqué. On ne peut pas gagner en étant enfermé à l’Élysée ou dans trois ministères. Et en Europe ? Nous allons convaincre. D’une frontière à l’autre, il n’y a que des êtres humains, semblables dans leurs aspirations, leurs besoins, leurs amours. Je suis certain que la parole de la France serait entendue. D’abord parce que nous sommes bientôt les plus nombreux : quand même déjà 64 millions ! Nous sommes la deuxième puissance économique de l’Union. Nous sommes un grand peuple, éduqué, formé. Celui de la grande révolution de 1789 ! Notre devoir est de résister les premiers. Quand un pays résistera, la peur changera de camp, plus personne ne voudra céder. Les Islandais l’ont fait, en disant par référendum « on ne paie plus ». Ils s’assoient sur leurs dettes. Leur première décision : élire une Constituante. Grande leçon ! Tel est notre temps : la situation se noue sur le plan social – les gens n’en peuvent plus, ne supportent plus – mais elle se traduit en revendiquant la démocratie. Ce que subissent aujourd’hui les Grecs, c’est la violence d’une Europe autoritaire. Je ne demande qu’à être démenti par les faits ! Vérifions par les urnes ! En Grèce, faites voter ! L’Union Européenne préfère imposer ses pillages par la force. Sitôt qu’on entre dans le vif du sujet, les masques tombent : la liberté et la démocratie sont de notre côté, l’oppression, la tyrannie, les méthodes violentes sont du leur.
Votre programme d’action est fondé sur une « révolution citoyenne ». Qu’entendez-vous par là ?
D’abord il y a le mot « révolution », il ne faut pas le brader. « Révolution », cela touche des domaines bien précis.
- Premièrement, les institutions : fin de la monarchie présidentielle, bataille pour la 6ème République et Assemblée constituante.
- Ensuite, une modification du régime de la propriété. Dans la révolution citoyenne, certains secteurs d’activité sortent de la propriété capitaliste et du marché : l’éducation, l’énergie, les transports, la santé, l’argent lui-même qui doit redevenir un bien commun.
- Troisième élément, la modification de la hiérarchie des valeurs : ce ne sera pas la concurrence libre et non faussée ou la liberté du commerce, mais la coopération et la soumission de toute décision à l’impératif de conservation de l’écosystème qui rend la vie humaine possible. Cette révolution est « citoyenne ». L’adjectif n’est pas là pour adoucir ou faire passer la pilule. Il veut dire que le moyen de la révolution égale sa fin. Le moyen, c’est l’action consciente et délibérée – au sens de mise en délibération – du peuple qui exerce le pouvoir. Chaque personne devient citoyenne : elle n’exprime pas seulement ce qui est bon pour elle, ce qu’elle peut faire par exemple dans le cadre du syndicat ou dans le cadre de l’association, elle dit ce qui est bon pour tous. Chacun d’entre nous est investi d’une mission un peu « sacrée », magique : penser ce qui est bien pour tout le monde. L’objectif, c’est que l’humanité s’autodétermine. Qu’elle cesse non seulement d’être en proie à des vérités révélées – auxquelles nous sommes chacun libres de croire en notre for intérieur – mais qu’elle soit aussi libérée de l’injonction que représenterait la main invisible du marché. Une humanité rendue citoyenne c’est une humanité émancipée.
Comment faire en sorte que les citoyens soient en capacité de porter cette révolution, de « penser pour tout le monde » ?
On ne peut pas s’impliquer dans la vie de la Cité si la préoccupation numéro un, c’est de survivre jusqu’à demain et peut-être même jusqu’à tout à l’heure. La condition de base est donc une répartition des biens qui permettent de vivre. Et puis il y a l’éducation : il faut être capable. Il n’y a rien de plus humiliant et dégradant pour quelqu’un que de se savoir ignorant. Il faut un peuple éduqué, avec un rapport critique au savoir. D’où la place de l’école. Ensuite il y a les médias : des gens dont c’est le métier de nous procurer les informations dont nous avons besoin pour être des personnes responsables et capables d’agir en toute conscience. D’où la place centrale de l’information et du système des médias dans la citoyenneté. Les médias sont au service de la conscience civique et leur devoir est de la servir. Ils ne peuvent être irresponsables, ils appartiennent à l’esprit public. C’est très exigeant, c’est comme l’école, qui appartient à la Nation. Avec cela, on aurait déjà les bases. C’est le mécanisme idéal. Une école qui éduque correctement et qui éveille les enfants, des médias réellement respectueux de leur public et de la citoyenneté de ceux qui les lisent… Cela a l’air d’être de bon sens. Mais, dans la vie, rien ne se passe comme cela.
Votre idée de révolution serait-elle donc fondée sur un idéal inatteignable ?
Dans le monde réel, ces choses ne se réaliseront qu’à condition qu’on les aide à se réaliser. En Amérique du Sud, au Maghreb ou en Espagne avec les Indignés, les gens demandent tous la même chose : la liberté, la démocratie, le droit de gagner son pain. Le monde stable, en équilibre, n’existe pas. C’est la lutte qui est mère de toute chose ! Démocrite nous l’a enseigné au 5ème siècle avant notre ère. Commençons par avoir un comportement adulte, acceptons que telle est bien la réalité et tâchons d’y trouver notre place en donnant à cette lutte une forme civilisée : « la démocratie ». Et ensuite réglons les problèmes par le débat, le consentement, et quand nous ne sommes vraiment pas d’accord, l’arbitrage.
Pas par le consensus ?
Le consensus, c’est la violation de la démocratie. Assumons que nous sommes dans des contradictions qu’il faut dénouer, que ce n’est pas malsain que nous ne soyons pas d’accord, et, qu’à la fin, il faut trancher. Et que si l’on se trompe, il faudra peut-être y revenir une deuxième fois. Le réel n’attend pas pour avoir sa propre dynamique. Et la dynamique actuelle, c’est une crise de la civilisation humaine sous l’impact de deux chocs : la crise du modèle capitaliste d’accumulation qui aboutit à l’absurdité que l’on a sous les yeux. Et la crise écologique qui va mettre tout le monde d’accord plus vite que n’importe quelle autre contradiction du capitalisme. Nous sommes dans cette séquence-là, pas dans une séquence apaisée, où l’on discute tranquillement. C’est dans le bruit et la fureur que les choses se construisent à présent. Nous sommes à une période où les êtres humains ont intérêt à savoir ce qu’ils veulent, parce que s’ils ne « savent » pas, l’impact de leurs propres activités va s’imposer à eux. L’écosystème va être détruit. C’est un moment angoissant mais superbe aussi. Nous sommes en pleine responsabilité, comme lorsque on devient adulte. C’est un peu laborieux, nous ne sommes jamais sûrs d’y être arrivés, même à mon âge. Mais c’est quand même bon de se sentir maître de soi, « émancipé », autonome. La révolution citoyenne est une révolution humaniste qui commence, qui passe et qui finit par l’humain. Et ce mouvement-là englobe tout, l’écosystème et aussi les règles sociales.
Vous insistez sur « l’impératif de conservation de l’écosystème ». Que répondez-vous à ceux qui affirment que l’écologie est un problème secondaire par rapport aux problèmes sociaux ?
Cela part d’un malentendu, d’une incompréhension. Il est absolument impossible de séparer quoi que ce soit de l’écologie. Quand on parle de l’écologie politique, on parle de la manière d’appréhender la vie en commun des êtres humains, en tenant compte de sa compatibilité avec l’écosystème. Pour beaucoup de gens, l’écologie est une sorte d’environnementalisme light doublé d’un peu de bonne conscience civique. Ce n’est pas de cela dont il s’agit. On parle de la préservation de l’écosystème qui rend la vie humaine possible. Si on l’épuise, il n’y a plus de vie humaine et donc plus de question sociale, plus de question politique. Sans l’impératif de protection de l’écosystème, on pourra inventer tout ce qu’on veut, si tout le monde est mort, il n’y aura plus personne pour en discuter. Ce constat refonde la totalité de l’idéal de gauche. Il y a un écosystème unique pour les êtres humains, tous dépendants de cet écosystème. Donc il y a un intérêt général qui n’est pas que le résultat des intérêts particuliers. L’écologie politique, ce n’est donc pas le énième chapitre du programme. C’est le cœur, qui nous aide à penser la totalité du programme. C’est la raison pour laquelle nous nous considérons comme un parti écologiste. Pas parce que c’est un des thèmes de la lutte – on aurait pu ajouter laïc, féministe, qui sont des thèmes de lutte centraux pour nous – mais parce que s’en est la condition initiale. Notre devise est « écologie, République, socialisme ». L’écologie est un thème encore trop récent, mais l’ampleur de la catastrophe qui menace va vite conduire tout le monde à réfléchir. Il n’y a pas de meilleure école que la lutte et la réalité.
Vous prônez une « planification écologique », c’est-à-dire ?
La planification, c’est fixer des lignes d’horizon dans une société qui n’en a pas. Et c’est un horizon de progrès humain. C’est discuter sur ce qui est important, ce qui urgent ou pas. C’est ramener la vie de la société dans la délibération collective. Le repère central de la société actuelle est le court terme. L’activité d’une entreprise est guidée par des bilans tous les trois mois, le cycle politique s’est raccourci, le cycle médiatique est à la frontière du collapse entre l’instantané et une durée de visibilité de 24 heures. Tout le pouvoir est dans le temps court. La planification, c’est le retour de la maîtrise collective sur ce qu’on organise. C’est rétablir les droits du temps long. Et l’écologie est le domaine du temps long. Il y a déjà une connivence étroite entre l’idée de planification et l’idée d’insertion de l’activité humaine dans le temps long, c’est celui de la nature.
Comment articuler cette « planification » ou les nationalisations que vous préconisez, sans renouer avec l’étatisme et la centralisation, sans étouffer les initiatives locales ou privées ?
Je ne suis pas partisan de nationalisations tous azimuts, et de la centralisation. Il y a des domaines où ce n’est pas une bonne idée. Celui de l’énergie par exemple : le réseau doit être de dimension nationale et sous la responsabilité de la collectivité toute entière. Mais la production de l’énergie et la planification de ses installations se font nécessairement au niveau local. La planification écologique est nécessairement démocratique, elle n’est pas étatique. Cette planification ne se construit pas dans des bureaux à Paris, même si ceux-ci peuvent impulser le mouvement. La planification écologique, par son contenu démocratique, contamine, irrigue, réorganise la société autour d’elle. Quand on parle de planification, certains répondent immédiatement : « Gosplan » (du nom de la planification de la production agricole et industrielle en URSS, ndlr). « Planifier » ? À ce mot, ils se sont déjà évanouis. Si le Gosplan n’a pas fait que des erreurs, ce n’est pas un bon système. Certains croient que nous n’avons pas été capables de tirer la leçon du Gosplan ? Mais nous avons aussi tiré la leçon du marché ! Cette révolution, son contenu, n’a aucune capacité de conviction, si elle ne transite pas par l’idée fondamentale : les citoyens décideront. Cela nous met à distance des modèles révolutionnaires autoritaires qui peuvent aussi survenir.
Donc la « planification écologique » n’est pas antagoniste avec l’initiative privée ?
Nous partons de la production et de l’entreprise, mais sans le verbiage libéral des petits prétentieux gominés qui prétendent avoir tout compris. « Il faut gérer le pays comme une entreprise », entend-on. Surtout pas ! Quelle idiotie ! Ils décident que personne ne devrait se mêler de prévoir la production, que, seul, le marché « sait », lequel marché est stimulé par la publicité, laquelle publicité est stimulée par le fric. Personne n’a le droit de discuter de cela. De notre côté, nous parlons de « collectif de travail », au sein duquel des gens produisent des biens, qu’on essaie de rendre écologiquement compatibles avec notre environnement, et avec une utilité sociale. Nous favorisons l’auto-organisation, donc le modèle coopératif. Les leviers ne sont pas ceux de la cupidité. C’est un autre modèle : on aime son travail, le goût du travail bien fait, le goût du collectif, d’apporter des choses utiles et qui sont bonnes pour la santé des autres. Le capitalisme est une déformation du sentiment humain vers la cupidité et la compétition. Pourtant deux principes sont présents en chacun d’entre nous, celui de la compétition et celui de la solidarité. Reste à savoir lequel nous mettons aux postes de commande.
Faut-il mettre en place une fiscalité incitative en faveur de l’économie sociale et solidaire, pour les sociétés coopératives par exemple ?
Une fiscalité incitative ? « À votre bon cœur m’sieur dame ! ». Qui veut être gentil ? Moi ! Qui veut donner son portefeuille ? Pas moi ! C’est ça ? Cela suffit. Une entreprise est délocalisée ? Et bien, au revoir au patron. La boîte, elle, reste ici. Les travailleurs la reprennent ! On pose en premier la question aux travailleurs. Vous voulez faire une coopérative ? S’ils ne s’en sentent pas capables, on se tourne vers la collectivité. Et ainsi de suite... Mais on ne laisse plus d’entreprises partir. On crée quelque chose. Je ne suis pas d’accord pour que la transition économique se fasse par «incitation». Il y a des moments où il faut dire : « C’est comme ça et pas autrement ». Regardez le train à grande vitesse, c’est l’État. Airbus, c’est pareil. Il ne s’est rien passé tant que l’État ne s’y est pas mis. Les patrons du CAC40 attendent pour faire des investissements « d’avoir une visibilité », des « signaux du marché ». Mais qui est le marché si ce n’est eux ? Qu’attendent-ils ? Que la PME du coin donne la tendance ?
Comment faire pour que cette transition économique et énergétique soit socialement acceptable, pour les salariés du secteur automobile par exemple, ou pour les usagers de la voiture ?
C’est trop facile pour l’industrie automobile de nous mettre le couteau sous la gorge alors que rien n’a été fait pour essayer de changer le modèle énergétique des voitures. L’avenir, c’est la voiture électrique ? Mais alors, il va falloir des centrales nucléaires en plus ! Donc on n’en finira plus de cette histoire. La clé, c’est la planification. Penser le tout. Pour l’automobile, il faut de nouveaux horizons techniques. Personne n’a envie aujourd’hui de renoncer à la mobilité. Comment concilier l’autonomie de la mobilité, son accessibilité, son confort et le fait que ce soit écologiquement durable ? C’est une question technique, c’est tout. On met des ingénieurs autour d’une table, et on leur dit de trouver. Les solutions existent. Si nous ne planifions pas, nous ne ferons rien de socialement acceptable. Nous ne pouvons pas sortir des énergies carbonées sans planification écologique.
Êtes-vous pour une sortie du nucléaire, et si oui dans quels délais ?
Au Front de Gauche, nous ne sommes pas tous du même avis sur ce sujet. Le Parti de Gauche est pour la sortie du nucléaire. Au Parti communiste, certains sont pour la sortie du nucléaire, la majorité est pour un mix énergétique. Comme candidat commun, je dois porter la parole commune, ce sur quoi nous nous sommes accordés. Les socialistes proposent de diminuer le nucléaire. Mais s’il est dangereux c’est dès la première centrale ! Sans vouloir effrayer les gens, l’une de nos centrales se trouve en amont du fleuve qui dessert la capitale (Nogent-sur-Seine, ndlr). Nous sommes le seul pays au monde à faire un truc pareil ! D’autres centrales sont concentrées dans la vallée du Rhône où se trouve déjà toute l’industrie chimique du pays. Dans l’hypothèse où ce serait très dangereux, ce qui est ma conviction intime, le danger est aggravé en France. Comment s’en sortir ? En faisant appel au peuple souverain. Il faut trancher, pas simplement en discutant entre nous, au sein du Front de Gauche, car sinon nous y sommes encore dans un siècle. C’est donc au peuple de trancher par référendum. Que nous sortions ou pas du nucléaire, la recherche doit continuer pour une raison : trouver la solution pour les déchets. Nous ne pouvons pas accepter l’idée de léguer aux générations suivantes un tas de déchets radioactifs pour 10.000 ans. Ensuite vient la question du délai : entre les scénarios de sortie sur dix ans – ce qui paraît-il risque d’étrangler la France – et ceux sur trente ou quarante ans, la dernière option semble réunir plus de partisans. Sur le nucléaire, nous avons quand même un gros problème : nous ne savons pas démanteler les centrales. C’est un problème immense qui nous reste sur les bras. Quel que soit le scénario, 10, 30 ou 40 ans, il nous faut commencer tout de suite. C’est une vision mesquine de croire que les travailleurs du nucléaire s’identifieraient au nucléaire au point de ne vouloir entendre parler de rien d’autre. Les travailleurs de l’armement, ce n’est pas à l’armement qu’ils sont attachés, c’est à leurs machines, à leurs savoir-faire professionnels. Les travailleurs du nucléaire ont été les meilleurs dans leurs branches. Si vous leur demandez de faire autre chose, ils le feront. Quoi qu’il en soit, il existe une exigence commune : la conservation du caractère nationalisé du dispositif, et la surveillance implacable du système de sous-traitance. À mon avis, la sous-traitance devrait être intégrée dans une entreprise d’État avec une stabilité d’emplois pour les travailleurs, et l’arrêt immédiat de la compétition au fric dans ce domaine. Ça ne coûtera jamais trop cher.
Quelles seraient les énergies de substitution en cas d’arrêt de la filière nucléaire ?
Il n’y a pas que les énergies de substitution, comme le montre le scénario négaWatt, il y a aussi celle que l’on ne va pas consommer. Dans les énergies renouvelables, je suis pour utiliser à fond l’énergie de la mer et que l’on recourt à la géothermie profonde, qui est une immense ressource, facile, accessible, qui ne gêne personne. Les éoliennes ne provoquent pas que de la joie et du bonheur. Je n’irai pas habiter à côté d’un parc d’éoliennes. Ma solution, c’est la géothermie profonde et l’énergie de la mer : c’est une énergie infinie, et c’est très simple à extraire.
Dans ce monde fini, aux ressources limitées, peut-on aujourd’hui être de gauche et productiviste ?
La social-démocratie est intrinsèquement productiviste. Pourquoi ? Elle colle le capitalisme comme la moule à son rocher. Surtout, ils proposent de « partager les fruits de la croissance ». Ils comptent rétablir l’équilibre et la justice sociale avec un supplément de biens. Nous produisons 1.995 milliards d’euros par an. Mais : pas touche ! On va simplement partager les fruits de la croissance : ce qu’il y a entre 1.995 milliards et le surplus. Nécessairement, il faut produire et produire encore. Et ne pas être trop regardant sur ce qu’on produit tant que cela occupe du monde. Nous ne pouvons pas continuer comme ça. Une bonne partie des productions sont absurdes. Elles n’existent que parce que la publicité a stimulé des besoins qui n’existaient pas. Nous devons reconsidérer l’utilité sociale des productions. Je n’adopte pas le mot « décroissance ». Mais il doit nous servir à réfléchir, à faire tomber le mythe du « plus il y en a, mieux c’est ». Cependant, si nous voulons être entendus par un très grand nombre, il ne faut pas commencer par dire : « Vous aurez moins ». Beaucoup vont répondre qu’ils ne peuvent pas faire davantage d’efforts. Mais tout le monde est capable d’entendre que le mode de vie qui nous est proposé est aberrant, que nous faisons des consommations artificielles. Plutôt que de parler de croissance ou de décroissance, je préfère parler de progrès humain, dans la logique des travaux de Jacques Généreux. Où est le progrès humain ? Que faut-il arrêter ou développer ? Cela signifie accepter de se soumettre aux critiques des décroissants. Si on commence par dire que ce qu’ils racontent est insupportable, on perd la puissance d’interpellation qui est la leur.
À combien chiffrez-vous cette transition, les nationalisations, la revalorisation du SMIC à 1.500 euros ? Et comment les financer ?
Nous sommes en train de la chiffrer. Notez que nous sommes sympas : nous pourrions tout prendre et ne rien donner ! C’est une possibilité que je rappelle à ceux qui élèvent trop la voix. C’est ce qui s’est passé en 1789 : nous avons tout pris, et rien donné. Votre question est aussi vieille que le socialisme : Jean Jaurès a été interpellé à l’Assemblée nationale par un gars de droite qui lui disait : « Mais chiffrez, M. Jaurès, chiffrez votre projet ! » À l’époque, Jaurès proposait la propriété collective des moyens de production. C’était un vrai socialiste ! Et Jaurès répond : « Écoutez, vos ancêtres ne se sont pas posés la question avant de confisquer la totalité des propriétés terriennes du clergé, qui possédait plus de la moitié de la terre. » Je réponds de même ! Et à ceux qui parlent un peu trop de la soumission de l’emprunteur au prêteur, je rappelle qu’il est possible de ne rien rembourser. Je crée une ambiance de travail... Ils disent : « Si vous ne remboursez pas tout de suite, je ne vous prêterai plus. » Et bien je réponds : « Si vous n’êtes pas raisonnable, non seulement je ne rembourse pas, mais en plus vous me prêterez de force. » Cette possibilité existe : l’emprunt forcé. On l’a déjà fait, en France. Pour créer ce rapport de force, les gens ne doivent pas avoir peur. Qu’il y en ait encore beaucoup à convaincre n’est pas une raison pour renoncer. Sinon il ne se produira jamais rien. Et puis nous sommes dans un moment chaud. J’ai le sentiment qu’une ouverture dans l’arène politique peut se produire. Si nous posons des questions rationnelles au peuple, il fait des réponses rationnelles : il n’y a plus un sou et les banquiers veulent nous prendre le peu qu’il reste ? Qu’est-ce qu’on fait ? On paie ou on résiste ?
Mais en attendant ce rapport de force, quelles sont vos marges de manœuvre ?
Déjà ramener le curseur là où il était il y a 25 ans. Et ce n’était pas le communisme de guerre ! Depuis, dix points de la richesse produite sont passés des poches du travail à celles du capital. Soit 195 milliards d’euros par an. Cela donne quelques marges de manœuvre. Pourquoi connaît-on des difficultés aujourd’hui ? Pas parce que nous dépensons trop, mais parce que l’on a vidé les caisses en mettant moins à contribution ceux qui sont pourtant en état de donner plus. On a volontairement appauvri l’État. C’est une stratégie des libéraux. Les marges de manœuvre existent. Et n’oublions pas notre capacité à produire. Tout le reste peut partir, nous redresserons immédiatement le pays. La vie continue. Tous les ans, la France produit 1.995 milliards d’euros. Le patrimoine constant, privé et public, vaut 30.000 milliards d’euros. Un investisseur ne peut pas emmener le château de Versailles sur son dos.
Avez-vous l’impression que la gauche est aujourd’hui déconnectée des classes populaires ?
Déjà j’apprécie que vous parliez de « classes » parce que dans les milieux bien élevés, on euphémise, on parle de « couches populaires ». Il y a bien des classes sociales. La société est travaillée par un clivage fondamental aujourd’hui : les oligarques d’un côté, le peuple de l’autre. La gauche politique est illisible. Pour un très grand nombre de gens, la gauche et la droite, c’est pareil. Ça me fend le cœur de dire ça, mais c’est comme ça. La gauche officielle a largement décroché du peuple tout entier. Pas seulement des milieux populaires. Quand on parle des milieux populaires, de qui parle-t-on ? Qui est du peuple ? Les ouvriers ? Les employés ? C’est la classe sociale la plus importante de ce pays. Depuis trois décennies, on nous a expliqué qu’il n’y avait plus d’employés ni d’ouvriers dans ce pays. Maintenant, on a l’air de se rendre compte que ce n’est pas vrai, mais uniquement pour injurier cette masse et l’assigner au Front national, la traiter de raciste, d’être sécuritaire, toutes tares bien réparties pourtant. Je pense notamment à Manuel Valls ! Il s’est ridiculisé en disant que les violences conjugales se commettaient surtout dans les quartiers. Tous les milieux sont concernés ! La gauche est décrochée du peuple au sens où elle exprime le point de vue étroit et limité de la classe moyenne supérieure, qui est prête à consentir généreusement à des sacrifices qu’elle se propose d’infliger à toute la société. Nous connaissons un divorce majeur. 25% de gens sont prêts à voter à gauche en se bouchant le nez, les oreilles et en fermant les yeux, 25% de gens sont prêts à aller voter à droite dans les mêmes conditions parfois, et au milieu une masse immense de désemparés, de désorientés. L’enjeu est de savoir qui propose à toute la société un nouvel horizon. Ce n’est que comme ça que nous arriverons à rassembler de nouveau le peuple : sur une perspective pour tourner la page, une vraie perspective de rupture.
Recueillis par Sophie Chapelle, Nadia Djabali et Agnès Rousseaux - (19 juillet 2011) -
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Bastamag
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