mardi 23 août 2011

Taxer les riches ? Quelle riche idée !

Franz Peultier

Le mercredi 17 août, les médias français ont eu vent d’une idée révolutionnaire : taxer les riches pour réduire le déficit public. Il fallait y penser. Et il fallait que ce soient les premiers intéressés qui y pensent pour que les grands médias s’en fassent l’écho et y trouvent un quelconque intérêt. Quelle riche idée, quand ce sont des riches qui la suggèrent... à des médias brutalement réveillés.

Une idée de riche

Taxer les riches ? En voilà une idée qu’elle est bonne ! Et nouvelle en plus. Une présentatrice d’iTélé a parfaitement résumé la situation, le jeudi 18 août : « C’est l’un d’eux qui a lancé l’idée, Warren Buffett. » Et le reportage qui suivait de confirmer : « L’idée a germé en Amérique... » En effet, jamais les militants de la gauche sociale et politique n’ont proposé, au cours de ces trente dernières années, d’augmenter les impôts des ménages les plus fortunés. Pour Libération, qui s’en empare enfin à la « Une » (alors qu’elle a été à plusieurs reprises évoquée en d’autres temps, mais en pages intérieures), c’est d’ailleurs une « riche idée ».

Et le Monde l’a trouvée tellement novatrice qu’il lui a consacré un éditorial. Pourtant cette idée révolutionnaire aurait pu ne jamais traverser l’Atlantique si le Monde n’avait pas découvert, enfin, un auteur suffisamment digne de la défendre, en offrant une tribune au courageux Daniel Lévy, président du directoire du groupe publicitaire Publicis et de l’Association française des entreprises privées, le 17 août, dans laquelle il consacre un paragraphe à réclamer que les riches fassent « une contribution exceptionnelle » à « l’effort national ».

« Il est normal que nous, qui avons eu la chance de pouvoir réussir, de gagner de l’argent, jouions pleinement notre rôle de citoyens en participant à l’effort national. Oui, une contribution des plus riches s’impose à mes yeux. Et pas seulement les dirigeants. Tous ceux qui peuvent par leurs moyens participer à ce nécessaire effort national. »

Que l’on ne se méprenne pas : M. Lévy ne propose pas un relèvement de l’impôt définitif. Sa contribution ne sera qu’ « exceptionnelle ». Et elle ne sera consentie qu’en échange d’une politique néolibérale menée à son terme. Dénonçant « l’idée que les Français ont de l’État-providence et de l’assistanat », M. Lévy réclame « une vraie, une sérieuse, une profonde réforme de nos structures administratives et de nos systèmes sociaux », ainsi qu’une réduction sensible « des coûts des charges qui pèsent sur les salaires afin de regagner le terrain perdu et se donner les moyens de créer de la richesse et des emplois dans notre pays ».

« Réforme », « compétitivité », « assistanat »… la présence de ces termes choyés par les médias dominants explique que son discours ait été à ce point entendu et repris. Il fait semblant de proposer une idée neuve tout en réclamant la poursuite des politiques entamées il y a trente ans. M. Lévy est un publicitaire qui sait quel discours tenir pour préserver ses intérêts sans en avoir l’air.

Le résultat est à la hauteur de ses espérances : « Ces ultrariches qui veulent payer plus d’impôts », titrait le Parisien – Aujourd’hui en France jeudi 18 août [1], confirmant au sein d’une double-page que « Tout est parti de l’appel de Warren Buffett ».

Disons plutôt que certains médias sont partis au coup de sifflet de Warren Buffet… et se sont emballés un peu rapidement. Un exemple : sur le site de RTL on pouvait apprendre que « les super-riches » s’étaient – tous – emparés de la proposition de leur gourou états-unien.

Et, parce que les « plus aisés » sont une espèce qui mérite un peu de considération, nos principaux médias se sont évidemment enquis de l’avis des intéressés.
- Ainsi, Pierre Bergé, actionnaire du Monde, a-t-il pu donner son avis sur le site de la Tribune et sur RTL.
- À Geoffroy Roux de Bézieux, PDG de Virgin Mobile, le Parisien a offert une demie-page pour répondre à cette difficile question : « Vous considérez-vous comme riche, et seriez-vous prêt à payer plus d’impôts ? »
- Dans son journal de 13 heures, mercredi 17 août, France Inter donnait la parole pendant plusieurs minutes à un autre riche : Charles Beigbeder, ancien PDG de Poweo et ancien candidat à la présidence du Medef. M. Beigbeder a pu lui aussi exprimer son point de vue et dire s’il était d’accord ou non pour payer plus d’impôts.
- Et I-télé, en veine de couverture originale, offrait à ses téléspectateurs, le 19 août, un micro-trottoir auprès de quelques très riches (ou présumés tels…) réalisé… à Saint-Tropez. Un déroutant pluralisme.

Et certains se sont montrés perplexes. Ainsi le Midi-Libre a enquêté… régionalement.

Suivisme médiatique

À l’automne 2010, à l’heure où il s’agissait de faire voter au parlement une contre-réforme des retraites, on ne croit pas avoir lu, dans le Monde, une tribune de M. Robert Martin, smicard, pour demander que le projet soit retiré. On ne croit pas avoir entendu, au journal de 13 heures de France Inter, M. Rafik Moukine, ouvrier, dire pendant deux minutes s’il était « prêt à travailler deux années de plus ». Les responsables syndicaux, certes, ont eu la parole. Mais des centaines de milliers de manifestants qui se sont exprimés publiquement dans la rue, il n’est resté sur les chaînes de télévision que quelques bénéficiaires de micros-trottoir : quinze secondes pour chacun, et pas plus !

Il est vrai que l’idée de reporter l’âge de départ à la retraite ne venait pas des salariés, mais du Medef. Il faut alors constater que, quelle que soit l’idée soumise à nos responsables politiques, les principaux médias français semblent ne s’intéresser qu’à l’avis de ceux qu’ils appellent « les décideurs ». Ainsi, il a fallu attendre que Nicolas Sarkozy et Angela Merkel commencent à penser d’envisager de taxer les transactions financières pour que cette proposition, défendue depuis plus de dix ans par Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne), émerge dans nos grands quotidiens, télévisions et radios comme une éventualité concevable. Les propositions d’Attac ont été, durant ces longues années, régulièrement tournées en dérision par nombre d’éditocrates, qui ne voyaient aucune raison de prendre au sérieux de doux rêveurs qui affirmaient qu’ « un autre monde est possible ». Il faut donc, une nouvelle fois, constater le suivisme médiatique vis-à-vis des possédants, seuls à même d’imposer une question dans le débat public.

Hormis quelques médias de parti-pris, les radios et les télévisions généralistes n’ont pas manifesté un entrain excessif pour donner directement la parole aux pauvres qui s’appauvrissent, lorsque, par exemple, le bouclier fiscal a été adopté... Il faut dire que « les riches », eux, ne s’étaient guère émus de cette mesure qui les favorisait. Que les pauvres, ou ceux qui prétendent les représenter, s’indignent de ce qu’ils considèrent être une injustice sociale, c’est une évidence... Mais que « les riches » eux-mêmes (ou plutôt quelques-uns d’entre eux…) offrent de payer plus d’impôts, ça, c’est une info ! Si des journalistes en prennent prétexte pour analyser les effets possibles d’une telle taxation, les éditorialistes ont du mal à se remettre de leur stupéfaction. Ainsi celui du Monde peut courageusement titrer : « Taxer les riches, avec leur bénédiction » [2]. Et celui de Libération se prend à regretter que cette idée ne soit relayée que « par de trop rares patrons » [3]...

C’est pourquoi il n’est peut-être pas anodin que Daniel Lévy - l’homme qui a trouvé tant d’écho avec cette « taxe pour les riches » - soit également une personnalité se trouvant très précisément à l’intersection entre les pouvoirs politiques, économiques et médiatiques. Que la « riche idée » puisse être, comme le souligne « Arrêt sur Images » (Asi), « le premier fumigène de la rentrée » [4], incite à se demander pourquoi une petite cohorte des responsables de rédaction ont tenté d’illuminer le brouillard, en relayant la parole d’une petite cohorte de « super-riches » prophétiques.

Daniel Lévy est un ami de Nicolas Sarkozy, rappelle Asi. Mais il est surtout un acteur central du jeu qui lie les médias commerciaux et les annonceurs publicitaires [5]. Pour se faire entendre, nul besoin d’une concertation : un simple « cela-va-de-soi » suffit…

Encore ne s’agit-il que d’un simple indice. Mais il n’est nullement anodin que, trop souvent, une idée n’enflamme – pour un temps – les gestionnaires du débat public si et seulement si elle émane des pouvoirs politique et économique et de leurs porte-voix.

Ainsi, l’élite du journalisme des médias dominants aime par-dessus tout les propositions banales quand elles proviennent des autres cercles de la domination. Elle n’aime rien tant que les critiques, fussent-elles inoffensives, provenant de ceux qu’elles visent. Et de même qu’une hausse d’impôt pour les riches ne devient une idée d’autant mieux recyclable dans un « débat » qu’à la condition que ce soient les riches eux-mêmes qui la soumettent, une critique du journalisme n’est considérée comme recevable qu’à la condition qu’elle soit émise par quelques journalistes qui ont la lourde charge de parler au nom de tous. Car ils sont les seuls, étant à l’intérieur du système, capables de juger de son bon fonctionnement. C’est également la raison pour laquelle les plus ardents et les plus influents critiques des « archaïsmes de la gauche » sont ceux qui prétendent lui appartenir ou peuvent se prévaloir d’en avoir fait partie.

Ainsi émergent, du jour au lendemain, de « grandes questions », souvent dérisoires et toujours circonscrites au cercle critique constitué par les animateurs des débats et leurs partenaires, déterminé par ceux-là même qui sont tout à la fois l’objet et les animateurs du débat. Et c’est ainsi, également, que peu suggéreront que cette « taxe pour les riches » ne soit pas qu’exceptionnelle, et pas seulement destinée à « réduire le déficit », mais aussi durable et destinée à soutenir la justice sociale.

Franz Peultier

Notes

[1] Remercions au passage « Arrêt sur Images » d’avoir attiré notre attention sur cette « Une ».

[2] Editorial du 17 août

[3] Editorial du 18 août

[4] En accès libre pour l’instant

[5] Dans On achète bien les cerveaux (éditions Raisons d’agir, 2007), Marie Bénilde rappelle que le groupe dont il préside le directoire, Publicis, est un des plus gros acheteurs d’espaces publicitaires du monde. Publicis était en 2005 l’agence publicitaire des deux plus gros annonceurs de France, Renault et France Télécom. « Les centrales d’achat d’espace publicitaire arbitrent leurs investissements dans les médias en fonction de l’adéquation de ces derniers aux intérêts des marques qu’elles représentent », écrit Marie Bénilde.

Acrimed

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