dimanche 6 mai 2012

«Travailler à Fukushima, c’est l’enfer»

Thierry Jacolet

Liquidateur • Rares sont les employés de la centrale nucléaire accidentée à parler de leur mission. Un volontaire a accepté de témoigner. Un kamikaze de l’atome fier d’aider son pays.

«Je crois que mon chef nous a vus ensemble! Il faut que l’on sorte du magasin.» Takehiro* est pris d’une montée de stress en plein rayon surgelés du FamilyMart d’Iwaki, une ville située à une quarantaine de kilomètres de la centrale nucléaire accidentée de Fukushima Daiichi. Ce Japonais de 48 ans vient d’apercevoir le patron de son entreprise. «S’il se rend compte que je suis avec un journaliste, je vais avoir de gros problèmes.» Takehiro n’est pas autorisé par sa boîte à parler aux médias. Il a néanmoins accepté de mettre en danger sa «carrière» pour évoquer ses conditions de travail.
Prendre des risques, c’est la routine pour Takehiro. Il travaille sur le site ultra-contaminé de la centrale dévastée par le tsunami, le 11 mars 2011. Cet homme est un liquidateur, un terme utilisé depuis Tchernobyl pour désigner le personnel envoyé au casse-pipe après un accident nucléaire. Ils sont plus de 3000 à intervenir comme lui quotidiennement pour décontaminer la centrale ou refroidir les réacteurs.

Des cuves radioactives

Depuis le mois de mai, il participe à la construction des cuves : près de 1000 d’entre elles contiennent déjà 100 millions de litres d’eau très radioactive. De l’eau utilisée pour refroidir les réacteurs. L’employé ne veut pas donner de détails sur sa tâche. Si ce n’est qu’il travaille hors du bâtiment de la centrale. «Mais j’aimerais être à l’intérieur. Je m’y sentirais encore plus utile. Peut-être parce que je suis un peu kamikaze.» Takehiro veut être au cœur de la «bête». Comme si trimer dans un milieu contaminé jusqu’à 13 microsieverts par heure (μSv/h), c’est-à-dire 113,9 millisieverts par an (mSv/an) – plus de cent fois le niveau annuel de radioactivité tolérée pour la population au niveau international –, ne lui suffisait pas.
«Je sais que c’est hyper radioactif. Parfois, j’ai encore peur. C’était surtout le cas au début. Maintenant, le danger fait partie de ma vie. Peut-être que dans 5 à 10 ans je sentirai les effets
D’ici là, il aura déjà quitté la centrale. Un liquidateur ne fait pas de vieux os sur un site aussi irradié. En mars 2011, Tepco a relevé le plafond de la limite d’exposition de 20 mSv/an à 250 mSv/an afin de pouvoir réquisitionner plus longtemps les liquidateurs. Takehiro ne semble pas au courant. «Je travaille pour le sous-traitant d’une entreprise partenaire de Tepco (ndlr: le propriétaire de Fukushima Daiichi). La limite est de 30 mSv. Au-delà, on ne peut plus venir travailler.» L’employé a encore de la marge, puisqu’il a encaissé pour l’instant 20mSv en moins d’un an.
L’homme est pourtant mis à rude contribution. Engagé en mai 2011, il a travaillé tous les jours durant les quatre premiers mois. Pas une matinée ou un après-midi de repos durant cette phase d’urgence. Depuis septembre, il a droit à 6 jours par mois. Les vacances? Un concept abstrait pour lui. Son contrat ne le mentionne pas.
En moyenne, il ne sue pas plus de 3 heures par jour afin d’éviter une trop longue exposition à la radioactivité. Bien assez au vu des conditions de travail dantesques. En particulier en été, quand la température peut frôler les 40°C. «À cause de la combinaison, on transpire énormément. Des travailleurs s’évanouissent tellement il fait chaud. C’est l’enfer

200 francs par jour

Et pas question de boire ou de manger pendant le service: l’entreprise le leur interdit. Takehiro s’en moque: «J’enlève parfois mon masque pour fumer ou pour boire une bouteille d’eau en cachette. C’est dangereux, mais je ne peux pas attendre la fin du travail. Si Tepco sait cela, je suis viré
Des failles dans la sécurité, Takehiro en observe souvent. Parfois, l’eau hautement radioactive fuit dans le Pacifique ou s’échappe d’une cuve. «Un jour, l’eau a même jailli du réservoir», se souvient le liquidateur. «Mieux vaut ne pas se trouver à proximité. Normalement, l’alarme nous prévient. Mais il arrive qu’elle ne fonctionne pas.» Plus de 160 liquidateurs ont déjà été gravement irradiés. Six autres sont décédés, mais Tepco a affirmé que ces décès n’étaient pas liés à la radioactivité. «J’ai aussi entendu des histoires de travailleurs qui ont vu le nombre de leurs cellules blanches chuter», ajoute Takehiro.
Pas de quoi le décourager. Même pas son salaire de la peur: 18000 yens par jour seulement (197 francs). Sans prime de risque, bien sûr. Ceux qui ne sont pas qualifiés gagnent à peine 8000 yens. «Je m’en fiche, je ne travaille pas pour l’argent. Je suis heureux de faire ce boulot

Le sens du sacrifice

Et il en est fier en plus. Lui qui s’est porté volontaire pour cette mission quasi suicidaire... Lui qui menait une vie peinard de chauffeur de camion sur l’île de Kyushu, au sud de l’archipel. Jusqu’à ce que le tsunami détruise la centrale. «Quand j’ai vu ça à la télé, je me suis dit que le pays allait sombrer dans le chaos. Il fallait que je fasse quelque chose pour le Japon. C’est à notre génération de faire cela. Pas aux jeunes
Takehiro le patriote surfe alors sur les sites internet pour débusquer les appels aux volontaires. Il décroche un emploi dans une petite entreprise de construction. Divorcé – il a un fils à Tokyo –, il emménage en mai 2011 près d’Iwaki et se met illico à la tâche. Avec un sens du sacrifice propre aux Japonais: «Je suis prêt à donner ma vie pour mon pays. Je pense que ce qui se passe ici, c’est comme une guerre. Fukushima Daiichi c’est notre champ de bataille..
Une bataille loin d’être gagnée par l’armée de l’ombre de Tepco, qui se donne 40 ans pour assainir la centrale. «Je suis d’une génération de Japonais qui aimerait être un héros de films américains.» Et qui sont aussi prêts à mourir en héros? I
* nom d’emprunt

J-Village, à la limite de la zone interdite

J-Village, dernière porte avant l’enfer nucléaire. Quelques bus la franchissent au compte-gouttes. A l’intérieur, des hommes en combinaison blanche, masque sur le visage, tête basse comme ceux qui descendent à la mine. La mine? Ce sont les ruines de Fukushima Daiichi, 20 kilomètres plus au nord. Entre-deux, il ne reste qu’un paysage désolé, une terre vidée de ses habitants depuis l’évacuation totale dès mars 2011 du périmètre autour de la centrale accidentée.
Situé à la limite de la zone interdite, J-Village est le passage obligé pour plus de 3000 personnes qui travaillent chaque jour sur le site nucléaire. Pour tous les autres qui arrivent par l’autoroute côtière 6 en provenance d’Iwaki, c’est demi-tour. «Seuls les bus des ouvriers de la centrale sont autorisés à pénétrer dans cette zone», assène un policier zélé. À côté de lui, un panneau électronique avertit: «Vous ne pouvez pas entrer dans cette zone. C’est interdit par la loi.» Une vingtaine de policiers surveillent jour et nuit le croisement.
Tous les bus des employés font l’aller-retour entre la centrale et J-Village, qui héberge le camp de la sélection nationale de football improvisé depuis une année en quartier général de Tepco, la propriétaire de la centrale. Un alignement de logements provisoires trône sur les terrains synthétiques. Un kilomètre plus loin, le bâtiment principal du camp émerge au milieu de la verdure. Devant, un parking et des centaines de voitures du personnel. Le liquidateur Takehiro fait décontaminer la sienne ici une fois par semaine. Dans l’austère bâtiment, les chambres des employés de Tepco et des policiers, ainsi que les consultations médicales, sont gratuites. À l’intérieur, des gens en combinaison blanche remplissent des rapports à l’ordinateur, tandis que d’autres déposent des masques dans un container. Des panneaux rappellent les règles d’hygiène de base, comme se laver les mains avant de manger, mais aussi prendre sa température chaque jour. «Si vous sentez que votre corps ne va pas, dites-le à votre chef», conseille un panneau.
C’est ici que Takehiro vient chaque jour pour se changer, après le déjeuner et la séance sur le programme du jour. Il enfile ensuite ses habits de protection contre la radiation: une lourde combinaison en papier synthétique, des bottes en caoutchouc, deux paires de gants en coton et en caoutchouc, et le masque filtrant. Sans oublier le précieux compteur Geiger qui indique s’il dépasse la dose de radiation autorisée. Après 30 minutes de bus, il arrive à la centrale à 7h. Pour franchir tous les barrages depuis le poste-frontière jusqu’à sa place de travail, Takehiro a besoin de trois «clés»: une carte d’employé, sa propre carte d’identité et une carte pour la location du compteur Geiger. Le Japonais travaille une heure et demie le matin et autant l’après-midi. Il revient entre-deux à J-Village pour manger. Mais il ne traîne pas dans le camp le soir venu. À quelques kilomètres de là, il partage une chambre dans une pension mise à disposition du personnel de son entreprise. Avec vue sur un paysage sylvestre qui pourrait avoir sa place dans une brochure touristique. Même s’il est salement contaminé.

Fukushima Daiichi

Radiation des employés

Le gouvernement a relevé le plafond pour un travailleur du nucléaire le 14 mars 2011: il est passé de 20mSv/an à 250 Sv/an pour permettre aux liquidateurs de la centrale de continuer à intervenir sur le site en urgence. Dans le monde, la dose tolérée pour les travailleurs du nucléaire est de 20 mSv.
Au 31 janvier 2012, sur 3368 salariés de Tepco et 16226 d’autres sociétés qui ont travaillé sur le site, 167 ont reçu une dose supérieure à 100 mSv, dont 134 entre 100 et 150, 24 entre 150 et 200, trois entre 200 et 250, et 6 plus de 250 mSv, selon Tepco.
Les doses moyennes tournent autour de 23mSv pour les salariés de Tepco et 9mSv pour les autres.
Six salariés de la centrale sont déjà morts: deux noyés par le tsunami, deux ont succombé à un arrêt cardiaque, un à un choc sceptique et un dernier à une leucémie aiguë en août 2011. Impossible d’affirmer si ces décès sont liés à la radioactivité. Il n’y a pas d’information sur les pompiers et militaires qui sont intervenus.

Thierry Jacolet

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