mardi 3 juillet 2012

Nos frères musulmans

Uri Avnery

Chacun sait désormais pourquoi nous sommes implantés en Palestine.

 Lorsque Dieu demanda à Moïse de prier Pharaon de laisser son peuple partir, Moïse lui dit qu’il n’était pas doué pour cette tâche parce que “j’ai la parole lente et une langue lente” (Exode 4, 10)
En réalité, dans le texte hébreu ori­ginal, Moïse dit à Dieu qu’il avait “la bouche lourde et la langue lourde”. Il aurait dû Lui dire aussi qu’il avait les oreilles lourdes. Aussi, lorsque Dieu lui dit de conduire son peuple au Canada, il mena son peuple à Canaan, passant les 40 années pres­crites – exac­tement le temps qu’il fallait pour gagner Van­couver – à errer ça et là dans le désert du Sinaï.
Et voilà que nous sommes ici, en Canaan, entourés de musulmans.

PENDANT DES DÉCENNIES, mes amis et moi avons averti que si nous hési­tions à faire la paix, la nature du conflit allait changer. J’ai moi-​​même écrit des dizaines de fois que si notre conflit évoluait d’une lutte nationale à une lutte reli­gieuse, tout allait changer pour le pire.
La lutte entre sio­nistes et arabes a com­mencé par un affron­tement entre deux grands mou­ve­ments nationaux qui avaient pris nais­sance plus ou moins en même temps comme les consé­quences du nouveau natio­na­lisme européen.
Presque tous les pre­miers sio­nistes étaient des athées convaincus, ins­pirés (et rejetés) par les mou­ve­ments natio­na­listes euro­péens. Ils uti­li­saient des sym­boles reli­gieux de façon tout à fait cynique – pour mobi­liser les juifs et comme outil de pro­pa­gande à l’intention des autres.
La résis­tance arabe à la colo­ni­sation sio­niste était fon­da­men­ta­lement laïque et natio­na­liste, également. C’était un élément de la vague de natio­na­lisme qui montait dans l’ensemble du monde arabe. Il est vrai que le diri­geant de la résis­tance pales­ti­nienne était Hadj Amin al-​​Husseini, Grand Mufti de Jéru­salem, mais il était un chef à la fois national et reli­gieux, faisant appel à des argu­ments reli­gieux pour ren­forcer les argu­ments nationaux.
On considère que les diri­geants nationaux ont des com­por­te­ments rationnels. Ils font la guerre et ils font la paix. Quand cela leur convient ils font des com­promis. Ils se parlent.
Les conflits reli­gieux sont tout à fait dif­fé­rents. Lorsque l’on introduit Dieu dans l’affaire, tout devient plus extrême. Dieu peut bien être plein de com­passion et d’amour, mais ses fidèles ne le sont géné­ra­lement pas. Dieu et les com­promis ne sont pas très com­pa­tibles. En par­ti­culier pas dans la terre sainte de Canaan.

LA RELI­GIO­NI­SATION (s’il est permis à un israélien de langue hébraïque de forger ce néo­lo­gisme) du conflit israélo-​​palestinien a com­mencé des deux côtés.
Il y a des années, l’historienne Karen Arm­stong, une ancienne reli­gieuse, a écrit un livre qui donne à penser (“The Battle for God”, soit ‘la bataille pour Dieu’”) à propos du fon­da­men­ta­lisme reli­gieux. Elle a mis le doigt sur un fait sur­prenant : les mou­ve­ments fon­da­men­ta­listes chré­tiens, juifs et musulmans se res­sem­blaient beaucoup.
En appro­fon­dissant son étude de l’histoire des mou­ve­ments fon­da­men­ta­listes aux États-​​Unis, en Israël, en Égypte et en Iran, elle a découvert qu’ils avaient pris nais­sance à la même époque et qu’ils avaient franchi les mêmes étapes. Du fait qu’il y avait peu de simi­litude entre les quatre pays et les quatre sociétés, sans parler des trois reli­gions, c’est là un fait remarquable.
La conclusion qui s’impose est qu’il y a quelque chose dans le Zeit­geist (l’esprit du temps) de notre époque qui encourage de telles idées, quelque chose sans lien avec le passé lointain glo­rifié par les fon­da­men­ta­listes, mais lié au présent.

EN ISRAËL, cela a com­mencé au len­demain de la guerre de 1967, lorsque le Rabbin en Chef, Shlomo Goren, s’est rendu au Mur Occi­dental nou­vel­lement “libéré” pour souffler dans son shofar (corne de bélier reli­gieuse). Yeshayahu Lei­bowitz l’avait appelé “le clown au shofar”, mais dans tout le pays il pro­duisit un puissant echo.
Avant les Six Jours, l’aile reli­gieuse du sio­nisme était le beau-​​fils du mou­vement. Pour beaucoup d’entre nous, la religion était une super­stition tolérée, regardée de haut, uti­lisée par des hommes poli­tiques par opportunisme.
La vic­toire écra­sante de l’armée israé­lienne dans cette guerre res­sem­blait à une inter­vention divine, et la jeu­nesse reli­gieuse se mani­festa du jour au len­demain. C’était comme l’accomplissement du psaume 118 (22) : “La pierre rejetée par les bâtis­seurs est devenue la pierre angu­laire.” Les énergies refoulées des milieux reli­gieux, cultivées depuis des années dans leurs écoles ultra­na­tio­na­listes par­ti­cu­lières explosèrent.
Cela eut pour résultat le mou­vement des colons. Ils cou­rurent occuper chaque sommet de colline des ter­ri­toires occupés. En réalité, beaucoup de colons y allèrent pour construire la villa de leurs rêves sur une terre arabe volée et y jouir de la “qualité de vie” suprême. Mais ce sont les fon­da­men­ta­listes fana­tiques qui sont au cœur de l’entreprise, prêts à mener des vies rudes et dan­ge­reuses, parce que (comme le criaient les croisés) “Dieu le veut !
Toute la raison d’être des colonies est de faire partir les arabes du pays pour trans­former l’ensemble de la terre de Canaan en un État juif. Dans le même temps, leurs troupes de choc se livrent à des pogroms contre leurs “voisins” arabes et incen­dient leurs mosquées.
Ces fon­da­men­ta­listes ont actuel­lement une influence consi­dé­rable sur la poli­tique de notre gou­ver­nement, avec un impact croissant. Par exemple : cela fait des mois main­tenant que le pays est en pleine effer­ves­cence depuis la décision de la Cour Suprême que 5 (cinq) maisons de la colonie de Beit El devaient être démolies parce qu’elles avaient été construites sur une terre appar­tenant à des Arabes. Dans un effort désespéré pour empêcher des émeutes, Ben­jamin Néta­nyahou a promis de construire à leur place 850 (huit cent cin­quante) nou­velles maisons dans les ter­ri­toires occupés. De telles choses se pro­duisent tout le temps.
Mais il ne faut pas se tromper : après le net­toyage du pays des non-​​juifs, la pro­chaine étape consistera à trans­former Israël en un “État halakha” – un pays gou­verné par la loi reli­gieuse, avec l’abolition de toutes les lois laïques pro­mul­guées démo­cra­ti­quement qui ne sont pas conformes à la parole de Dieu et à celle de ses rabbins.
REM­PLACEZ LE mot “halakha” par “charia” – les deux dési­gnent la loi reli­gieuse – et vous obtenez le rêve des fon­da­men­ta­listes musulmans. Les deux lois, par ailleurs, sont remar­qua­blement sem­blables. Et les deux couvrent toutes les sphères de la vie, indi­vi­duelle et collective.
Depuis le début du prin­temps arabe, la jeune démo­cratie arabe a amené les fon­da­men­ta­listes musulmans sur le devant de la scène. En réalité, cela avait déjà com­mencé bien avant, lorsque le Hamas (une émanation des Frères Musulmans) avait gagné les élec­tions démo­cra­tiques sous contrôle inter­na­tional en Palestine. Cependant, le gou­ver­nement pales­tinien qui en était issu fut ren­versé par le pouvoir israélien, ses laquais amé­ri­cains et leurs auxi­liaires européens.
La vic­toire appa­rente, la semaine der­nière, des Frères Musulmans aux élec­tions pré­si­den­tielles égyp­tiennes a été un indi­cateur. Après des vic­toires sem­blables en Tunisie et lors des évène­ments de Libye, au Yémen et en Syrie, il est clair que les citoyens arabes donnent partout leur pré­fé­rence aux Frères Musulmans et aux partis qui leur ressemblent.
Les Frères Musulmans égyp­tiens, fondés en 1928, sont un parti tra­di­tionnel qui s’est attiré beaucoup de respect par sa per­sé­vé­rance face à de fré­quentes per­sé­cu­tions, tor­tures, arres­ta­tions mas­sives et quel­quefois des exé­cu­tions. Ses diri­geants ne sont pas com­promis dans la cor­ruption ambiante et ils sont admirés pour leurs enga­ge­ments dans le domaine social.
L’Occident est hanté par des idées moyen­na­geuses concernant les abo­mi­nables Sar­razins. Les Frères Musulmans sus­citent la terreur. Ils sont perçus comme une secte secrète ter­rible et cruelle, menaçant de détruire Israël et l’Occident. Bien entendu, presque per­sonne ne s’est donné la peine d’étudier l’histoire de ce mou­vement en Égypte et ailleurs. En réalité, ils ne sau­raient être plus éloignés de cette caricature.
Les Frères ont tou­jours été un parti modéré, bien qu’ils aient presque tou­jours com­porté une aile plus extrême. À chaque fois que c’était pos­sible, ils ont essayé de s’adapter aux dic­ta­teurs égyp­tiens suc­cessifs – Nasser, Sadate et Mou­barak – bien que tous aient essayé de les éliminer.
Les Frères sont d’abord et avant tout un parti arabe et égyptien, pro­fon­dément inscrit dans l’histoire de l’Égypte. Bien qu’ils le contes­te­raient pro­ba­blement, je dirais – fondant mon jugement sur leur his­toire – qu’ils sont plus arabes et plus égyp­tiens que fon­da­men­ta­listes. Ils n’ont cer­tai­nement jamais été fanatiques.
Au cours des 84 années de leur exis­tence, ils ont connu beaucoup de hauts et de bas. Mais surtout, leur qualité remar­quable a été le prag­ma­tisme, couplé à leur adhésion aux prin­cipes de leur religion. C’est ce prag­ma­tisme qui carac­térise aussi leur com­por­tement au cours de l’année et demie écoulée qui – semble-​​t-​​il – a conduit un nombre tout à fait important d’électeurs qui ne sont pas par­ti­cu­liè­rement reli­gieux à les pré­férer au can­didat laïque marqué par ses liens avec le régime pré­cédent cor­rompu et répressif.
Cela détermine aussi leur attitude à l’égard d’Israël. Ils ont en per­ma­nence eu la Palestine pré­sente à l’esprit – mais cela est vrai de tous les Égyp­tiens. Leur conscience est troublée par le sen­timent qu’à Camp David Anouar al-​​Sadate a trahi les Pales­ti­niens. Ou pire que le tor­tueux juif, Menachem Begin, a par ruse conduit Sadate à signer un document qui n’exprimait pas ce que pensait Sadate. Ce ne sont pas les Frères qui ont conduit les Égyp­tiens qui nous avaient accueillis avec enthou­siasme, les pre­miers Israé­liens à visiter leur pays, à se retourner contre nous.
Tout au long de cam­pagnes élec­to­rales enflammées – quatre en un an – les Frères n’ont pas exigé l’abrogation de l’accord de paix avec Israël. Leur attitude semble aussi prag­ma­tique que jamais.

TOUS NOS voisins deviennent, lentement mais sûrement, islamiques.
Ce n’est pas la fin du monde. Mais cela nous oblige cer­tai­nement, pour la pre­mière fois, à essayer de com­prendre l’islam et les musulmans.
Pendant des siècles, l’islam et le judaïsme ont eu des rela­tions proches et mutuel­lement pro­fi­tables. Les sages juifs de l’Espagne musulmane, le grand Mai­mo­nide et beaucoup d’autres juifs éminents étaient proches de la culture musulmane et ont écrit quelques uns de leurs ouvrages en arabe. Il n’y a cer­tai­nement rien dans les deux reli­gions qui s’oppose à une col­la­bo­ration entre elles. (Ce qui, hélas, n’est pas vrai pour le chris­tia­nisme, qui ne pouvait pas tolérer les juifs.)

Si nous voulons qu’Israël existe et prospère dans une région qui sera pour long­temps gou­vernée par des partis isla­miques démo­cra­ti­quement élus, nous ferions bien de les accueillir dès main­tenant comme des frères, de les féli­citer pour leurs vic­toires et de tra­vailler à la paix et la conci­liation avec les isla­mistes élus en Égypte et dans les autres États arabes, y compris la Palestine. Il nous faut sûrement résister à la ten­tation de pousser les Amé­ri­cains à apporter leur soutien à une autre dic­tature mili­taire en Égypte, en Syrie et ailleurs. Choi­sissons l’avenir et non le passé.
À moins que nous ne pré­fé­rions plier bagages et prendre le chemin du Canada, après tout.

 Article écrit en hébreu et en anglais le 23 juin 2012, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais « Our Muslim Bro­thers » pour l’AFPS : FL

Aucun commentaire: