mercredi 24 octobre 2012

Et le monde Sabra Chatila

Xavier Monnier                 

Deux journalistes replongent leurs souvenirs pour revivre l'un des génocides les moins médiatiques du XXe siècle. Les massacres de Sabra et Chatila.
Cela commence comme un récit au coin du feu. Un grand-père qui narre ses exploits passés, un vieux con décrivant le temps d'avant, quand le reporter n'était pas d'investigation : juste gratte-papier en des terres hostiles. Le Liban pendant la guerre, en l'occurrence - avec ses chauds mois de septembre, ses paysages qui défilent le long d'un de ces trajets «qui nous engagent dans une réflexion, toujours la même: «comment peut-on fait la guerre dans ce décor de Carte postale?» Idée idiote. La guerre qui est partout chez elle, ne se regarde jamais afin de voir comment elle est jolie».
« Aller là où personne ne veut plus vivre »
Septembre 1982. Jacques-Marie Bourget et Marc Simon, reporter et photographe de VSD, s'embarquent vers le Liban envahi par Israël. Quelques jours à passer dans le délitement d'un pays. Les combats, la mort, les gravats, et l'éternelle chasse à l'info du journaliste, surréaliste en ces circonstances. «Notre métier est vraiment étrange, partout dans les tueries du monde, alors que des foules se battent pour quitter la guerre, nous autres nous bagarrons pour avancer à rebours. Pour aller là où personne ne veut plus vivre…»
Les lignes décrivent simplement l'état de chaos de la capitale du pays du Cèdre. Ni forfanterie, ni héroïsme de papier. Seulement le cours de choses. Un choix fort. Pour préparer à l'horreur. L'entrée dans les camps. Dont les odeurs semblent s’exhaler des 140 pages de Sabra et Chatila, au coeur du massacre. Une semaine, du 15 au 22 septembre 1982. 

« Pour les pervers, la guerre du Liban est l'occasion de montrer leur pire»
Les auteurs nous entraînent dans l'horreur, leurs souvenirs, leurs regards qui 30 ans auparavant se sont posés sur «un vieillard très maigre. Ses assassins l'ont allongé sur une grenade dégoupillée dont on aperçoit la «cuillère» prête à s'ouvrir. Celui qui déplace le cadavre est certain de mourir. Pour les pervers, la guerre du Liban est l'occasion de montrer leur pire». Une fois entré dans les camps de Sabra et Chatila (bidonvilles de réfugiés palestiniens), dans ces lignes, inutile d'essayer de refermer le livre. Les pages défilent avec horreur. Et illustrées. Des photos et des mots. « Nous croyions impossible ces images, la mort des camps. Mais nous y sommes. Au centre d'un mal qu'on ne pensait jamais croiser ailleurs que dans les livres d'Histoire».

Là « une femme enceinte éventrée, un petit garçon coupé en deux, un lambeau de chair retenant encore l'autre moitié du corps» - ici une famille qui a été tuée alors qu'elle était à table : « les corps sont déjà décomposés. Le père a été assassiné au couteau, la mère aussi, violée et les seins coupés. Les adolescents sont mort d'une balle, un bébé a été écrasé à coups de marteau, de parpaing, ou de crosse». Un sentiment.
«L'épouvante ? C'es bien ça. Elle nous fait oublier l'odeur, les insectes restés seuls vivants». 3.000 réfugiés palestiniens au bas mot ont péri dans les camps de Sabra et Chatila, des mains de… trop de monde.
« Au milieu de l'équarissage pour tous pourquoi ne pas pleurer? Le seul geste qui apparaît possible, qui a le mérite du silence, celui qui accompagne les vraies douleurs. Je vois Marc baisser la tête et tous les deux nous partageons une honte qui nous tombe dessus. Honte pour l'humanité. Honte pour ces dirigeants, les nôtres, qui ont signé la promesse que ce massacre n'arriverait jamais.»
Le QG de Sharon toise les camps de la mort
À l'entrée des camps, un immeuble a servi de QG à l'armée israélienne, dirigée par Ariel Sharon, ministre de la Défense, dont les survivant reconnaissent la photo quand Jacques-Marie Bourget la leur montre. Des fusées éclairantes ont été tirées par les bidasses israéliens au premier soir des massacres, pour éclairer les tueurs. Et les guider ? Dans les enceintes transformées en mausolées, une carte d'identité d'un membre de commando israélien est retrouvé, avec des munitions de l'armée de l'État hébreu, et des manuels. Une carte militaire d'envahissement de Sabra et Chatila a été laissée là. Et sur les murs des quartiers environnant, des indications pour s'orienter vers les lieux du massacres. Un jeu de pistes en vue d'orienter l'Armée du Liban Sud et les phalanges du clan Gemayel, allié d'Israël vers leurs victimes.
La cécité de Debray
« Les photos exclusives on s'en fout. Il faut que le monde entier voie ce que nous avons sous les yeux», dit le photographe. Le gratte papier se fait alors guide pour les confrères, «indicateur du massacre». Les officiels débarquent, les diplomates suivent. Et bientôt l'armée française, sous les yeux de laquelle des camions de réfugiés sont encore embarqués vers la mort…malgré l'alerte des journalistes, malgré le message envoyé à Régis Debray, alors conseiller de Mitterrand. Qui expliquera à Bourget, des années plus tard : «rien de ce que vous m'avez décrit n'a été vérifié». Le philosophe avait consulté la Défense et les Affaires Etrangères. Qui ont, comme beaucoup, voulu effacer cette tâche de leur mémoire.
Ici et maintenant nous avons perdu notre droit à l'indifférence
Les auteurs achèvent leur récit par un hommage au film Valse avec Bachir, mélange de photo dessins et film, vrai et faux souvenirs, histoire géographie et psychanalyse. Leurs pages en sont l'alter ego écrit. «Ici et maintenant nous avons perdu le droit à l'indifférence». À la posture, si confortable, du journaliste réputé « objectif » parce qu'il refuse de s'indigner.» Marqués dans leur mémoire. « Il ne fut à peine besoin de relire nos notes pour l'écrire. Quand vous vivez l'apocalypse, le cerveau devient disque dur et le reptilien dispense du pense-bête. À la convocation de la mémoire, surgissent en un instant les sons, les intonations, les couleurs et les odeurs ».

Qui transpirent de chaque mot d'un livre nécessaires sur l'un des génocides reconnus par l'ONU lors d'un vote le 16 décembre 1982… mais resté impuni.


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