Rabbin Lynn Gottlieb
Vers quoi nous dirigeons-nous ? Une réflexion sur le 74ème anniversaire de
la nuit de cristal.

Rétrospectivement, La "nuit de cristal" révélait ce qui allait se produire :
le regroupement et l’extermination des Juifs d’Europe. La majeure partie du
monde n’est pas intervenue et, pire, a fait choix de bloquer les efforts des
Juifs pour s’échapper. Tandis que les gens collaboraient ou choisissaient
d’ignorer les implications de chaque pas sur le chemin du génocide, les
Allemands menaient à bien leurs plans, publiquement et dans l’impunité. De façon
explicite ou implicite, des civils allemands soutenaient un régime d’une
incroyable brutalité. Ils étaient là tandis que leurs voisins et leurs amis
juifs étaient regroupés et exterminés. Les actes de résistance collective non
violente, telle que celui du village du Chambon (où 5 000 Juifs furent sauvés)
ont été rares.
J’ai grandi à Allentown, en Pennsylvanie, membre de la sixième génération de
Juifs américains dans la tradition de la Réforme. Je reste étonnée par la
sagesse de mes maîtres rabbiniques en réponse à la Shoah. Des rabbins de ma
jeunesse, j’ai appris à ne pas me barricader dans des épaisseurs de peur et de
méfiance ; ils m’ont plutôt appris à protester contre le racisme dans toutes ses
hideuses manifestations publiques, parce que « Plus jamais cela ! » signifiait «
Plus jamais cela ! » pour tout le monde. Ils m’ont enseigné que, quand l’un de
nous souffre, c’est nous tous qui souffrons. Ils m’ont appris que le silence
face à l’injustice est une complicité avec l’injustice. Ils reliaient ces
enseignements à leur version de la religion juive.
Je n’ai jamais imaginé que j’aurais à appliquer ces leçons aux actes de la
communauté juive, en relation avec Israël. Je supposais à tort que la Shoah nous
avait en quelque sorte immunisés contre le fait de nuire à autrui, que nous
avions appris la leçon de la Bible : n’opprimez pas les autres, parce qu’il vous
est arrivé d’être opprimés.
À l’âge de dix-sept ans, je suis allée en Israël dans le cadre d’un échange
d’étudiants, à l’occasion duquel je me suis trouvée confrontée à une vérité
profondément dérangeante, contre laquelle je n’ai cessé de lutter depuis lors :
les mêmes schémas racistes de ségrégation, de discrimination et d’incarcération
massive de personnes, sur la base de leur identité – schémas auxquels, en
Amérique, j’avais appris à résister à cause de l’expérience juive de la Shoah –
se produisaient en fait en Israël. Simplement, au lieu que des Blancs oppriment
des Noirs, c’étaient des Juifs qui opprimaient des Palestiniens. Avec quelle
justification ? La sécurité. Mais pour moi, cela avait la forme et la résonance
d’un mépris raciste. En 1966, Atllah Mansour m’a raconté l’histoire de la Nabka.
La Nabka n’a jamais pris fin.
Durant les quarante cinq dernières années, je me suis profondément impliquée
dans toutes sortes d’efforts en vue de la paix entre Israéliens et Palestiniens,
que ce soit par le dialogue, l’éducation, des délégations ou par l’action
directe. Tandis que je m’apprête à marquer l’anniversaire de la nuit de cristal,
une profonde inquiétude me hante. Un récent sondage (septembre 2012) auprès de
citoyens israéliens, sur la base d’un échantillon de 503 interviewés, répond à
la question du Président Jimmy Carter : Paix ou Apartheid ? La majorité de Juifs
israéliens ont répondu : apartheid – ou, comme l’a formulé Ehud Barak « Nous,
ici ; eux, là-bas ». La plupart des Israéliens croient qu’Israël devrait être un
état juif qui, légalement, privilégie les Juifs au détriment des non-Juifs. Ceci
afin de soutenir des lois draconiennes qui ne s’appliquent qu’aux Palestiniens,
de manière à séparer, à marginaliser et à discriminer systématiquement un peuple
entier au motif de son identité nationale, culturelle et religieuse.
Bien des gens s’offusquent de ce qu’Israël soit décrit comme un état qui
pratique l’apartheid. Ce dont nous devrions nous offusquer, ce sont les
politiques effectives qu’Israël pratique à l’encontre des Palestiniens. Ceux qui
sont outragés par la comparaison d’Israël avec l’Afrique du Sud clament
qu’Israël n’a rien de commun avec l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid,
parce que le terme d’apartheid est associé au racisme. Mais ils ont tort.
La notion de race est une construction non pas biologique mais culturelle. Le
mot « apartheid » s’applique partout où un état codifie dans la législation un
statut identitaire préférentiel, puis racialise cette identité. Le groupe dont
l’identité est ainsi racialisée fait l’objet d’une ségrégation systématique par
rapport au reste de la population, dans des zones géographiques discontinues
(les bantoustans en Afrique du Sud ; en Israël, les zones A, B et C, à quoi il
faut ajouter Gaza), afin de les dominer et de les contrôler.
Un état d’apartheid assure au groupe privilégié l’accès à des ressources et à
des profits, qu’il refuse au groupe dénigré. Ceux qui sont dans le rôle des
perdants sont confinés par la force sur les territoires qui leur sont assignés.
La répression militaire, les incarcérations de masse et une bureaucratie
inexorable sont mobilisées pour maintenir en place le système d’apartheid.
Personne au monde ne se bannit de son plein gré de la terre ou de la maison
de sa famille.. L’apartheid israélien implique l’appropriation massive et
systématique des terres et la brutalité des colons. Des routes à l’usage
exclusif des Juifs, le régime des autorisations, l’abattage des arbres, des
restrictions sur le groupement familial, l’arrestation d’enfants, la détention
administrative sans recours légal, des incursions militaires incessantes, des
restrictions des déplacements, des limitations drastiques aux capacités
d’exportation et d’importation, la démolition de maisons et la menace de
démolitions, le déni d’accès à l’éducation et à la santé, une distribution
inique de l’eau, les transferts internes et, dans le cas de Gaza, un siège qui
rend « inhabitable » l’ensemble de la Bande. Toutes ces conditions rendent les
Palestiniens vulnérables à une extermination de masse.
Nier cette réalité équivaut à une ignorance volontaire. Des montagnes de
témoignages crédibles collectés par un ensemble d’organismes militant pour les
droits de l’homme, parmi lesquels B’tselem, Al Hak, le Comité israélien contre
la démolition des maisons, le Tribunal Russel, le Rapport Goldstone, ainsi que
des milliers de témoins oculaires incluant au cours de six décennies des
Palestiniens, des Juifs israéliens, des internationaux et des organisations pour
les droits humains ne laissent aucun doute quant à la poursuite par Israël de
politiques qui sont une insulte à l’histoire juive. Le régime israélien
d’apartheid est une honte pour les valeurs dont on m’a appris jadis qu’elles
sont au cœur de notre tradition.
Comme l’a récemment déclaré Angela Davis à l’Association américaine pour la
santé publique, vous ne vous débarrassez pas du racisme par le seul moyen
d’ateliers antiracistes ! Un changement systématique et institutionnel se
produit lorsque les gens s’engagent dans des protestations massives et refusent
de coopérer avec des politiques favorables à un statu quo corrompu. C’est
pourquoi les Palestiniens ont fait appel à nous pour entreprendre une démarche
de boycott, de désinvestissement et de sanctions, comme moyen d’exercer des
pressions jusqu’au démantèlement de l’apartheid israélien. L’objectif de la
lutte non violente n’est pas de vaincre les gens, mais de changer le système.
L’apartheid n’est bon ni pour l’occupé, ni pour l’occupant. C’est un système de
déshumanisation qui génère pour chacun une tragédie sans fin. Nous avons besoin
d’un nouveau paradigme.
Ceux qui tirent profit et bénéfices de l’apartheid ne renonceront pas
aisément à leur pouvoir. L’histoire des luttes non violentes nous a appris que
ceux qui maintiennent un statu quo injuste feront tout leur possible pour
empêcher un changement réel et systématique. Ils vont entraver, écarter ou
supprimer avec une force destructrice ceux qui réclament leur liberté. Un
changement institutionnel ne peut émerger que par la construction de mouvements,
l’organisation d’une base militante et de la ténacité.
Comme toutes les luttes pour la liberté, la lutte pour les droits humains des
Palestiniens est un combat universel. C’est pourquoi des personnes différentes
par la nationalité, le genre et la religion différents s’associent pour façonner
des réalités politiques, économiques et sociales qui soient en accord avec les
normes universelles des droits de l’homme.
Dépasser l’injustice est la priorité absolue de nos traditions religieuses. En
ce 74ème anniversaire de la nuit de cristal, ramassons les tessons brisés de
l’Histoire et composons-en une mosaïque de la paix qui honore la dignité humaine
de chacun. Telle est la signification véritable de la Terre Promise.
(Traduit de l’anglais par Anne-Marie Perrin pour
CAPJPO-EuroPalestine)
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