L’affaire Florence Cassez, la française jugée et
condamnée à 60 ans de prison par les tribunaux mexicains pour complicité
d’enlèvements, est arrivée à son épilogue. Après sept années d’emprisonnement,
la béthunoise qui avait toujours clamé son innocence a été libérée, la semaine
dernière, sur décision de la Cour suprême du Mexique qui a avancé comme argument
des vices de forme et le non-respect de ses droits constitutionnels, notamment
lors de son arrestation le 8 décembre 2005, au lendemain de laquelle la police
judiciaire fédérale, l’AFI (Agencia Federal de Investigación), mit en scène une
arrestation filmée sous forme de reportage diffusé en direct sur les chaînes de
télévision mexicaines. L’instrumentalisation du dossier judiciaire à des fins
médiatiques et politiques a largement altéré son contenu et a fini par provoquer
son annulation. Une annulation qui s’inscrit dans un contexte d’alternance
politique entre le PRI (Partido Revolucionario Institucional) et le PAN (Partido
de Acción Nacional), au gouvernement pendant les sept années d’emprisonnement de
Florence Cassez et farouchement opposé à sa libération.
Cette décision fait aussi suite à une virulente
campagne française exigeant sa libération, soutenue par les gouvernements
successifs, aussi bien de droite que de gauche. L’ex-recluse a donc été
accueillie comme une véritable héroïne en France, Laurent Fabius l’attendant
personnellement à l’aéroport Paris-Charles de Gaulle. Présentée comme une
martyre courageuse de la corruption mexicaine, son innocence ne semblait faire
aucun doute aux yeux de ceux qui célèbrent cet épilogue. La légion d’honneur
n’est sans doute pas très loin.
L’affaire Cassez vue du côté
mexicain
Pourtant, la perception est toute autre de l’autre
côté de l’Atlantique où peu de mexicains doutent de sa culpabilité. Elle
s’appuie sur les témoignages accablants d’ex-victimes qui n’ont jamais circulé
dans les médias français sauf au travers des commentaires des avocats de la
française qui les décrédibilisaient et les écartaient aussitôt d’un revers de la
main. Dans une société durement frappée par l’industrie de l’enlèvement et les
ravages du crime organisé, la libération de Florence Cassez est interprétée
comme une impunité insupportable. La fastueuse réception à l’Elysée de celle
qu’on considère ici comme une sinistre délinquante suscite de vives réactions
d’indignation. Alors, coupable ou innocente ? La porte de la justice a été
fermée à tout-jamais sans qu’un jugement crédible n’ait été rendu et la
controverse, à ce propos, est devenue sans effet. L’important maintenant est
d’en tirer les conséquences politiques : certes au Mexique, le système
judiciaire a failli à sa tâche, mais l’action en France a surtout consisté à
flatter le chauvinisme national, au point de cacher des informations importantes
à l’opinion publique. La justice a été en définitif le moindre souci des
protagonistes de cette affaire et elle en est aujourd’hui la grande
perdante.
La sensibilité de l’opinion mexicaine sur la façon
dont l’affaire a été conduite et sur sa conclusion est ambivalente. D’un côté,
on y commente rageusement l’arrogance de l’ingérence française, le mépris avec
lequel le gouvernement français a élevé une présumée délinquante au statut
d’héroïne nationale, la faiblesse de la Cour suprême qui a cédé et la complicité
du nouveau gouvernement qui, à peine installé, s’est débarrassé de l’affaire,
d’un autre côté, on fustige les gesticulations politico-médiatiques du
gouvernement précédent, les dénis de droit et les graves vices de procédure qui
ont abouti à ce résultat. La corruption et l’inégalité de traitement sont des
maux endémiques du système judiciaire mexicain. Ils permettent non seulement à
des criminels de passer entre les gouttes, grâce à l’argent, au pouvoir
d’influence mais condamnent aussi les innocents en situation de vulnérabilité
sociale. Ces deux maux sont dissociés, puisque l’on considère, de façon
contradictoire, que Florence Cassez a bénéficié d’un traitement préférentiel à
cause de sa nationalité française, tout en étant victime de la corruption comme
de nombreux mexicains, moins favorisés.
Bien que certains mexicains reconnaissant les
failles de leur système judiciaire qui n’a pas garanti aux victimes un jugement
crédible pour les crimes commis, ils considèrent néanmoins que l’épilogue de
cette affaire constitue un double mépris : celui du système judiciaire mexicain
qui a de nouveau favorisé les droits du plus fort, au détriment de ceux des
victimes, et celui de la France (une « puissance mondiale ») vis à vis du
Mexique (un « pays du Tiers-monde où la France a même perpétré une intervention
impérialiste au XIXème siècle »).
Le contexte politique d’une
faillite juridique
Au-delà de ces aspects structurels, propres au
système judiciaire mexicain et à la réalité internationale, il faut remettre
l’arrestation et l’emprisonnement de Florence Cassez dans leur contexte
politique.
Elle a été arrêtée en décembre 2005, dans la
dernière année du gouvernement Vicente Fox qui avait été celui du changement
politique, après plus de 70 ans de présence du PRI au gouvernement fédéral.
L’auteur de son arrestation et du montage télévisé qui s’en est ensuivi fut
Genaro Garcia Luna, alors directeur de l’AFI. Le gouvernement Fox, dont la
victoire avait représenté une espérance de changement pour le pays, accoucha
d’une immense désillusion. Son parti, le PAN, semblait devoir perdre l’élection
présidentielle, au bénéfice de la gauche mexicaine. Or, c’est de nouveau le
candidat du PAN qui fut déclaré vainqueur dans une élection qui pour la gauche
fut entachée de fraude massive, celle-ci refusant de reconnaître la victoire du
PAN.
Aussitôt au pouvoir, le très contesté président
Felipe Calderón compensa sa faible légitimité par une politique volontariste de
guerre frontale contre le crime organisé, déployant l’armée dans tout le pays.
Genaro García Luna devint alors ministre de « la sécurité publique » et bien
entendu pesa de tout son poids afin que Florence Cassez soit maintenue en
prison. Pour cela, il eut recours à des stratégies contraires à tous les
principes de droit et de justice, comme la fabrication de preuves et la pression
directement exercée sur le dossier. De la sorte, on voulait montrer que pour les
criminels le temps de l’impunité était fini et que même, sous la pression de la
France, le pays ne céderait pas. Au-delà du fait que ce type de pratiques n’est
pas si exceptionnel dans le système judiciaire mexicain, la raison d’Etat érigea
l’affaire Cassez en dossier exemplaire et, à l’instar du gouvernement français,
joua sur le sentiment nationaliste mexicain, flattant son esprit revanchard :
même une française n’échapperait pas à la croisade du gouvernement contre le
crime.
La guerre anti-crime, mal gérée et peu soucieuse des
réalités structurelles alimentant le crime organisé, a eu des conséquences
fâcheuses, provoquant un déchaînement de violence sans précédent depuis la
révolution mexicaine (1910-1920) avec des dizaines de milliers de victimes.
C’est ce qui fait dire à certains mexicains que, maintenant que Florence Cassez
a été libérée, c’est Genaro García Luna qui devrait être jugé parce qu’il n’a
pas respecté les droits de la française ; et parce qu’à cause de sa tentative de
récupération politico-médiatique de l’affaire, justice ne sera jamais rendue aux
victimes.
Le retour du PRI au gouvernement, après l’élection
présidentielle de 2012, a complètement changé la donne. Le fait que Florence
Cassez soit libérée suite au changement de gouvernement ne saurait aucunement
être le fruit du hasard. Le PRI n’avait que très peu d’intérêt à conserver en
prison Florence Cassez, tout en se mettant à dos la diplomatie française, alors
qu’il n’est pas lié aux politiques qui ont instrumentalisé son procès, ni aux
montages qui l’ont discrédité. Pragmatique, il a ouvert la porte à la possible
libération de la française, en laissant les juges en décider et - qui sait ? -
en la recommandant peut-être.
À chaque étape du processus, tant au moment de son
arrestation que lors de sa libération, la raison politique a donc prédominé sur
la recherche de la justice. C’est bien ce qui scandalise les Mexicains
aujourd’hui, quand ils signalent la faillite de leur système judiciaire. Le
procès de Florence Cassez a été biaisé par les intérêts politiques et les vices
de procédure. Sa libération a prétendu corriger sept années d’emprisonnement
consécutives au déni de ses droits et aboutit, de la sorte, à une autre
injustice : ses crimes éventuels ne seront jamais jugés dans des conditions
crédibles. Innocente ou coupable, le système judiciaire mexicain a failli à sa
mission, en la présumant coupable et en acceptant de faire d’elle le bouc
émissaire de la lutte anti-crime du gouvernement. La corruption et
l’instrumentalisation du revanchardisme national ont paradoxalement créé les
conditions de sa libération, au détriment des droits légitimes du Mexique à
faire respecter ses lois, même contre la volonté de la France.
L’obscure campagne
française
Cette injustice est donc, en premier lieu, la
conséquence des dysfonctionnements du système judiciaire mexicain. Elle est
aussi le résultat de la pression française qui a amèrement rappelé aux mexicains
une vérité de leur propre système de justice : le pouvoir, l’argent et la
couleur de la peau comptent davantage que la justice. La France a certes réagi à
la violation des droits de sa citoyenne. Toutefois, son action a davantage été
motivée par un autre réflexe nationaliste aux fins également politiques.
Il a consisté à vouloir arracher Florence Cassez aux
griffes de la justice mexicaine, afin d’engager l’une de ces campagnes de
libération qui flattent tellement le chauvinisme français. Le problème n’a
jamais eu comme objectif de lui garantir un procès juste, mais bien d’obtenir sa
libération à tout prix. Pour cela, on a construit le mythe de son innocence, en
dépit de tous les autres éléments à charge, soigneusement censurés dans les
médias nationaux. Au mépris de Genaro García Luna pour les droits de Florence
Cassez a répondu le mépris de la France pour les victimes mexicaines des crimes,
pour lesquels la française a été accusée de complicité. Derrière la mise en
cause du système juridique mexicain, systématiquement dévalorisé, c’est le droit
du Mexique à juger une citoyenne française - même possiblement criminelle - qui,
en dernière instance, a été contesté. Comment une «bonne française», blanche
et de surcroît issue d’une famille respectable de classe moyenne, allait-elle
rester enfermée chez les « métèques » ? Les « bons français » pouvaient avoir
l’assurance que leur patrie les défendrait partout dans le monde. En outre, ne
fallait-il pas célébrer le merveilleux Etat de droit français, face à
l’abominable corruption de la justice mexicaine ?
En cela, la colère mexicaine contre l’ingérence
française est loin d’être qu’un simple revanchardisme. Le rapport de force
qu’imposait la France ne visait pas à garantir le triomphe de la justice et du
droit, mais bien à promouvoir l’impunité de la française, en dépit des crimes
qu’elle avait pu commettre sur le territoire mexicain et en vertu de cette loi
non-écrite, si souvent en œuvre dans le système juridique mexicain, mais
également en France, selon laquelle un accusé d’exception doit être soustrait à
la justice ordinaire.
Les mexicains en restent là, parce qu’ils ne
connaissent pas forcément le contexte français et sont portés à croire qu’en
France, l’Etat de droit pourrait être complètement garanti. Or, il faudrait se
demander si la France est véritablement en position de pouvoir donner des leçons
au Mexique. Le système juridique français ne se trouve-t-il pas en ce
moment-même au banc des accusés dans différents rapports qui mettent en évidence
ses profonds dysfonctionnements et surtout son iniquité structurelle ?
N’institutionnalise-t-il pas la violence sociale par ce deux poids-deux mesures
qui consiste à protéger des responsables politiques et des policiers qui
commettent des crimes racistes et à remplir les prisons de jeunes défavorisés,
surtout ceux issus de l’immigration, ne bénéficiant pas souvent de présomption
d’innocence que la France a si souvent demandé pour Florence Cassez ?
N’applique-t-il pas une justice d’exception, quand il conserve trente ans en
prison un prisonnier politique libanais, Georges Ibrahim Abdallah condamné sans
preuves de complicité d’assassinats contre des diplomates étasuniens et
israéliens ? La France a-t-elle été si soucieuse de la libération de beaucoup
d’autres français emprisonnés dans les geôles étrangères, très souvent de façon
beaucoup plus injuste, mais considérés de moindre valeur à cause de leurs
origines, de leur condition sociale et de leur religion ? Certes à Guantanamo,
aux Etats-Unis et en Israël ; des pays auxquels la France n’oserait jamais
dicter sa loi.
La libération de Florence Cassez ne saurait
constituer le triomphe de la justice, comme l’a déclaré un communiqué de
l’Elysée. Qu’importe ! Coupable ou innocente, cela n’a jamais été le problème
pour la France. Au travers de cette jeune femme, les gouvernements successifs et
les médias nationaux ont de nouveau vendu aux « bons français », c’est-à-dire à
une certaine catégorie de français, cette image si flatteuse qu’ils ont
d’eux-mêmes et de leurs institutions, afin d’unir l’Etat, la nation et ceux-ci
autour d’une cause commune, dont l’héroïne devait sembler aussi immaculée qu’ils
s’imaginent être. En recevant Florence Cassez avec une telle effusion, la France
n’a donc fait que suivre la seule thèse envisagée par elle comme acceptable,
depuis le commencement : celle de son innocence. Cette thèse n’étant aucunement
validée par la Cour suprême mexicaine qui ne juge que la forme, la réserve
s’imposait et le triomphalisme français constitue incontestablement un manque de
respect pour la douleur des victimes. Il ne fait que confirmer ce que les
mexicains disaient au début de l’affaire : « Rendre Florence Cassez à la France,
c’est l’impunité assurée. »
La supposée « barbarie » mexicaine, mille fois
proclamée dans les médias français, a permis à la France de justifier son
arrogance, en l’entretenant dans l’illusion de ses Lumières. Celles-ci ont bien
pâli aux yeux du Mexique qui, à mille lieux de la France, poursuit son chemin,
certes accidenté. Ces Lumières n’éclairent plus, en fait, que la caverne de la
vieille France abreuvée, en leur nom, de fausses croisades, de faux ennemis et
de faux héros.
Un ami mexicain me disait à ce propos : « Avoir pour héroïne
nationale une probable criminelle, pauvre France, elle est prisonnière
d’elle-même. » Si le Mexique a une sévère réflexion à mener sur son système
judiciaire, la réflexion qui doit prévaloir en France a des parfums plus
funestes.
Malik Tahar-Chaouch - 28 janvier 2013 - Xalapa, Mexique -

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