Joseph Ratzinger est essentiellement connu comme pape mais ses principaux faits
d'armes, il faut les chercher durant la période où il était Préfet de la
Congrégation pour la Doctrine de la Foi. En cette qualité il fut en effet
l'architecte d'une des plus vastes campagnes idéologiques et politiques de
l'après-guerre, ce qu'on a appelé la «Restauration».
Néoconservatisme
En 1978 Karol Wojtila (nom du pape Jean-Paul II, ndlr)
est appelé à diriger la plus grande communauté religieuse du monde. Il se trouve
devant une église post-conciliaire en état de crise profonde : assistance à la
messe et vocations en chute libre, nombre élevé de divorces entre catholiques,
rejet de l'autorité papale en matière de contrôle des naissances ; un monde
plein d'hérésie.
Il veut un virage radical. Plus de risques, plus
d'expériences, c'en est fini des réflexions et des interventions. On garde sans
doute les textes du Concile mais on en enterre l'esprit. Le pape se prépare à
une politique ecclésiale centralisée et orthodoxe, accompagnée d'un réarmement
moral et spirituel.
Pour ce faire, il joue habilement du climat de cette
époque qui présente d'ailleurs bien des ressemblances avec le nôtre. Au milieu
des années 1970 commence une profonde crise économique. Le climat mental
optimiste des années 1960 bascule et se caractérise par une aspiration à la
sécurité et à la protection, le recours à une
autorité – de préférence charismatique –, un réveil éthique, la fuite dans le
domaine privé et l'irrationnel, etc.
C'est sur cet arrière-plan que se développe le
« néoconservatisme ». Ce nouveau conservatisme ne se cantonne plus sur la
défensive mais lance au contraire une offensive politique et idéologique. Ce
courant est porté par de « fortes » personnalités, comme Ronald Reagan et
Margaret Thatcher. Jouant habilement des massmedia, ils traduisent une tendance
mondiale à accueillir un sauveur, la développent avec des représentations du
monde simplistes, rayonnent d'assurance et d'optimisme, etc.
Le rottweiler de
dieu
Un casse-tête encore plus
important pour le pape, c'est la montée d'une église populaire progressiste en
Amérique Latine. Wojtyla est polonais et anticommuniste jusqu'à la moelle ;
combattre marxisme et communisme dans le monde est un des buts de sa vie. Comme
l'influence du marxisme est indéniable dans l'église de la base et dans la
théologie de la libération, il mettra tout en œuvre pour ramener le continent
dans le droit chemin.
Pour ce faire, il compte sur
Ratzinger qui a été nommé en 1981 Préfet de la Congrégation pour la doctrine de
la foi, en quelque sorte le Ministère de l'idéologie et de l'information du
Vatican. Il exerce ces fonctions pendant un quart de siècle et il en fera le
meilleur usage pour imprimer sa marque sur les événements.
Ratzinger devient l'architecte
d'une offensive pastorale et ecclésiale d'envergure à laquelle il donne lui-même
le nom de « Restauration ». Le but est le renforcement de l'appareil de
direction central et la dislocation de toute forme de dissidence à l'intérieur
de l'église. Ratzinger se révèle bientôt un véritable grand-inquisiteur, ce qui
lui vaudra le nom de « rottweiler de dieu ».
Toute l'église catholique est
visée mais les flèches sont surtout dirigées vers l'Amérique Latine et c'est là
que l'impact politique est de loin le plus important. Nous nous bornerons donc
dans la suite de l'article à ce continent
L'anéantissement de l'église
du peuple et de la théologie de la libération
La première démarche est l'établissement d'une base de données reprenant les
conférences épiscopales, les théologiens de la libération, les religieux
progressistes, les projets pastoraux suspects, etc. Dans presque tous les
diocèses sont nommés des évêques et des cardinaux ultra-conservateurs et
ouvertement de droite. Rien qu'au Brésil sont nommés une cinquantaine d'évêques
conservateurs. À la fin des années 1980, cinq des 51 évêques péruviens sont
membres de l'Opus Dei. Le Chili et la Colombie suivent le même chemin. Des
évêques dissidents sont mis sous pression, certains reçoivent des lettres
d'avertissement ; à d'autres il est interdit de voyager ou on leur demande des
comptes.
Cette politique de nominations
est d'autant plus grave que l'épiscopat joue un rôle important dans ce
continent. Dans bien des cas, c'est la seule opposition possible à la répression
militaire, à la torture, etc. Si les évêques du Brésil et du Chili s'étaient
tus, comme l'ont fait ceux d'Argentine, le nombre de victimes de la répression
eût été bien plus élevé.
Aux niveaux inférieurs aussi on
a fait le ménage. On retravaille la formation
des prêtres en mettant sous pression séminaires et instituts de théologie, en
les réorientant ou en les fermant. On tente de mieux contrôler les religieux qui
sont souvent protagonistes de l'église de la libération. Une attention spéciale
est accordée aux théologiens. Ils sont dorénavant tenus en respect en leur
faisant prêter le nouveau serment de fidélité.
En 1984 Ratzinger rédige
l'« Instruction de la Sainte Congrégation pour la Doctrine de la foi au sujet de
quelques aspects de la théologie de la libération ». Il y attaque de front les
théologiens de la libération, surtout ceux d'Amérique Latine. Un an plus tard,
il est interdit à Leonardo Boff, une des figures de proue de ce mouvement, de
s'exprimer. La mainmise sur les journaux catholiques est renforcée : là où on le
juge nécessaire, on les censure, le conseil de rédaction est remplacé ou le
journal est mis sous pression financière.
Les projets pastoraux
progressistes sont mis sous contrôle ou même on y met fin. En 1989 le Vatican
cesse de reconnaître l'Association internationale de la jeunesse catholique,
beaucoup trop progressiste. Elle doit céder la place au CIJOC, confessionnel et
opposé à la gauche.
À côté de la destruction de tout
ce qui est progressiste, de gigantesques projets sont mis en route pour ramener
les croyants dans le droit chemin. Evangélisation 2000 et Lumen 2000 sont des
projets à grande échelle visant l'Amérique Latine, qui n'ont pas moins de trois
satellites à leur disposition. Les projets sont établis par des personnes et des
groupes de droite ultra-conservateurs : Communione e Liberazione, Action
Marie, Renouveau catholique charismatique, etc. Les collaborateurs de ces géants
de la communication comparent leurs activités à une sorte de nouvelle
« puissance de lumière ».
Ceux qui savent lire sont
inondés de livres religieux édités à bon marché. Des retraites sont organisées
pour les prêtres et les religieuses. Pour ces projets à grand spectacle le
sommet de la hiérarchie catholique peut compter sur l'appui financier du monde
des affaires.
Croisade
anticommuniste
Rien n'est laissé au hasard. Un
à un tous les piliers de l'église du peuple d'Amérique Latine sont écartés. Des
observateurs parlent du démantèlement d'une église. Nous avons ici affaire à
l'une des campagnes idéologiques et politiques les plus importantes de
l'après-guerre.
Cette campagne est en phase avec
la croisade anticommuniste de la Guerre froide. On peut aussi y voir une
revanche des USA après la perte de puissance des années
précédentes.
Pendant les années 1960 et 1970,
les pays du Tiers Monde ont en effet renforcé leur position sur le marché
mondial. Ils ont arraché des prix plus élevés pour les matières premières et ont
ainsi amélioré leur pouvoir d”achat sur le marché mondial. Le point culminant
est la crise du pétrole de 1973. En 1975 le Vietnam inflige une cinglante
défaite aux Etats-Unis. Peu après la Maison Blanche est humiliée par deux fois
d'abord par la révolution des sandinistes dans leur arrière-cour (1979), puis
par le drame des otages en Iran (1980). Dès son arrivée au pouvoir, Reagan se
sent en outre menacé par l'attitude d'indépendance économique de deux Etats
aussi importants que le Mexique et le Brésil.
La Maison Blanche ne baissa pas
les bras et déclencha une contre offensive sur plusieurs fronts. La théologie de
la libération fut une des cibles les plus importantes. Dès la fin des années
1960 la théologie de la libération, encore à un stade embryonnaire, fut
considérée comme une menace pour les intérêts géostratégiques des USA, comme en
témoigne le rapport Rockefeller.
Dans les années 1970 furent
créés des centres théologiques qui devaient engager le combat contre la
théologie de la libération. Mais c'est surtout à partir des années 1980 que
cette contre-offensive atteignit sa vitesse de croisière. Les Etats-Unis
versèrent des milliards de dollars pour soutenir la contre-révolution en
Amérique Latine. Cette sale guerre a fait des dizaines de milliers de victimes.
Escadrons de la mort, paramilitaires, mais aussi l'armée régulière ont fait la
sale besogne. Dans les rangs des mouvements chrétiens de libération sont tombés
beaucoup de martyrs. Les plus connus sont Mgr Romero et les six jésuites du
Salvador.
Pour combattre la théologie de
la libération sur son propre terrain, on introduisit des sectes protestantes.
Elle reçurent un soutien financier massif des USA. Par des slogans racoleurs et
des messages sentimentaux elles devaient essayer d'attirer les croyants. Pour
les arracher à l'influence pernicieuse de la théologie de la libération, on a
fait usage de moyens électroniques coûteux. La religion se révèle ici opium du
peuple sous sa forme la plus pure. L'armée aussi est enrôlée dans cette guerre
religieuse. Des officiers supérieurs des armées latino-américaines ont rédigé un
document pour donner consistance au « bras théologique » des forces
armées.
Mission accomplie
Les efforts combinés de
Ratzinger et de la Maison Blanche ont été payants. Dans les années 1990, un coup
très dur a été porté à l'église de la base en Amérique Latine. Bien des groupes
de base cessent d'exister ou fonctionnent encore à peine par manque de soutien
pastoral, par crainte de la répression, parce qu'on ne croit plus à la percée
espérée, ou simplement parce qu'ils sont liquidés physiquement. L'optimisme et
l'activisme des années 1970 et 1980 font place au doute et à la réflexion.
L'analyse de la société perd de son poids au profit de la culture, de l'éthique
et de la spiritualité, tout profit pour Ratzinger.
Globalement le centre de gravité
passe de la libération à la dévotion, de l'opposition à la consolation, de
l'analyse à l'utopie, de la subversion à la survie. Le récit de l'Exode fait
place à l'Apocalypse et aux Apôtres.
À la fin du siècle, l'église de
la base n'est en tout cas plus une menace pour l'establishment. Tant le Vatican
et le Pentagone que les élites locales d'Amérique Latine ont pour le moment un
souci de moins. Cette trêve prend bientôt fin avec l'élection de Chavez à la
présidence du Venezuela, mais ceci est une autre histoire.
En 2005, Ratzinger est récompensé
pour le succès de son œuvre de restauration et élu à la tête de l'église
catholique. Mais il est bien moins brillant comme manager que comme inquisiteur.
C'est finalement un pape faible. Il laisse une institution affaiblie, menacée
par un manque de prêtres et un dessèchement à l'ouest ainsi que par des
scandales répétés. Il ne réussit pas à mettre de l'ordre dans les affaires du
Vatican, peut-être une des raisons pour lesquelles il abdique.
Ratzinger entrera dans
l'histoire avant tout comme celui qui a accompli la restauration de l'église
catholique et mis l'église du peuple d'Amérique Latine hors d'état de nuire. Ce
ne sont pas des mérites négligeables.
Pour les sources de cet article
voir La crise
de la Théologie de la libération et le marxisle religieux (en
néerlandais).
Source en français : Investig'action
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