samedi 30 mars 2013

Quelques leçons de l'affaire Cahuzac

Edwy Plenel                              


Face à la droite comme à la gauche, les mésaventures du journalisme d’enquête en France soulignent, de façon récurrente, notre retard démocratique. C'est l’une des leçons de l’affaire Cahuzac et de ses trois mois et demi de polémiques. Reprise d’une tribune sollicitée par l’hebdomadaire Marianne en vente cette semaine. Le prochain numéro de Marianne, en kiosques samedi 30 mars, contiendra un dossier réalisé en partenariat avec Mediapart sur les affaires Sarkozy.

« La politique ne supporte pas le mensonge »
: c’est ce que me déclarait François Hollande en 2006, dans un livre d’entretiens qu’il avait souhaité intitule. Revenant sur sa première fonction publique véritable, qui fut d’être en 1982 directeur de cabinet d’un éphémère porte-parole du gouvernement, le futur président de la République confiait alors avoir retenu.
Devoirs de vérité« de cette brève expérience qu’à l’origine de toute affaire, au-delà de son contenu même, il y a d’abord un mensonge. La vérité est toujours une économie de temps comme de moyens. La vérité est une méthode simple. Elle n’est pas une gêne, un frein, une contrainte ; elle est précisément ce qui permet de sortir de la nasse. Même si, parfois, dans notre système médiatique, le vrai est invraisemblable ».
De ce vrai invraisemblable, Mediapart n’a cessé de faire l’expérience, tant nos informations dérangeantes ont toujours mis du temps à briser le mur de l’indifférence et du conformisme médiatiques. Mais, au souvenir de cette réflexion lucide qui valait engagement pour l’avenir, on aurait pu penser que, François Hollande devenu président, la vérité n’aurait plus tant de mal à faire son chemin et que son surgissement ne reposerait plus sur la seule détermination d’une presse indépendante. Or l’affaire Cahuzac vient, hélas, de démontrer que rien, ou presque, n’a changé. Certes nous n’avons pas eu droit au procès en « méthodes fascistes » de l’affaire Bettencourt ou au zèle partisan d’un procureur – Philippe Courroye dans la même affaire. Nous avons pu faire notre travail sans être calomniés, et la justice aidée de la police le sien, jusqu’à établir, comme nous nous y attendions, le sérieux, l’authenticité et la concordance de nos informations au point d’ouvrir une information judiciaire pour blanchiment de fraude fiscale.
Reste que près de quatre mois ont été perdus en polémiques, tensions et mensonges inutiles, au lieu d’une gestion sereine et apaisée du légitime conflit démocratique provoqué par des vérités dérangeantes. Depuis quand suffit-il qu’un homme politique jure les yeux dans les yeux pour que cela balaye des informations précises, documentées, rigoureuses ? Comme si le mensonge n’existait pas en politique, y compris les yeux dans les yeux ! Pourquoi la France n’accepte-t-elle toujours pas cette règle respectée par toutes les autres démocraties adultes qui veut qu’un ministre mis en cause, de façon loyale et honnête, par des révélations de presse reprend immédiatement sa liberté pour pouvoir se défendre ? Et, surtout, pour ne pas prendre en otage la fonction publique qu’il occupe et, à travers elle, sa famille politique et le gouvernement tout entier, en utilisant le pouvoir que son ministère lui donne pour se défendre ?
L’affaire Cahuzac confirme que, décidément, la France est une démocratie de basse intensité. Jusqu’à ce que leur donne enfin totalement raison l’ouverture d’une information judiciaire et la démission du ministre du budget, nos informations sur son compte suisse occulte firent l’objet de sarcasmes, moqueries et dénigrements qui, plutôt que de prendre en compte les faits révélés, faisaient crédit à la seule dénégation du responsable politique concerné. La mise à l’épreuve de la vertu républicaine autour du respect de la loi fiscale – la première des lois communes, garante de l’intérêt général et de la solidarité citoyenne, celle qui permet l’existence de routes, d’écoles, d’hôpitaux, bref de tout ce qui fait tenir ensemble une société du bien commun – a été transformée en affrontement d’un journal et d’un homme.
Les principes semblaient soudain à géométrie variable pour nos politiques, selon qu’ils sont dans l’opposition ou dans la majorité. Pourtant, en révélant la première affaire de la présidence de François Hollande, Mediapart a procédé de la même façon, avec les mêmes règles, les mêmes exigences, les mêmes précautions, que lors de ses révélations successives sous la présidence de Nicolas Sarkozy. À l’époque, la gauche n’avait pas de mots assez durs pour critiquer la droite qui dénigrait nos enquêtes, balayait nos preuves et salissait notre réputation. Soudain, nous découvrions que cette solidarité n’était que d’opportunité. Que, pour certains à gauche, elle ne reposait que sur la conviction d’avoir un adversaire commun. Et qu’une fois au pouvoir, face à une presse restée indépendante, ils n’hésitaient pas à retourner leur indignation contre le journalisme et sa liberté. Certains des mêmes qui, hier, nous trouvaient courageux, nous jugeaient soudain irresponsables.
De la droite à la gauche, et inversement, les mésaventures du journalisme d’enquête en France soulignent, de façon récurrente, notre lancinant retard démocratique où pèse lourdement notre présidentialisme déséquilibré, cette réduction de la pluralité politique au choix et à la volonté d’un seul, ce césarisme républicain qui prolonge sourdement l’absolutisme monarchique. C’est lors des alternances, d’autant plus si on les a souhaitées comme citoyen, que le journalisme en fait l’expérience parfois douloureuse, sommé dès lors de se ranger et de s’aligner, de choisir son camp ou de rentrer dans le rang. À cette aune, le déroulement de l’affaire Cahuzac, comme celui de bien d’autres affaires mettant en cause nos oligarchies politiques ou économiques, témoigne d’une démocratie mal en point, sans ressort ni vitalité, sans ambition ni hauteur. Elle met en évidence tout ce qui, sourdement, mine notre pays, son dynamisme collectif, sa confiance en lui-même, son espérance citoyenne, bref tout ce qui érode les ressorts d’un sursaut.
Une démocratie forte et adulte accepte et respecte les contre-pouvoirs. La presse, quel que soit son support, en est un. Sa mission est d’apporter des informations d’intérêt public aux citoyens pour qu’ils soient libres dans leurs choix et autonomes dans leurs décisions. Le cadre dans lequel elle l’exerce est le droit de la presse qui, par ses spécificités, respecte et protège ce nécessaire droit de savoir du peuple souverain. Dès lors, le procès fait à Mediapart dans l’affaire Cahuzac est stupéfiant par ce qu’il dévoile d’inculture ou de lassitude démocratiques. Nous ne sommes ni des juges ni des policiers, mais des lanceurs d’alerte qui répondent de leur travail, de sa rigueur et de sa pertinence dans le cadre de cette mission à la fois professionnelle et démocratique. Or, durant ces près de quatre mois qu’a duré le feuilleton Cahuzac, nous n’avons jamais été attaqués à la loyale, sur ce terrain justement : les fameuses plaintes en diffamation annoncées par l’alors ministre du budget ne nous ont jamais été signifiées pendant ces mois de polémique et la pièce matérielle – le fameux enregistrement de fin 2000 – que nous avons dévoilée n’a jamais été poursuivie, ni pour faux ni pour calomnie.
Cette faiblesse démocratique est aggravée par un système médiatique corrompu. Parler de corruption n’est pas excessif si l’on s’en tient au sens premier du mot : « altération » de la substance, du jugement, du langage, etc. Des intérêts extérieurs à nos métiers, à notre responsabilité professionnelle et à notre devoir démocratique ont droit de cité au cœur des médias dominants. Dans l’affaire Cahuzac, nous les avons vus renoncer à faire leur travail, ne pas enquêter, ne pas chercher et, pis encore, se contenter de se faire les relais complaisants des manœuvres d’officines de communicants acharnées à entraver la marche à la vérité. L’épisode le plus caricatural fut celui de la mystérieuse réponse suisse à l’administration fiscale française supposée « blanchir » Jérôme Cahuzac. Alors qu’aucun journaliste n’a pu voir ce document et alors même que des sources judiciaires l’ayant en leur possession le minimisaient, il fut complaisamment relayé sans qu’à aucun moment le conflit d’intérêts flagrant qu’il révélait ne soit dénoncé. Car cela signifiait qu’avec la complicité du ministre de l’économie, le ministre du budget utilisait l’administration fiscale dont il a la charge pour sa propre défense et pour contrecarrer l’enquête policière en cours. Cette faillite médiatique témoigne d’un système ayant oublié sa mission d’information pour donner la priorité à l’opinion, aux commentaires d’éditorialistes n’ayant plus de rapport avec le terrain, voire avec la réalité vécue par nos concitoyens.
Enfin, le spectacle donné de solidarités oligarchiques, transcendant les légitimes clivages partisans, est désastreux. Le premier responsable politique à venir au secours de Jérôme Cahuzac ne fut-il pas Eric Wœrth, son prédécesseur au budget, lui-même empêtré dans les conflits d’intérêts révélés par l’affaire Bettencourt, à la fois financier de son parti, l’UMP, et chargé des finances du pays. Une démocratie vivante est celle où l’opposition, quelle qu’elle soit, joue son rôle d’interpellation et de contestation. Cette fois, rien de tel, mais le silence des intérêts communs et des secrets partagés. C’est ainsi que l’on fait le lit de l’extrémisme, des refrains sur le « tous pourris » accompagnés de la désignation de boucs-émissaires : en discréditant la démocratie, en ne respectant pas son exigence, en ne cherchant pas à l’élever. À l’inverse, la presse indépendante, sachant résister aux pressions et soucieuse de l’intérêt public, défend et illustre cet idéal démocratique.

« La France, grande personne, a droit à la vérité », disait le journaliste Albert Londres, le même qui ajoutait : « Notre métier n’est pas de faire plaisir non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».

Aucun commentaire: