mardi 10 décembre 2013

« Bousculer le roman national »

Sébastien Fontenelle   

Depuis quelques années, des historiens conservateurs prétendent briser les tabous qui pèsent selon eux sur l’enseignement de l’histoire. Qu’en est-il exactement? Entretien avec Éric Fournier et Laurence De Cock, historiens, professeurs d’histoire dans le secondaire, respectivement co-fondatrice et membre du collectif Aggiornamento.

Pouvez-vous présenter ce collectif ?

Il s’agit d’un collectif informel qui regroupe des professeurs d’histoire du secondaire et/ou des universitaires, historiens de formation pour la plupart. Nous sommes donc entre le secondaire et la recherche : telle est la richesse de ce groupe qui porte une réflexion sur la place et le rôle de l’enseignement de l’histoire à l’école, mais aussi, plus généralement, dans la société.

Pourquoi cette réflexion ?

Parce que nous sommes confrontés, depuis un certain nombre d’années, à une instrumentalisation de cet enseignement, à des discours qui lui assignent une fonction presque exclusivement identitaire. D’un autre côté, nous nous inscrivons dans la lignée d’une réflexion déjà ancienne: l’une des co-fondatrices du collectif est par exemple Suzanne Citron, qui, dans les années 1960, avait déjà appelé à un aggiornamento de l’enseignement de l’histoire et de la géographie – pour bousculer le roman national, notamment ; mais aussi pour faire en sorte que l’élève construise de façon critique un savoir historique et géographique.

Qu’est-ce, précisément, que le roman national ?

C’est la forme prise par l’enseignement de l’histoire à l’école à partir de la IIIe République, qui, pour contribuer à la création d’une identité nationale, a construit le récit linéaire d’une France «toujours déjà là», selon l’expression de Suzanne Citron. Ce récit était essentiellement centré sur les grands hommes, les grandes batailles: il était donc presque toujours réduit à une chronologie héroïque. Il s’agissait d’autre part d’une histoire centralisatrice: puisque la France était «toujours là», il suffisait de la révéler dans sa splendeur – et tel était le rôle assigné à l’État. Il n’y avait donc pas de place pour les régionalismes, par exemple.

Aujourd’hui, où en est-on ?

Depuis les années 1960, le récit est, de fait, moins linéaire, et surtout: on a intégré dans l’enseignement de l’histoire des éléments d’histoire sociale, d’histoire culturelle, d’histoire des dominés – femmes, esclaves, ouvriers… On a également élargi le regard, en explorant d’autres espaces que le territoire national.  Mais deux tendances s’affrontent toujours, chez les enseignants et au ministère de l’Éducation nationale: les progressistes et les conservateurs. Car ces derniers sont toujours à l’offensive depuis qu’Alain Decaux a lancé dans Le Figaro, en 1979, ce vibrant cri d’alarme: «On n’enseigne plus l’Histoire à vos enfants!» L’opinion est régulièrement prise à témoin de ce prétendu renoncement, et depuis 2010 on assiste à une nouvelle offensive réactionnaire, portée par la presse de droite – et notamment par Le Figaro Magazine -, qui se fait le relais d’un discours de déploration dont les auteurs psalmodient que ceux qu’ils appellent les «pédagogues» - comprendre les gauchistes – casseraient l’Histoire de France en questionnant la téléologie héroïque et exemplaire du roman national, et enseigneraient une histoire «victimaire».

«Le temps que les élèves passent sur le pont d’un bateau négrier est un temps qu’ils ne passeront plus à s’émerveiller des exploits des corsaires du Roi.»

 Quels sont les rouages de leur discours?

Ces imprécateurs se scandalisent de l’abandon de l’histoire héroïque de la France, qui n’était d’ailleurs pas une histoire héroïque des Français, et encore moins des Françaises, puisque le peuple n’y apparaît pour ainsi dire jamais: elle s’incarne précisément dans des «héros», des grandes figures, des grands personnages, qui pour l’essentiel sont des chefs d’État ou des chefs de guerre. La fonction de cette Histoire-là est de valoriser un amour de la patrie qui réunit «au-delà des clivages politiques». Ses promoteurs lui assignent, parce qu’ils sont tout de même bien obligés d’être un peu modernes, une fonction «intégratrice»: si les enfants d’immigrés apprennent à admirer Clovis, Louis XIV, Napoléon ou de Gaulle, alors ils se sentiront fiers d’être Français, et seront pacifiés – expliquent-ils en substance.

Mais?

Mais l’Histoire doit apprendre à envisager le passé depuis une distance critique. C’est l’une de ses fonctions les plus importantes : elle doit interroger les évidences. Et à ce moment-là, bien sûr, sa soi-disant fonction intégratrice apparaît pour ce qu’elle est : un leurre. Car l’élève ne peut évidemment plus s’identifier à un passé beaucoup moins héroïque que certains voudraient le faire croire, et dont il a mesuré l’étrangeté – et c’est tant mieux. Ce que les réactionnaires appellent l’Histoire victimaire est donc une Histoire libérée de leurs injonctions, qui fait modestement un pas de côté, pour interroger de façon savante – et non émotionnelle – les marges du roman national en posant des questions, éventuellement gênantes, qui aident à mettre en évidence, sans a priori, des situations historiques variées, et une constante complexité. Par exemple: qu’est-ce qu’être un paysan cévenol au XIIe siècle? Quels sont les processus de l’esclavage? De la colonisation? Et bien sûr, cela égratigne quelque peu la « grandeur » supposée de la France : le temps que les élèves passent sur le pont d’un bateau négrier est un temps qu’ils ne passeront plus à s’émerveiller des exploits des corsaires du Roi. Et c’est cela que les tenants du conservatisme n’acceptent pas.

« Une instrumentalisation nationaliste du passé »

Comment comprendre leur hostilité?

Ils se livrent en réalité à une instrumentalisation nationaliste du passé, au service d’un discours qui met en garde contre les égarements d’enseignants venus selon eux de l’extrême gauche «pédagogiste». Ce discours fait écho à ce qui se passe ailleurs dans l‘époque – au sein de l’éditocratie, par exemple. Ceux qui se posent en «briseurs» des «tabous» de l’Histoire scolaire s’inscrivent en réalité dans une doxa dominante, qui refuse de s’assumer comme politiquement très située: c’est un procédé rhétorique classique de la droite musclée.

Concrètement, quelles représentations portent ces historiens?

Prenons deux personnalités dont les livres sont des succès commerciaux: Dimitri Casali et Lorànt Deutsch. Casali, ancien professeur d’Histoire devenu un auteur prolifique, prétend précisément transmettre le roman national que l’école n’enseignerait plus. Il publie presque un livre par an – et, par un effet de cliquets, monte à chaque fois d’un cran dans l’instrumentalisation du passé. Récemment, Armand Colin lui a demandé de prolonger le «petit Lavisse» - un manuel destiné aux écoliers du primaire de la fin du XIXe siècle qui est en quelque sorte la bible du roman national. Ce faisant, cet éditeur lui donne une légitimité inattendue. Dans cet ouvrage, le passage consacré au colonialisme est édifiant: la défense – évidemment héroïque – de Diên Biên Phu puis le martyre des prisonniers français occupent la moitié du chapitre qui traite de l’indépendance vietnamienne. De même: on ne comprend pas vraiment, en le lisant, pourquoi les Algériens se révoltent. L’auteur mentionne les exactions du FLN, mais évite soigneusement de parler de torture lorsqu’il évoque la répression menée par l’armée française.

Deutsch relit la bataille de Poitiers à l'aune du choc des civilisations

Et Lorànt Deutsch?

Lui aussi refuse de se situer politiquement, mais son approche historique est clairement connotée. Alors même qu’il avait été vivement bousculé pour ses choix d’écriture dans Métronome, il n’hésite pas, dans son nouveau livre, Hexagone, à reprendre les clichés les plus éculés sur Charles Martel, sauveur de la chrétienté à Poitiers. Il invite donc à relire la bataille de Poitiers de façon anachronique, sous l’aune de la théorie du «choc des civilisations», qui a été scientifiquement déconstruite mais qui reste politiquement opérante.

D’où vient que ces auteurs rencontrent un tel succès?

D’abord, ils bénéficient d’un très impressionnant soutien médiatique. Ensuite, il est possible – mais il s’agit d’une analyse largement intuitive – que leurs lecteurs aiment retrouver dans leurs ouvrages ce qu’ils s’attendent à y trouver: leur Histoire conforte les idées reçues, et possède donc une dimension rassurante. Elle est donc vendeuse – et cela n’est sans doute pas pour leur déplaire.


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