Gilles Devers
Nous avons appris hier la disparition d’un vieil homme, le général Paul Aussaresses, à l'âge de 95 ans. Paix à son âme. En 2001, le général avait publié un livre de souvenirs, Services Spéciaux Algérie 1955-1957, qui avait fait trembler la France. Il racontait comment, parce qu’il fallait des résultats, les ordres étaient de recourir à la torture et aux exécutions sommaires. Son livre, important, ne faisait en fait qu’apporter un témoignage de plus sur des crimes connus, exécutés sur ordre, et jamais jugés. La publication avait causé un tollé non par ce qu’apprenait le livre, mais parce le général expliquait que pour lui, dans le contexte, le recours à la torture était justifié. Bref, il lui était reproché de dire ce qu’il pensait.
Les éditeurs et le général ont été condamnés pour apologie de crime, et la Cour européenne a dit que cette condamnation était une violation de la liberté d’expression (CEDH, Orban, 15 janvier 2009, no 20985/05). Un arrêt qui pose parfaitement l’importance de la liberté d’opinion, lorsqu’il s’agit de débats d’intérêt général. Comment combattre les idées qui déplaisent, si on ne les laisse pas s’exprimer ? Et à propos, quand donc, toutes archives ouvertes, abordera-t-on enfin le vrai débat sur la pratique de la torture par la France en Algérie ? Les lignes rouges, la justice, c’est pour les autres ? Cette volonté d'occulter l'une des périodes les plus noires de notre histoire résulte d'un grave virus, qui nous laisse malades.
I – Le livre Services Spéciaux Algérie 1955-1957
Alger, la guerre d’indépendance
L’affaire, c’est la publication en mai 2001, éditions Perrin, du livre Services Spéciaux Algérie 1955-1957, écrit par la général Paul Aussaresses.
Paul Aussaresses était un ancien de la France libre, militaire reconnu, homme de confiance général de Gaulle, envoyé dans les mauvaises affaires en Algérie et en Indochine, acteur important des services secrets, fondateur du 11e choc (le bras armé du Sdece).
Il a été affecté en Algérie de 1955 à 1957, avec une mission claire : lutter par tous les moyens contre la rébellion et le terrorisme érigé en système par le FLN. En pratique, la torture et les exécutions sommaires. Le livre décrit l’activité des escadrons de la mort français lors de la «bataille d’Alger».
Aussaresses, alors capitaine, été affecté la fin 1954 et le printemps 1956 comme officier de renseignement, à la 41ème demi-brigade parachutiste stationnée à Philippeville. Il a quitté l’Algérie quelques mois, jusqu’en octobre 1956 et tout au long de l’année 1957, il a été affecté à l’État-major du Général Massu qui commande à Alger la 10ème division parachutiste. Massu était chargé par le Ministre-Résident Robert Lacoste du maintien de l’ordre à Alger et dans le nord du département.
Pendant ces trois ans, le militaire Paul Aussaresses a été aux avant-postes de la guerre contre le F.L.N. Comme il l’explique lui-même, son rôle était d’organiser les arrestations, de trier les suspects, de superviser les interrogatoires et même d’y participer. Il reconnaît avoir ordonné et pratiqué lui-même la torture, érigée en système au nom de l’efficacité, et il revendique également de nombreuses exécutions sommaires destinées à la fois à éliminer les activistes et à créer une « contre-terreur » (page 155 du livre).
L’esprit du livre
Le livre s’ouvre par cet « Avant-propos »
« Comme beaucoup de mes camarades qui ont combattu en Algérie, j’avais décidé, non pas d’oublier, mais de me taire. Mon passé dans les services spéciaux de la République m’y prédisposait. De plus, l’action que j’ai menée en Algérie étant restée secrète, j’aurais pu m’abriter derrière cette protection. Aussi s’étonnera-t-on vraisemblablement qu’après plus de quarante ans, je me sois décidé à apporter mon témoignage sur des faits graves qui touchent aux méthodes utilisées pour combattre le terrorisme, et notamment à l’usage de la torture et aux exécutions sommaires.
« Même si je suis conscient que le récit qui va suivre est susceptible de choquer – ceux qui savaient et qui auraient préféré que je me taise comme ceux qui ne savaient pas et auraient préféré ne jamais savoir –, je crois qu’il est aujourd’hui utile que certaines choses soient dites et, puisque je suis, comme on le verra, lié à des moments importants de la guerre d’Algérie, j’estime qu’il est désormais de mon devoir de les raconter. Avant de tourner la page, il faut bien que la page soit lue et donc, écrite.
« L’action que j’ai menée en Algérie, c’était pour mon pays, croyant bien faire, même si je n’ai pas aimé le faire. Ce que l’on a fait en pensant accomplir son devoir, on ne doit pas le regretter.
« De nos jours, il suffit souvent de condamner les autres pour donner au tout-venant des gages de sa moralité. Dans les souvenirs que je rapporte, il ne s’agit que de moi. Je ne cherche pas à me justifier mais simplement à expliquer qu’à partir du moment où une nation demande à son armée de combattre un ennemi qui utilise la terreur pour contraindre la population attentiste à le suivre et provoquer une répression qui mobilisera en sa faveur l’opinion mondiale, il est impossible que cette armée n’ait pas recours à des moyens extrêmes.
« Moi qui ne juge personne et surtout pas mes ennemis d’autrefois, je me demande souvent ce qui se passerait aujourd’hui dans une ville française où, chaque jour, des attentats aveugles faucheraient des innocents. N’entendrait-on pas, au bout de quelques semaines, les plus hautes autorités de l’Etat exiger qu’on y mette fin par tous les moyens ?
« Que ceux qui liront cet ouvrage se souviennent qu’il est plus aisé de juger hâtivement que de comprendre, plus commode de présenter ses excuses que d’exposer les faits. »
Les extraits qui ont fait débat
Au sein du livre, le débat s’est cristallisé sur plusieurs passages.
* page 30 à propos de la torture : « Je ne tardai pas du reste à me convaincre que ces circonstances (N.B. : des circonstances exceptionnelles) expliquaient et justifiaient leurs méthodes. Car pour surprenante qu’elle fût, l’utilisation de cette forme de violence, inacceptable en des temps ordinaires, pouvait devenir inévitable dans une situation qui dépassait les bornes (...) La torture devenait légitime quand l’urgence s’imposait. »
* page 32 à propos de la torture : « Une petite minorité d’entre eux (N.B. : des soldats) l’a pratiquée, avec dégoût certes, mais sans regret. Ceux qui contestaient l’usage de la torture (...), s’ils avaient été chargés de faire parler les terroristes, seraient peut-être devenus les inquisiteurs les plus acharnés. »
* page 35 à propos de la torture et des exécutions sommaires : « (...) Une chose est claire : notre mission nous impose des résultats qui passent souvent par la torture et les exécutions sommaires. »
* page 45 à propos de la torture : « Il y avait urgence et j’avais sous la main un homme directement impliqué dans un acte terroriste : tous les moyens étaient bons pour le faire parler. C’étaient les circonstances qui voulaient çà. »
*page 153 à propos des exécutions sommaires : « Il était impossible de les remettre dans le circuit judiciaire. Ils étaient trop nombreux et les rouages de la machine judiciaire se seraient grippés. Beaucoup d’entre eux seraient passés au travers des mailles du filet. »
* page 155 à propos des exécutions sommaires : « Par conséquent, les exécutions sommaires faisaient partie intégrante des tâches inévitables de maintien de l’ordre. C’est pour ça que les militaires avaient été appelés. On avait instauré la contre-terreur, mais officieusement, bien sûr. »
* page 174 à propos des exécutions sommaires : « Compte tenu de sa notoriété (N.B. : la notoriété d’Ali Boumendjel) la solution la moins risquée était évidemment de transférer l’avocat à la Justice, ce qui lui garantissait l’impunité. Nous ne pouvions guère retenir contre lui que le minimum : le fait d’avoir fourni une arme. Il y avait bien une complicité avouée d’assassinat, mais il ne faisait guère de doute que, sitôt présenté à un juge d’instruction, il se rétracterait et serait remis en liberté après que son frère aurait passé quelques appels téléphoniques. »
* page 177 à propos des exécutions sommaires : « Or ce « suicide » (N.B. : d’Ali Boumendjel), qui ne trompa pas les mieux informés, était justement un avertissement pour le F.N.L. et pour ses sympathisants. Au début, nous flinguions les seconds couteaux. Là, il s’agissait d’un notable. »
L'article en totalité est ICI
Et la conclusion de l'article :
« Sanctionner un éditeur pour avoir aidé à la diffusion du témoignage d’un tiers sur des événements s’inscrivant dans l’histoire d’un pays entraverait gravement la contribution aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Jersild précité, § 35).
De telle sorte, il y a eu violation de l'article 10.

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire