
Au
premier abord, cette déclaration est parfaitement juste. Sans « cohésion »,
c’est-à-dire sans l’existence d’un système de transferts financiers extrêmement
importants, l’Euro n’est pas viable. On le sait, et le
calcul de ce qu’il faudrait consacrer pour que fonctionne ce système fédéral a
été fait par plusieurs auteurs. Pour ma part, j’ai estimé entre 8% et 10% de son
PIB le montant que l’Allemagne devrait fournir[2]. Il
est parfaitement clair qu’elle ne peut le faire sans détruire son « modèle »
économique et, de ce point de vue, exiger de l’Allemagne un « solidarité » avec
les pays de l’Europe du sud pour des montants de 220 à 232 milliards d’euros par
an (aux prix de 2010) équivaut lui demander de se suicider[3].
Mais, c’est la suite de cette déclaration qui est plus particulièrement
intéressante. Madame Merkel, parfaitement consciente de ce que les pays de la
zone Euro renâclent devant de nouveaux abandons de souveraineté, proposent alors
des « contrats » entre ces derniers et l’Allemagne. Dans les faits, cela
aboutirait à construire, à côté des institutions européennes un autre système
institutionnel ou, le contrat valant loi pour les Allemands, les différents pays
seraient liés à l’Allemagne de manière contraignante. On voit bien l’intérêt
d’une telle formule. Madame Merkel ne se berce d’aucune illusion sur un
quelconque « peuple européen ». Elle sait très bien ce qu’en pense la cour
constitutionnelle de Karlsruhe qui, à ce sujet, a été très clair dans son arrêt
du 30 juin 2009[4]. Il est important de comprendre que, pour la cour de
Karlsruhe, l’UE reste une organisation internationale dont l’ordre est dérivé,
car les Etats demeurent les maîtres des traités[5]. De
ce point de vue, il est clair que l’Allemagne ne partage pas, et ne partagera
pas dans un avenir proche, les fumeuses vues sur un « fédéralisme » européen.
Pour les dirigeants allemands, faute de « peuple » européen, ce qui est logique
au vue de la conception germanique de ce qu’est un « peuple », il ne peut y
avoir d’État supra-national. Par contre, l’Union Européenne et la zone Euro
peuvent exercer un pouvoir dérivé. Mais, de ce point de vue, l’Allemagne le peut
tout aussi bien. Et c’est là le sens des « contrats » proposés par Madame Merkel
à ses partenaires. En échange d’une garantie de souveraineté, car vous aurez
« librement » accepté ces « contrats », engagez-vous à respecter certaines
règles contraignantes dans une structure de contrats vous liant à
l’Allemagne.
La question de l’Union bancaire, saluée récemment à grand son de trompe,
confirme cette démarche. À l’automne 2012, les pays du sud de la zone Euro
avaient, de concert avec la France, arrachés le principe d’une « Union
bancaire » qui devait être à la fois une mécanisme de surveillance et de
régulation des banques de la Zone Euro, mais aussi un mécanisme assurant une
gestion concertée des crises bancaires. À peine l’encre de cet accord était-elle
sèche que l’Allemagne a tout fait pour le vider de toute substance. Et, bien
entendu, elle est arrivée à ses fins. L’accord qui a été signé dans la nuit du
18 au 19 décembre 2013, et qui a été salué par certains comme « un pas décisif
pour l’Euro »[6], n’a strictement rien réglé[7]. Le
mécanisme de supervision ne concerne que 128 banques sur les 6000 que l’on
compte dans la zone Euro. Quand au fond de résolution des crises, il n’atteindra
son montant de 60 milliards, somme par ailleurs ridiculement faible,
qu’en…2026 !
Que conclure de tout cela ?
Tout d’abord, il est vain de continuer à mettre un quelconque espoir dans une
Europe « réellement » fédérale, et il est profondément trompeur de continuer à
présenter cette possibilité comme une alternative à l’UE telle qu’elle
fonctionne aujourd’hui. Ce discours est profondément mensonger, et il ne peut
que contribuer à nous enfoncer aujourd’hui un peu plus dans le malheur. Il n’y
aura pas d’Europe fédérale parce qu’en réalité personne ne la veut réellement et
personne n’est disposé à la faire. Opposer ainsi une « perspective fédérale »,
qui est parfaitement hypothétique et dont pour tout dire la probabilité de
réalisation est moindre que celle d’un débarquement des martiens, à la situation
actuelle n’a plus aucun sens, si ce n’est de tromper le chaland et de lui faire
prendre des vessies pour des lanternes ! Le rêve fédéraliste s’est révélé être
un cauchemar. Il convient donc de se réveiller.
Deuxièmement, l’Allemagne est parfaitement consciente de ce qu’une forme de
fédéralisme est nécessaire à la survie de l’Euro, mais elle ne veut pas – et
l’on peut parfaitement le comprendre – en payer le prix. Donc, ce qu’elle
propose en fait à ses partenaires ce sont des « contrats » qui les conduiront à
supporter la totalité des coûts d’ajustements nécessaires à la survie de l’Euro
alors que, elle-même, sera la seule à tirer profit de la monnaie unique. Mais,
ces « contrats » plongeront alors l’Europe du Sud et la France dans une
récession historique, dont ces pays sortiront industriellement et socialement
laminés. Accepter ces contrats sera la mort rapide de la France et des pays de
l’Europe du Sud. Laurent Faibis et Olivier Passet viennent de publier une
tribune dans Les Échos qu’il convient de lire avec attention[8]. Ils
expliquent pourquoi l’Euro ne peut profiter qu’à un pays, qui s’est installé au
sommet de la chaîne industrielle, et pourquoi au lieu de mettre l’Euro au
service de l’économie, c’est l’économie qui est sacrifiée au profit de l’Euro.
Une telle situation serait pérennisée si nous devions, par malheur, avoir un
gouvernement qui accepte de passer sous les fourches caudines des « contrats »
de Madame Merkel.
Troisièmement, il faut entendre le non-dit, l’implicite, dans la déclaration
de Madame Merkel. Puisqu’une Europe fédérale n’est pas possible et n’est en
réalité même pas concevable d’un point de vue allemand, et si une mise en
« cohérence » qui ne signifie rien d’autre que d’accepter la totalité des
conditions allemandes ne se fait pas, alors l’Allemagne est prête à faire son
deuil de l’Euro. Madame Merkel voudrait faire de cette alternative une menace
pour nous forcer à accepter l’idée de ses « contrats ». Au contraire, nous
devons la prendre au mot et lui proposer au plus vite la dissolution de la zone
Euro. Mais, pour cela, il faudra un autre gouvernement, et un autre Premier
Ministre, que celui que nous avons.
Les déclarations de Madame Merkel sont en un sens inouïes. Pour la première
fois peut-être, depuis 1945, un dirigeant allemand expose aussi crûment le
projet de domination de l’Europe par l’Allemagne. Mais, ces mêmes déclarations
ont cependant l’immense avantage de jeter une lumière crue sur notre situation.
Nous devrions nous en souvenir et nous en en inspirer lors des prochaines
élections européennes. Non pas pour obéir à Madame Merkel, mais pour la prendre
au mot et lui dire que, de son Euro, nous n’en voulons plus !
[1] P. Ricard, Le Monde, 21/12/2013/ URL : http://www.lemonde.fr/acces
restreint/europe/article/2013/12/21/6d68659e68686cc594676269619671_4338534_3214.html
[2] J. Sapir, « Le coût du fédéralisme dans la zone Euro »,
in RussEurope, 10 novembre 2012, http://russeurope.hypotheses.org/453
[3] Patrick Artus, « La solidarité avec les autres pays de
la zone euro est-elle incompatible avec la stratégie fondamentale de l’Allemagne
: rester compétitive au niveau mondial ? La réponse est oui », NATIXIS,
Flash-Économie, n°508, 17 juillet 2012.
[4] http://etoile.touteleurope.eu/index.php/post/2009/07/02/Karlsruhe-%3A-le-peuple-europeen-nexiste-pas
[5] M-L Basilien-Gainche, L’ALLEMAGNE ET L’EUROPE.
REMARQUES SUR LA DECISION DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE FEDERALE RELATIVE AU
TRAITE DE LISBONNE, CERI-CNRS, novembre 2009, http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/art_mbg.pdf
[6] Voir le ridicule et trompeur éditorial « Union bancaire
: un bon accord qui corrige les failles de la zone euro » in Le Monde, du
19 décembre 2013. URL : http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/12/19/un-bon-accord-qui-corrige-les-failles-de-la-zone-euro_4337259_3232.html
[7] D. Plihon, « Union bancaire: une réforme en trompe
l’œil » , La Tribune, 23 décembre 2013, http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20131223trib000802542/union-bancaire-une-reforme-en-trompe-l-oeil.html
[8] L. Faibis et O. Passet, « L’euro pour tous et chacun
pour soi : le nouveau débat interdit », Les Échos, 23 décembre 2013, http://m.lesechos.fr/idees-et-debats/le-point-de-vue-de/l-euro-pour-tous-et-chacun-pour-soi-le-nouveau-debat-interdit-0203193619902.htm
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