dimanche 9 février 2014

Il faut sauver les grosses bêtes

Sylvestre Huet

Les grands mammifères carnivores voient leurs effectifs se contracter continûment. Mais ils jouent un rôle essentiel au sommet des chaînes alimentaires et des écosystèmes.

Faut-il sauver les grosses et souvent méchantes bêtes de l’ordre des Carnivora ? Oui, répond une publication récente dans Science (William J. Ripple et al. 10 janvier 2014). Le nombre d’espèces total des Carnivora est petit, 245 espèces terrestres, une misère au regard des milliers d’espèces de papillons ou d’insectes. Mais leur rôle écologique provient de leur position au sommet des chaînes alimentaires, ce qui leur donne une fonction régulatrice majeure, dont la perte perturbe les équilibres antérieurs, et peut poser des problèmes aux sociétés humaines.
Les quatorze chercheurs signataires de la publication ont réalisé une revue de la littérature scientifique sur trente-et-une espèces : loups, dingos, tigres, lions, lynx, jaguars, ours, loutres, hyènes… Sur ces trente-et-une espèces, deux voient leur population croître : l’ours noir américain qui, avec près de 900.000 individus, est de très loin le plus nombreux de ces prédateurs ; le loup rouge (Canis rufus) du sud-est des Etats-Unis, en quasi-extinction. Seules quatre sont dans un état stable. Les autres présentent des populations en décroissance, et n’occupent souvent qu’une petite partie de leur territoire historique, repoussées par les hommes.
Le rôle écosystémique d’un grand carnivore s’avère souvent majeur, en raison des effets en cascade, mais aussi « multiplicateurs » qu’il provoque jusqu’au plus bas de la chaîne alimentaire, les végétaux… en passant par les sociétés humaines. Moins de loutres de mer, plus d’oursins et donc moins d’algues géantes. Moins de dingos, plus de renards et de kangourous et donc moins de souris et d’herbes pour les moutons. Moins de pumas, plus de daims et moins de repousses d’arbres. Avec leur éradication, c’est tout l’écosystème qui se transforme, avec des conséquences multiformes, jusqu’au paysage, modelé par le couvert végétal.
Les hommes font partie de la boucle. Les populations de babouins (Papio anubis) et des petits ongulés ne sont plus régulés par les lions et les léopards en Afrique de l’Ouest ? Dans certaines régions, les enfants quittent la classe pour aller protéger les champs des raids de babouins. En Eurasie et en Amérique du Nord, là où le loup a été éradiqué, cervidés et sangliers montrent une densité « six fois supérieure en moyenne » aux régions où les prédateurs les chassent. Les herbivores mettent en danger la reproduction des forêts par la destruction de toutes les jeunes pousses.
Pour enrayer cette menace, les loups ont été réintroduits dans le parc de Yellowstone en 1995. En France, chevreuils, cerfs et sangliers sont à l’origine de dizaines de milliers d’accidents de voiture par an. Au-delà des exemples ponctuels, la structure des écosystèmes terrestres et océaniques en est transformée. Dans les océans, la pêche abusive des gros poissons déclenche la prolifération des méduses (Lire Mange tes méduses, de Philippe Cury et Daniel Pauly, Editions Odile Jacob).
Sans illusions, les auteurs de l’étude constatent que le monde futur ne fera guère de place à ces « top prédateurs ». Raison de plus, écrivent-ils, pour mieux comprendre le rôle écosystémique qu’ils ont joué et jouent parfois encore. Et de se demander comment pallier leur absence, organiser ici la conservation de ces espèces et là leur coexistence la moins conflictuelle possible avec les sociétés humaines.

Le retour du loup en France, Suisse et Allemagne en fournit un exemple frappant. Apporter un peu de science dans les débats souvent plus émotifs que rationnels suscités par l’action des grands prédateurs s’impose.

Source et photo : Sciences 2

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