Patrick Mignard
À l’approche des élections municipales, le débat sur la gratuité des transports, et plus
généralement des services publics ressurgit… Ne nous privons pas de ce débat
essentiel, mais ne nous faisons aucune illusion,… aussitôt né, aussitôt
liquidé,… ce plat de résistance va s’affaisser comme un soufflé trop tôt sorti
du four…
Il y a dans cette manière récurrente de
remettre sans cesse cette question sur le tapis, une dimension, plus ou moins
claire, plus ou moins exprimée qui montre que le problème de la gratuité, aussi
utopique qu’il puisse paraître, n’est pas, dans le fond aussi absurde qu’il en a
l’air et pose des questions essentielles.
La gratuité alibi
Eliminons tout de suite – pour dépolluer la
réflexion - la gratuité, instrument de démagogie électorale concernant par
exemple les transports urbains et autres services publics municipaux
(piscines…). Celle-ci consiste à « s’acheter », si l’on ose dire, les suffrages
d’une catégorie sociale, par exemple les personnes du troisième âge. De
nombreuses villes ont fait ce choix ; il est fondé sur un constat bien réel :
les personnes âgées sont des assidues des
scrutins et sont sensibles à l’attention que l’on peut leur porter. Il est
donc, électoralement rentable de leur faire bénéficier d’une telle mesure.
Accorder la gratuité à cette catégorie de personnes, sans distinguer les
différents niveaux de richesses – certaines pouvant largement payer le titre de
transport - montre le caractère purement politicien d’une telle mesure.
Sensiblement différente est la mesure qui consiste à accorder la gratuité aux
chômeurs et autres étudiants… La situation économique de ceux-ci justifie une
telle décision.
Dans tous ces cas, la mesure de gratuité est
tout de même d’opportunité, c'est-à-dire qu’elle est considérée comme une
faveur, motivée par différentes raisons, à l’égard de certaines catégories
sociales. En aucun cas elle ne pose le problème de fond du sens de la gratuité
dans la société.
Gestion des services collectifs : un choix politique
Il y a deux manières d’aborder la question
des services collectifs :
- soit on les considère comme un bien commun, collectif, indispensable et appartenant à toutes et tous, et la manière de les traiter doit être collective. Autrement dit, leurs conception et gestion sont collectives. Le coût de leur installation, de leur entretien est collectif et entre dans le budget collectif. Dans ces conditions, la gratuité pour l’usager apparaît comme une évidence… à quelques détails près que nous examinerons.
- soit on les considère comme des marchandises, c'est-à-dire essentiellement comme un moyen de « gagner de l’argent » pour le producteur… le client est donc tenu de payer pour non seulement utiliser le service, mais satisfaire le besoin d’argent du producteur.
Cette distinction entre les deux manières de
considérer la question renvoie fondamentalement à ce qu’est la marchandise.
Une marchandise a une double
caractéristique :
- une valeur d’usage qui est sa spécificité matérielle et qui lui permet de satisfaire un besoin ;
- une valeur d’échange qui intègre son coût de production (matière première, amortissement du capital technique et force de travail), plus la valeur additionnelle apportée par l’acte de travail et qui est à l’origine du profit.
Privilégier, dans l’acte de production,
l’une des deux valeurs, n’est pas neutre et à une signification sociale
fondamentale. En effet :
- si l’on privilégie la valeur d’usage, on privilégie le besoin de l’usager. La valeur d’échange n’est pas niée, mais elle est alors secondaire… L’important n’est pas de « faire de l’argent », mais d’ « apporter un service»
- si l’on privilégie la valeur d’échange, on privilégie l’objectif de « gagner de l’argent ». On ne produira que si ça rapporte et dans des conditions rentables pour les investisseurs ; rémunération du capital.
Contrairement à ce nous racontent les « experts économiques il n’y a aucune
rationalité économique qui oblige à faire l’un ou l’autre choix…. Le choix est
purement et exclusivement politique.
Valeur d'échange contre intérêt collectif
On comprend tout de suite que privilégier la
valeur d’échange c’est faire le choix de sacrifier le service produit au gain espéré. Une production non
rentable sera arrêtée : une clinique non rentable sera supprimée, une voie
ferrée non rentable sera démantelée, une entreprise non rentable sera liquidée
et/ou délocalisée…et ce au détriment de celles et ceux qui bénéficiaient de
cette production. L’objectif est
l’argent, la production du service n’étant que le moyen.
Cette démarche n’est pas absurde, mais
correspond à une logique particulière, celle du capital et qui peut se résumer à
: tout capital investi doit être source de
richesses pour les investisseurs, les actionnaires. Une telle logique est
évidemment incompatible avec l’intérêt collectif mais c’est celle qui est
actuellement adoptée par les pouvoirs publics, en France, de manière générale en
Europe avec la politique de la Commission Européenne et dans le monde avec la
logique de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
Cette logique laisse tout pouvoir
économique, toute initiative, au secteur privé, à la pensée néo libérale qui
fait l’hypothèse, maintes fois démentie, que c’est la défense de l’intérêt
individuel qui est la plus à même de défendre l’intérêt général… Les différentes
expériences concrètes, dans de multiples pays, de privatisation des transports,
de la santé, de l’eau,… ont montré les catastrophes auxquelles conduit ce genre
de choix.
Valeur d'usage et services publics
On comprend tout de suite que privilégier la
valeur d’échange, c’est faire le choix
de la satisfaction des besoins du plus grand nombre. L’objectif est la satisfaction de l’usager, la gestion financier de la
production n’étant que le moyen. C’est tout le sens du programme économique du Conseil National de la
Résistance (CNR) en 1944 dont les acquis sont aujourd’hui mis en pièces
aussi bien par la Droite que par la Gauche.
Sur un plan de la gestion de la production
du service la question n’est pas simple car il s’agit de mutualiser les coûts de
production et d’entretien. Ceci, contrairement au choix précédent, oblige à
avoir une véritable politique publique de gestion des ressources et des choix
stratégiques en matière de services. Action difficile mais pas impossible, le
CNR l’a fait en des temps beaucoup plus difficiles et à la satisfaction
générale.
Un tel choix doit faire l’objet d’un débat
politique public sérieux et citoyen. Des décisions doivent être prises, en
connaissance de cause, aussi bien en matière de gratuité de certains services (
les transports, la santé par exemple), qu’en matière de péréquations tarifaires
pour éviter les gaspillages (pour l’eau et l’énergie par exemple). Un tel débat
est, aujourd’hui, totalement inexistant.
Sur un plan écologique, un tel choix,
citoyennement organisé, permet une maîtrise, sinon absolue, du moins importante,
des dépenses et gaspillages… particulièrement en matière de transport et
d’énergie.
Le principe de gratuité n’est donc pas un
fantasme onirique d’utopistes, il peut être une réalité à la base de relations
sociales parfaitement organisées et responsables.
Bien évidemment, les politiciens ne posent
absolument pas cette question essentielle de cette manière. Ils le font à partir
d’à priori idéologiques ou en fonction des intérêts économiques ( souvent
privés) qu’il défendent, aidés souvent par des lobbies qui les achètent.
Poser le problème de la gratuite, c’est
mettre à plat, sur la place publique, la répartition des ressources collectives
et les choix stratégiques de production des services. Autrement dit c’est rendre
public ce qui est aujourd’hui opaque, confisqué par les intérêts privés, le tout
protégé par le discours démagogique et intéressé des politiciens.
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