dimanche 8 juin 2014

Avant-goût

Pierre Lévy

Pathétique. Peu avant le scrutin européen, Thomas Enders, le président allemand du groupe Airbus (ex-EADS) écrivait à « ses » 130 000 salariés : « Je vous encourage vivement à aller voter pour une Europe démocratique, résiliente, forte politiquement, économiquement et militairement »
Quelques jours plus tôt, la direction confédérale de la CGT lançait un appel à participer au vote afin de « porter la voix d’une autre Europe sociale » (sic !). Deux objurgations parmi des milliers d’initiatives, des plus solennelles aux plus grotesques, suppliant les citoyens de légitimer « l’idée européenne ».

Les élites ont tout tenté pour éviter la « chronique d’un désastre annoncé ». Pour François Hollande, « sortir de l’Europe serait sortir de l’Histoire ». « Déconstruire l’Europe serait une véritable catastrophe », a clamé en écho Alain Juppé. Quant à José Bové, il n’a pas hésité à marteler : « notre vision est claire : c’est l’Europe, l’Europe, l’Europe ».
Loin d’avoir ébranlé les citoyens, ces exhortations angoissées et menaçantes semblent avoir accentué le résultat redouté par les dirigeants. Tant il est vrai qu’à l’image du référendum de 2005, les électeurs ont horreur qu’on leur donne des leçons, a fortiori quand l’injonction contredit leur expérience et leur intuition. Le 20 mai, Le Monde barrait sa Une d’une manchette pleine d’effroi : « Le projet européen n’est plus majoritaire en France », s’appuyant sur l’un des très nombreux sondages selon lesquels deux tiers des Français refusent de considérer l’UE comme une bonne chose, et un tiers souhaiterait même en sortir. Quand on pense aux trésors de propagande dispensés depuis des années pour diaboliser cette hypothèse... Les mêmes études suggèrent une proportion sensiblement analogue à l’échelle des Vingt-huit.
Le 25 mai, près de six Français sur dix ont tourné le dos à l’isoloir. Et si la participation a été légèrement supérieure au niveau de 2009, les européistes ont évité de s’en réjouir. Car c’est bel et bien le triomphe électoral du Front national qui en est la cause. On peut toujours le regretter, mais le fait est là : pour la grande masse des citoyens, le parti de Marine Le Pen incarne le rejet de l’intégration européenne. Et c’est essentiellement pour cela, dans le contexte du présent scrutin, que ses listes ont atteint 25%, très loin devant les formations « européistes » ou « alter-européistes ». Du reste, quand, dans certains pays, des partis baptisés « eurosceptiques » ont ajouté d’autres thèmes, ils en ont payé l’addition, à l’image du Néerlandais Geert Wilders qui a fini sa campagne en appelant à expulser les Marocains et a dû se contenter de 12%.
Jean-Luc Mélenchon en est désespéré – mais la faute à qui ? Avec le Front de gauche, et à l’image du Parti de gauche allemand (Die Linke) qui a fait le même choix (avec la même déconvenue électorale), il a pris comme thème de campagne l’exigence de « transformer » l’Union européenne. Ce mot d’ordre a été bien compris pour ce qu’il est : un refus de sortir de l’UE – et de l’euro. Pour dire les choses simplement, entre l’« anti-européisme » et l’« alter-européisme », la colère populaire – particulièrement chez les ouvriers et le jeunes – a tranché, fondamentalement et durablement.
Dans une culture politique différente, l’exemple britannique est à cet égard encore plus éclatant. C’est le parti créé dans le seul objectif d’une rupture avec Bruxelles (d’où son nom : UKIP, Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni) qui rafle la mise, de manière spectaculaire. Du reste, ce n’est sans doute pas un hasard si l’exigence de souveraineté se manifeste avec la plus grande force dans les deux plus anciens Etats-nations.

Outre-manche, le processus de rupture a peut-être franchi une étape historique après ce « tremblement de terre ». Un référendum pourrait devenir de plus en plus inévitable. Avec une issue prévisible. Si tel était le cas, les conséquences franchiraient évidemment le Channel.
Le séisme du 25 mai ne constituait peut-être qu’un premier avant-goût.

Bastille République Nations

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