Traité dans mon précédent billet,
le problème de la retraite sans cesse repoussée bien au-delà de la
cessation effective d’activité entre dans le cadre bien plus général de
la diminution inéluctable du temps de travail. Un fléau de la société
moderne ? Non, un progrès humain et social.
De fait, il y a quelque temps que ce phénomène de raréfaction de l’emploi est entré de plain-pied dans notre quotidien. En quelques soixante ans, la durée moyenne globale de travail effectué a baissé d’environ 25 % dans les pays dits “développés” (source : Insee 2010).
Évolution de la durée annuelle de travail de 1950 à 2008 (Insee)
Raison principale : les formidables gains de productivité engrangés
au fil du temps. Nous avons aujourd’hui beaucoup moins besoin de
travailler pour produire les biens et services dont nous avons besoin.
Et encore, je ne parle pas des boulots inutiles, destructeurs ou
socialement nuisibles (la spéculation financière, par exemple) qui
continuent de sévir et de menacer notre environnement de vie.
Créer des emplois n’est pas la fin de l’activité économique
De tous temps, les êtres humains ont cherché à se libérer de la
contrainte du travail par le progrès technique. Et voilà qu’ils y
parviennent. Normal, devraient se réjouir les esprits sains.
Mais c’est compter sans le poids aliénant et culpabilisant des vieux
schémas sociaux-culturels du monde d’avant qui nous font réagir à
contre-courant du sens de l’histoire. Au point même de nous faire
inverser en toute absurdité la logique des choses.
Par quelle aberration mentale avons-nous fini par considérer le
travail comme la finalité ultime de l’activité économique, alors que
celle-ci est d’abord de produire les biens et services nécessaires pour
satisfaire les besoins d’une population donnée ? On ne travaille plus
pour produire, on est prêt à produire (même n’importe quoi) dans le seul
but de “créer des emplois”.
Les lieux communs dépassés du monde d’avant
Qu’est-ce qui poussent les ouailles que nous sommes à reprendre en
boucle les lieux communs distillés sur la valeur-travail par des grands
prêtres dont l’unique préoccupation — intéressée — est d’en diminuer la
rémunération au nom de coûts de production prétendument insupportables
et autres charlataneries sur la compétitivité ?
Par quel fourvoiement de l’intellect continuons-nous de considérer le
travail comme seul moyen de “gagner sa vie” quand le haut de l’échelle
sociale est squatté par des rentiers ?
Par quelle faillite du jugement nous obstinons-nous à tenir le
travail comme seul apte à procurer considération et reconnaissance,
alors que nous traitons pis que pendre nos enfants échouant dans les
filières professionnelles de l’éducation ?
Parlez-donc d’épanouissement par le travail à la caissière de
supermarché, à celui qui ramasse nos poubelles, au tâcheron à tout faire
en intérim chronique…
Vers une société de loisirs
Nous confondons le travail rémunéré (même mal) avec la fonction sociale (du latin functio,
« rôle, utilité d’un élément dans un ensemble ») qui ne l’est pas
forcément. Dira-t-on de la mère au foyer, du chanteur des rues, du
créateur de logiciel libre, de tous les bénévoles d’associations qu’ils
n’ont aucune valeur, aucune fonction sociale au prétexte qu’ils ne
perçoivent aucun salaire pour les tâches pourtant essentielles qu’ils
accomplissent ?
La vérité est que, même à notre corps défendant, nous évoluons,
cahin-caha mais immanquablement, vers une société de loisirs. Sans doute
bien plus épanouissante que le vieux monde du plein-emploi en voie de
fossilisation avancée depuis bientôt quarante ans. L’ultime étape à
franchir est de déculpabiliser cette évolution.
Déjà, sous la pression des réalités, les certitudes sur la valeur-travail sont battues en brèche. Un récent sondage Ifop-Sud Ouest révélait qu’une
majorité des Français considère désormais le travail comme une
contrainte (56 %) plutôt que comme un épanouissement personnel (44 %). Les proportions étaient encore inverses il y a huit ans.
En réalité, le “fondamentalisme” du plein-emploi, comme les
extrémismes religieux ou les régressions pulsionnelles d’extrême-droite,
illustre les ultimes soubresauts du monde finissant, plutôt qu’il ne
préfigure le monde d’après.
Le Yéti
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