Guerric Poncet
C'est le genre d'article qu'on espérait ne jamais devoir écrire... Les députés ont voté mardi soir
en commission des Lois le blocage administratif de sites faisant
l'apologie du terrorisme, et ce, sans intervention de la justice.
L'Assemblée devra se prononcer en plénière mi-septembre sur l'ensemble
du projet de loi de lutte contre le terrorisme. Si le but est évidemment
louable, la mesure est largement critiquée, dans la droite ligne des
blocages prévus pour lutter contre la pédopornographie.
Quelques heures avant le vote, une commission spécialisée avait durement contesté le projet du ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve. Dans sa recommandation,
cette commission de réflexion sur le droit et les libertés à l'âge du
numérique, créée en février pour éclairer les parlementaires sur ces
questions, rappelle que "le préalable d'une décision judiciaire apparaît
comme un principe essentiel, de nature à respecter l'ensemble des
intérêts en présence, lorsque est envisagé le blocage de l'accès à des
contenus illicites sur des réseaux numériques".
Coprésidée par le député socialiste Christian Paul
et l'avocate Christiane Féral-Schuhl, la commission explique notamment
que le blocage des sites est très difficile à mettre en oeuvre. Mais le
projet est bien parti pour être validé en septembre, d'autant qu'il est
très cher au Premier ministre Manuel Valls,
qui avait déjà fait un pas dans cette direction lorsqu'il était Place
Beauvau. Aujourd'hui, comme pour tous les projets de loi concernant les
libertés sur Internet (Hadopi, Loppsi 2, Loi de programmation militaire,
etc.), quelques députés de tous bords qui ont compris le fonctionnement
d'Internet semblent s'opposer, en vain, à l'éternel fantasme de
contrôle d'Internet, que l'on retrouve autant à droite qu'à gauche.
Contournable en un clic
Comme
c'est le cas dans les pays pratiquant déjà la censure d'Internet, la
commission craint un contournement facile du blocage. Et c'est une
crainte plus que fondée ! L'utilisation par les internautes de réseaux
privés virtuels (VPN), par exemple, leur permet - en quelque sorte - de
se connecter de façon chiffrée via le réseau d'un autre pays et donc
d'échapper aux blocages décidés par un État ou par un autre. Ces
services, qui coûtent quelques euros par mois et rapportent gros à leurs
créateurs, sont souvent étrangers, et parfois fournis par des réseaux
mafieux. Leur utilisation a explosé en France depuis la mise en place du
gendarme du piratage, la Hadopi.
Les outils destinés aux cyberdissidents, comme l'excellent Tor, permettent aussi d'échapper à la censure, gratuitement et en un clic. L'utilisation de Tor explose dans les grandes démocraties,
de plus en plus adeptes de la cybercensure. Résultat : il est encore
plus difficile de repérer les activités illégales. Lors d'un précédent
projet de censure des sites terroristes en 2013 (celui de Manuel Valls),
le juge antiterroriste Marc Trévidic avait expliqué que c'est justement grâce aux imprudences des terroristes sur Internet que la police peut les repérer et les arrêter...
Des mesures "disproportionnées" et "inefficaces"
La
commission craint par ailleurs les blocages de contenus par erreur,
c'est-à-dire l'inscription sur la liste noire de sites n'ayant rien à
voir avec le terrorisme ou la pédopornographie, comme cela a été prouvé,
par exemple en Australie. Le "retrait du contenu auprès des hébergeurs
doit être privilégié sur le blocage lorsque ces derniers sont
coopératifs", estime la commission. Plusieurs autres voix se sont
élevées contre le projet de loi socialiste. Reporters sans frontières
(RSF), qui n'a pas pour habitude de critiquer la France, n'y va pas de
main morte. Selon son communiqué,
le texte "pourrait engendrer un recul de la liberté d'information
puisqu'il (...) prévoit le blocage administratif de sites internet et
augmente les mesures de surveillance".
"C'est un
test majeur pour la défense des droits et libertés contre l'instauration
de mesures très graves de police préventive de l'intention, contournant
le judiciaire au nom de la lutte contre le terrorisme", dénonce pour sa part le collectif citoyen La Quadrature du Net.
"L'ensemble de ce projet de loi instaure un état d'exception permanent
d'Internet, contournant largement le juge pour s'orienter vers des
solutions policières et administratives, non contradictoires,
disproportionnées et pour la plupart inefficaces", poursuit
l'association. "L'adoption de ce projet de loi par une majorité qui
avait autrefois combattu ces dispositions inspirées du programme de
Nicolas Sarkozy illustre l'acceptation générale par la classe politique
d'un abandon du pouvoir judiciaire au profit de la police et de la
généralisation des mesures d'exception. Citoyens et organisations de la
société civile doivent se mobiliser pour lutter contre la banalisation
des atteintes aux libertés fondamentales !" explique Adrienne Charmet, coordinatrice des campagnes de La Quadrature du Net.
Des concessions inutiles
Tenant
compte en partie des critiques, le rapporteur du texte, Sébastien
Pietrasanta (PS), a fait adopter un amendement prévoyant que "la demande
de blocage d'un site devra obligatoirement être précédée par une
demande adressée à l'éditeur du site ou, à défaut, à son hébergeur de
retirer le contenu illicite". "Ce n'est qu'en l'absence de retrait dans
un délai de vingt-quatre heures que l'autorité administrative pourra
faire procéder au blocage du site par les FAI", précise-t-il.
Via
un autre amendement, Sébastien Pietrasanta a aussi promis de confier à
une personnalité qualifiée, désignée par la Cnil, "la mission de
vérifier que les contenus dont l'autorité administrative demande le
retrait ou que les sites dont elle ordonne le blocage sont bien
contraires aux dispositions du Code pénal sanctionnant la provocation au
terrorisme, l'apologie du terrorisme ou la diffusion d'images
pédopornographiques". Cette personnalité pourrait, si l'autorité
administrative ne suit pas sa recommandation, saisir la juridiction
administrative.
L'État, bientôt promoteur des sites terroristes
Mais
ce contrôle des sites bloqués impliquerait la publication de la liste
noire, ou du moins sa circulation dans des cercles qui, s'ils sont
restreints, ne resteront pas muets. L'État offrira alors une publicité
inespérée aux sites qu'il souhaite bloquer, car à l'ère des WikiLeaks et
autres Edward Snowden, la diffusion de la liste ne sera qu'une question
de temps. C'est ce qu'on appelle sur Internet l'effet Streisand
: quand on veut à tout prix étouffer quelque chose, on finit par le
promouvoir. Dans ce cas, l'État aura gentiment constitué les
marque-pages du parfait petit terroriste.
Espérons
que les députés retrouveront la raison d'ici l'examen en hémicycle
mi-septembre, et qu'ils verront enfin Internet comme un espace sur
lequel il faut appliquer les lois existantes, non en créer d'autres plus
strictes...
lepoint.fr
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