Gilles Devers
C’est
le genre de truc qui me dépasse : l’impossibilité, cent ans plus tard,
de dire que l’armée s’est plantée et a fusillé des innocents. Des
discours, oui, mais des faits, rien.
Le
dossier est archi-connu, l’injustice criante, mais on ne touche pas à
l’armée. Allez-vous faire voir, espèces de coincés du kaki…Pendant
la fin de l’année 1914 et au cours de l’année 1915, l’armée française,
dirigée par une palanquée de généraux cornichons, ployait sous l’avancée
allemande, et le gouvernement avait dû se replier à Bordeaux. A un poil
de la débâcle. Le gouvernement faisait dans son froc, et le
commandement militaire, dans le cadre de l’état de siège, agissait comme
bon lui semblait. Pour
les soldats, l’épreuve était terrible, sauvage, et quelques uns ont
craqué, comme quand la force vous abandonne. Les motifs qui ressortent
de ces dossiers pourris ? Refus d’obéissance, abandon de poste, révolte,
voie de fait sur supérieur, désertion à l’ennemi… Mais dire cela, c’est
déjà insulter la mémoire de ces morts, car on ne sait rien des griefs.
Les procédures relevaient de conseils de guerre, qui n’avaient ni règle,
ni procédure. Le Code de justice militaire avait institué un tribunal
mafieux. Le
but était de créer la terreur dans les rangs de la troupe, et Adolphe
Messimy, le ministre de la guerre, avait lâché les chiens par courrier
du 20 août 1914 : « Il vous appartient de prendre des mesures et de
faire des exemples ».
Au
cours de la guerre, ces bandits ont prononcé 741 condamnations à mort
par fusillade, dont 618 pour manquements à la discipline militaire. Les
mirlitons-tueurs avaient aménagé la procédure pour la rendre
expéditive. Par un décret du 10 août 1914, avait été supprimés les
recours en révision, et par un autre du 1er septembre
1914 le recours en grâce devant le Président de la République. Le
décret du 6 septembre 1914 avait instauré les « conseils de guerre
spéciaux » composés de trois officiers, jugeant sans instruction, sans
recours et en excluant la prise en compte de circonstances
atténuantes. Les droits de la défense étaient réduits à néant et, en
l’absence de voie de recours, l’exécution était faite dans les
vingt-quatre heures, la fusillade étant confiée à la troupe, qui devait
ensuite défiler devant le cadavre ensanglanté. Vive l’armée !
Cette
phase de répression a été tellement criminelle qu’a été ensuite adoptée
la loi du 27 avril 1916, rétablissant un semblant de procédure. Dans
l’immédiat après-guerre, le débat n’a pas porté, comme écrasé par le
poids du terrible bilan : 1 350 000 morts en France. Et puis il ne
fallait pas accabler notre gentil commandement.
Le 9
mars 1932, a été péniblement votée une loi créant une Cour spéciale de
justice militaire, ayant vocation à réexaminer tous les jugements rendus
par les conseils de guerre, et qui ne retiendra qu’une quarantaine de
dossiers. Depuis
trente ans, les livres et les films se succèdent pour dénoncer cet
arbitraire absolu, et les politiques ont fait de beaux discours.
Jospin, premier ministre, le 5 novembre 1998 :
« Certains
de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l’avance,
glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans
fond, refusèrent d’être des sacrifiés. Que ces soldats, fusillés pour
l’exemple, au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que
la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre
mémoire collective nationale. »
Sarkozy, président de la République, le 11 novembre 2008 :
« Je
veux dire au nom de notre Nation que beaucoup de ceux qui furent
exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des
lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite
de leurs forces. Souvenons-nous qu’ils étaient des hommes comme nous,
avec leurs forces et avec leurs faiblesses. Souvenons-nous qu’ils furent
aussi les victimes d’une fatalité qui dévora tant d’hommes qui
n’étaient pas préparés à une telle épreuve. »
Hollande,
locataire de l’Elysée, le 7 novembre 2013 :
... évoquant « ceux qui furent
vaincus non par l’ennemi, mais par l’angoisse, par l’épuisement né des
conditions extrêmes qui leur étaient imposées. Certains furent condamnés
de façon arbitraire et passés par les armes ».
Donc, avec ce beau consensus, tout a été réglé ? Rien du tout : il vaut mieux l’arbitraire que froisser notre belle armée.
Aussi,
dégage l’idée de réhabilitation, contre deux hochets : une salle dédiée
au Musée de l’Armée aux Invalides, et la mise en ligne sur le site
« Mémoire des Hommes » des dossiers des conseils de guerre. Du foutage
de gueule en bonne et due forme.
Pour refuser, les arguments sont totalement bidon. La réhabilitation (Code pénal, art. 133-16) efface
les incapacités et déchéances qui résultent d’une condamnation, et
cette mesure n’a pas de sens pour une personne décédée. La demande
réelle est donc celle de révision du procès, et l’argument pour s’y
opposer est génial : comme les dossiers sont vides, sans preuve, on
risque de faire des erreurs judiciaires en innocentant des coupables.
Vraiment, on se moque du monde : si le dossier est vide, la personne est
innocentée. Point. Un
pur prétexte, car c’est une ruse pour renvoyer vers la solution
alternative, la réhabilitation législative, qui est générale. Et cela
devient aussitôt impossible car parmi les fusillés, il y a eu de vrais
espions, 56 cas d’espionnage déclarés, et la loi générale va leur
profiter… quelle horreur. Ce qui est un argument débile, car la peine de
mort sans procès, sur un dossier vide, par un trio d’officiers, et par
fusillade, est une violation du droit existant (Déclaration des droits
de l’homme, articles 7, 8 et 9) qui ne devrait avoir aucun effet. C’est donc nul. Mais il y a plus mesquin encore.
En
l’absence de disposition législative contraire, l’inscription des noms
des soldats fusillés sur les monuments aux morts est possible. Voilà
donc la solution trouvée… Mais il n’est pas possible de mentionner
« mort pour la France », et il faut donc porter ces noms à l’écart. Tout ceci est absolument lamentable, de A à Z.


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