Jean-Luc Mélenchon
À Paris le 23 novembre 2014,
Monsieur le pape,
Soyez le bienvenu en terre de France.
Nombreuses y sont vos ouailles et maints des miens parmi elles. On vous
aura peut-être dit que d’aucuns ne souhaitaient pas votre présence à la
tribune du Parlement européen. J’en suis. Je voudrais vous en expliquer
le motif.
Mais avant cela, pour écarter l’idée d’un ressentiment personnel ou
d’une volonté d’offense à votre foi, laissez-moi vous dire ce qui nous
rapproche au-delà de ma propre éducation initiale et de l’engagement de
certains des miens, et non des moindres, dans la foi chrétienne.
J’aime l’Argentine votre pays. Je m’honore de tenir d’elle l’unique
décoration qui m’ait été décernée. C’est le président Raoul Alphonsin
qui me l’a attribuée du fait de mon engagement pour la libération de
plusieurs de vos compatriotes. Celles-ci étaient persécutées par les
militaires factieux qui avaient soumis votre pays à leur dictature
abominable. Elles étaient martyrisées dans le camp « El Vesuvio » dont
vous avez du connaître l’effroyable histoire. Parmi les trente mille
disparus de cette période, plus de vingt Français engagés de grand cœur
aux côtés des Argentins dans la résistance à la dictature. Et parmi eux,
deux religieuses d’un immense courage : Alice Domon et Léonie Duquet,
torturées et jetées en mer, et le prêtre Gabriel de Longueville, enlevé
et criblé de balles. Je n’oublie pas. Ayons ensemble une pensée pour
eux. Souvenez-vous du prix que leurs familles attacheraient à une
manifestation de votre compassion.
J’ai entendu avec faveur votre franche critique de la domination de
la société par l’argent. Votre adresse aux puissants de la terre et
votre engagement par des paroles aimantes à l’égard des pauvres qui
luttent pour leur dignité ont retenu mon attention scrupuleuse. J’y ai
entendu l’écho de la théologie de la libération d’illustre influence.
Elle a été et reste une source d’inspiration essentielle de tous mes
amis croyants chrétiens qui participent à la direction des destinées de
leurs patries en Amérique du sud. L’option préférentielle pour les
pauvres est une voie féconde pour la conduite des affaires civiles.
Toute personne amie des vertus républicaines peut la faire sienne. Pour
ma part, me risquant à donner franchement mon avis dans un domaine où
vous restez bien sûr seul juge légitime, je recevrai comme un signal
majeur que les penseurs de ce mouvement ne soient plus interdits de
parole par l’Église. Leur contribution à la construction de généreuses
consciences émancipées appuierait de façon décisive la construction de
la grande patrie de Simon Bolivar, San-Martin, Miranda et Sucre.
Monsieur le pape, je ne veux pas réduire votre conviction à un seul
de ses aspects. Mais je ne saurai m’adresser à vous sans vous dire comme
nous sommes nombreux à être blessés par certaines de vos options
négatives. Je pense à ce que vous faites contre le droit à l’avortement,
l’usage des contraceptifs et, dans un autre domaine, le droit de
choisir « d’éteindre la lumière » de sa vie, aidé d’une main qui en
soulage l’acte. Ou ce que vous faites contre le droit au mariage civil
des personnes de même sexe. Que les croyants chrétiens y soient hostiles
et s’y refusent je l’entends bien. Le cas échéant, je ferai tout pour
leur permettre de ne pas se voir imposer le choix contraire. Mais
pourquoi vouloir imposer le leur à tous les autres ? Pourquoi empêcher
toute législation favorable qui ouvre le choix sur le sujet ? Pourquoi
militer contre celles qui sont déjà établies dans ce sens ? Pourquoi
agir pour durcir les prescriptions légales répressives quand ces droits
sont déjà réprimés et durement punis. Pourquoi nous imposer à nous qui
n’imposons rien aux autres sur ce sujet, l’obligation de nous soumettre à
une injonction qui est contraire à notre conception de la dignité
humaine ? Les malheurs qui résultent de cette obstination à imposer le
dogme aux autres sont d’ores et déjà immenses comme en témoignent
l’agonie de milliers de femmes et les persécutions contre la personne
dont l’orientation sexuelle ne vous convient pas. L’idée de placer la
loi sous la nécessité d’être conforme au dogme est une voie périlleuse
pour nos sociétés et pleine de violences pour les personnes.
Monsieur le pape, mon pays a eu à souffrir de trois siècles de
guerres de religions ouvertes ou larvées. De la lutte des protestants,
des juifs et des humanistes pour la liberté du culte a jailli
douloureusement la loi de séparation des Églises et de l’État. Elle
garantit à chacun la liberté absolue de pratiquer ou de ne pas pratiquer
le culte. Elle interdit absolument que la religion et la politique
soient mêlées dans la vie des institutions qui doivent rester ouvertes à
tous. En démocratie, la seule loi légitime est celle que décide le
peuple librement par ses suffrages. Nous connaissons l’hostilité de
principe constante de l’Église et des papes sur ce point. Pourtant, dans
notre temps, plus qu’en aucun autre récent, cette règle n’a eu autant
d’importance pour garantir la paix et la concorde civile. Nous nous
efforcerons de vous convaincre. Car j’observe que l’Eglise peut aussi
entendre la voie de la raison humaine. Ainsi, quoique vos prédécesseurs
aient condamnés le suffrage universel jusqu’en 1906 et la République
jusqu’en 1920, je ne crois pas que vous recommandiez de revenir à ces
points de vues féroces exprimés dans des encycliques. Je crois même que
vous seriez à nos côtés si nous devions affronter qui voudrait nous
priver de ces deux bienfaits. Car vous avez observés dans votre propre
pays quels crimes sont rendus possibles par l’indifférence à ces
exigences.
Monsieur le pape, votre place à la tribune du Parlement ne peut
s’accepter dans le cadre d’une session officielle de notre assemblée.
Cette impossibilité ne vise ni votre personne, ni votre foi, ni vos
fidèles également nombreux depuis mon compatriote Lamennais à comprendre
l’ardente nécessité de la séparation du religieux et des institutions
politiques. Cette impossibilité résulte de notre définition républicaine
d’une assemblée de députés du peuple souverain. Vous avez la sagesse et
la culture qui auraient dû vous permettre de prévoir que nombre d’entre
nous seraient humiliés par un tel manquement aux règles de la laïcité
indispensable d’un Parlement européen lorsqu’il inclut notamment des
Français dont la loi interdit ce genre de confusion. Aucun d’entre nous
ne peut exprimer son avis sur votre présence dans le cadre des débats
libres du Parlement. Nous subissons donc une situation qui nous est
imposée par quelques personnes vaniteuses qui en attendent une gloire
personnelle au détriment de principes essentiels. Jamais les Européens
ne seront « unis dans la diversité » si la règle de base de la laïcité
qui rend possible cette unité est méprisée.
Ceci ayant été dit en toute franchise, je vous renouvelle mes vœux de
bienvenue dans une ville française. J’aurai préféré que vous y soyez
venu faire une messe dans la sublime cathédrale de Strasbourg, ce qui
est dans vos devoirs, plutôt qu’un discours à notre tribune humaine, ce
qui contrarie les nôtres.
Jean Luc Mélenchon - Député du peuple français au Parlement européen -
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire