mercredi 22 avril 2015

Ma famille disparue en Syrie : nommer et dénoncer les coupables

Ramzy Baroud                   

Nous devons nous rappeler que 18 000 personnes demeurent encore piégées dans Yarmouk et que, même tardivement, nous devons organiser quelque chose en leur nom. Quoi que cela puisse être.

Les membres de ma famille dans le camp de Yarmouk en Syrie ne donnent plus signe de vie depuis de nombreux mois. Nous n’avons aucune idée de qui est mort et de qui est vivant. À la différence de mon autre oncle et de ses enfants en Libye qui se sont sauvés de la guerre de l’OTAN et sont restés vivants mais en se cachant plusieurs mois dans un coin de désert, la famille de mon oncle en Syrie a complètement disparu, comme avalée par un trou noir, dans une complète autre dimension.
J’ai choisi l’image du « trou noir » par opposition à celle employée récemment par Ban Ki-moon, le Secrétaire général des Nations unies - « le cercle le plus profond de l’enfer » - en faisant référence à la situation désespérée des Palestiniens dans Yarmouk après l’avancée au début du mois d’avril des milices tristement célèbres de l’Etat islamique. S’il existe une justice dans l’au-delà, aucun réfugié Palestinien - même ceux qui ne priaient pas cinq fois par jour ou n’allaient pas à l’église chaque dimanche - ne mérite de se retrouver dans n’importe quel « cercle de l’enfer », profond ou non. La souffrance qu’ils ont endurée dans ce monde depuis la fondation d’Israël sur les ruines de leurs villes et villages de Palestine il y a près de soixante-six ans, suffit largement au rachat de leurs péchés collectifs, passés et présents.
Mais pour l’instant, la justice reste hors de portée. Les réfugiés de Yarmouk - dont la population, dans le passé supérieure à 250 000, a diminué tout au long de la guerre civile syrienne jusqu’à 18 000 - représentent un microcosme de l’histoire d’une nation entière dont la perpétuelle souffrance est notre honte à tous, sans exception.
Les réfugiés palestiniens (certains ont fuit plusieurs fois) qui ont échappé à la guerre en Syrie en partant pour le Liban, la Jordanie ou en se déplaçant à l’intérieur de la Syrie même, font l’expérience de la cruelle réalité, dure et inhospitalière, de la guerre et des régimes arabes. Beaucoup de ceux qui sont restés dans Yarmouk ont été déchiquetés par les bombes au TNT de l’armée syrienne, ou sont devenus les victimes – aujourd’hui décapitées - des groupes criminels et violents qui contrôlent le camp, parmi eux le Front al-Nosra et plus récemment l’EI.
Ceux qui d’une manière ou d’une autre ont pu échapper aux blessures corporelles, meurent à présent de faim. La famine dans Yarmouk est également de la responsabilité de toutes les parties concernées et « les conditions inhumaines » dans lesquelles survivent les habitants – surtout depuis décembre 2012 - sont une marque de honte sur le front de toute la communauté internationale et de la Ligue arabe en particulier.

Voici quelques-uns des coupables de la souffrance dans Yarmouk

Israël
Israël porte une responsabilité directe dans la détresse des réfugiés de Yarmouk, car ceux-ci sont partie intégrante des cinq millions de réfugiés palestiniens à travers tout le Moyen-Orient. Les réfugiés de Yarmouk sont surtout les descendants des réfugiés de la Palestine historique, particulièrement les villes du nord, dont Safad qui est maintenant à l’intérieur d’Israël. Le camp a été établi en 1957, presque une décennie après la Nakba - la « Catastrophe » de 1948 qui a vu l’expulsion de presque un million d’habitants de la Palestine. Censé être un abri provisoire, ce camp s’est transformé en une résidence permanente. Ses habitants n’ont jamais abandonné leur droit au retour en Palestine, un droit inséré dans la résolution 194 des Nations unies.
Israël sait que la mémoire des réfugiés est son plus grand ennemi et lorsque les dirigeants palestiniens ont demandé qu’Israël permette aux réfugiés de Yarmouk de s’établir en Cisjordanie, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a posé une condition : qu’ils renoncent à leur droit au retour. Les Palestiniens ont refusé. Les réfugiés auraient refusé. L’Histoire a prouvé que les Palestiniens supporteraient une douleur au-delà de l’imaginable plutôt que d’abandonner leurs droits en Palestine. Le fait que Netanyahou ait posé une telle condition n’est pas simplement la preuve de la crainte israélienne de la mémoire palestinienne, mais celle aussi de l’opportunisme politique et de la pure cruauté du gouvernement israélien.

L’Autorité palestinienne (AP)
L’AP a été établie en 1994, sur un mandat très clair selon lequel un petit groupe de Palestiniens « est revenu » dans les territoires occupés, installant quelques institutions tout en siphonnant des milliards de dollars d’aide internationale en échange de l’abandon du droit au retour pour les réfugiés palestiniens, et de l’abandon également de toute revendication sur une véritable souveraineté et nationalité palestiniennes. La nation palestinienne est devenue tout ce que l’élite politique de Palestine a voulu qu’elle soit. La nouvelle « Palestine » n’a aucune frontière de définie, a mis à l’écart la communauté de la diaspora et celle des millions de réfugiés, considère les Palestiniens en Israël comme une question israélienne interne, a séparé la Cisjordanie et Gaza, et n’a aucun souci de démocratie.
Non seulement l’AP a-t-elle complètement abandonné les réfugiés - se contentant de temps en temps d’y faire vaguement référence – mais elle a laissé les près du demi-million de réfugiés au Liban devoir se défendre eux-mêmes, sans voix ou représentation politique, enfermés dans des camps de réfugiés auxquels il est interdit de s’étendre et de se développer.
Lorsque la guerre civile en Syrie s’est mise rapidement à engloutir les réfugiés, et bien que c’était tout à fait prévisible, l’autorité du Président Mahmoud Abbas a fait vraiment très peu, comme si la question était sans importance ou ne concernait pas le peuple palestinien dans son ensemble. En fait, Abbas a fait quelques déclarations invitant les Syriens à épargner les réfugiés dans ce qui était essentiellement une lutte entre Syriens, mais guère plus. Quand l’EI a investi le camp, Abbas a dépêché en Syrie son ministre du Travail, Ahmad Majdalani. Celui-ci a fait une déclaration disant que les différentes factions et le régime syrien s’uniraient contre l’EI - ce qui, si c’est exact, est susceptible de faire des centaines de victimes de plus.
Si Abbas avait investi ne serait-ce que 10 % de l’énergie qu’il a investie dans la bataille médiatique de son « gouvernement » contre le Hamas, ou une part minuscule de tout ce qu’il a investi dans le frivole « processus de paix », il aurait au moins pu capter l’attention et les soutiens internationaux nécessaires pour traiter avec un degré d’urgence la terrible situation des réfugiés palestiniens dans Yarmouk. Au lieu de cela, ceux-ci ont été abandonnés à une mort solitaire, tandis que l’AP restait bien à l’abri dans sa bulle de Ramallah, sans être gênée par les cris des orphelins, des veuves et des hommes perdant leur sang.

Le régime syrien
Quand les rebelles se sont emparés de Yarmouk en décembre 2012, les forces du Président Bachar al-Assad ont bombardé le camp sans pitié, au moment même où les médias syriens ne cessaient de parler de la libération de Jérusalem. Les contradictions entre les paroles et les actes quand il s’agit de la Palestine est un syndrome arabe qui a affligé chaque gouvernement et dirigeant arabes depuis que la Palestine est devenue « la question de la Palestine » et les Palestiniens « le problème des réfugiés ».
La Syrie n’est pas une exception, mais Assad, comme son père Hafez avant lui, est particulièrement malin dans l’exploitation de la Palestine comme cri de guerre destiné uniquement à légitimer son régime et à permettre de prendre la posture d’une force révolutionnaire combattant le colonialisme et l’impérialisme. Les Palestiniens n’oublieront jamais le siège et le massacre de Tel al-Zaatar (où en 1976 des réfugiés Palestiniens au Liban ont été assiégés, envoyés à la boucherie mais également privés de nourriture lors d’un siège et d’un massacre perpétrés par les milices libanaises de droite et l’armée syrienne), comme ils n’oublieront ni ne pardonneront pour ce qui se produit à Yarmouk aujourd’hui.
L’armée syrienne a imposé un siège à Yarmouk il y a maintenant deux ans, pour combattre les rebelles. Un grand nombre de maisons dans le camp ont été réduites en gravats en raison des bombes, des obus et des raids aériens d’Assad. Bloqués sous un siège hermétique et dans les combats entre milices, souffrant du manque de nourriture, sans électricité, eau courante ou fournitures médicales, les réfugiés périssent lentement et dans la souffrance. Et en attendant, la télévision syrienne continue de sortir comme d’un oeuf des plans pour libérer la Palestine.

Les rebelles
La soi-disant Armée syrienne libre (ASL) n’aurait jamais dû entrée dans Yarmouk, aussi désespérée qu’elle ait pu être de prendre un avantage dans sa guerre contre Assad. C’était criminel et irresponsable, si l’on prend en compte qu’à la différence des réfugiés syriens, les Palestiniens n’ont nulle part où aller ni personne vers qui se tourner. L’ASL a provoqué la colère du régime et elle ne pouvait pas même contrôler le camp qui est tombé dans les mains de diverses milices qui complotent et marchandent les unes avec les autres pour défaire leurs ennemis, qui pourraient probablement devenir leurs alliés dans leurs prochaines et pathétiques batailles de rue pour le contrôle du camp.
L’entrée de l’EI dans Yarmouk a été, semble-t-il, facilitée par le Front al-Nosra, qui est en tous lieux un ennemi de l’EI sauf dans Yarmouk. Al-Nosra espère se servir de l’EI pour défaire la résistance dans le camp - en grande partie locale et représentée par Aknaf Beit al-Maqdis - avant de remettre le contrôle du camp assiégé au groupe affilié à al-Qaïda. Et tandis que les bandes criminelles effectuent leurs manœuvres politiciennes et leur troc, les Palestiniens réfugiés meurent en masse.

Les Nations unies et la Ligue arabe
Les appels à l’aide nous parviennent de Yarmouk depuis des années, mais personne n’y a prêté attention. Récemment, le Conseil de sécurité des Nations unies a décidé de tenir une réunion et de discuter la situation [du camp] comme si ce sujet n’était pas de la plus haute priorité depuis des années. Déclarations à la tribune ou dans la presse mises à part, les Nations unies ont en grande partie abandonné les réfugiés. Le budget de l’UNRWA, qui s’occupe de près de soixante camps de réfugiés palestiniens à travers la Palestine et le Moyen-Orient, a diminué jusqu’à un point tel que l’agence se retrouve régulièrement au bord de la faillite.
L’agence des Nations unies pour les réfugiés, mieux financée et équipée pour répondre aux crises, fait peu pour les réfugiés palestiniens en Syrie. Des promesses de fonds pour l’UNRWA – qui franchement aurait pu faire bien mieux pour réveiller les consciences et placer la communauté internationale face à ses responsabilités pour sa négligence à l’égard des réfugiés - sont rarement concrétisées.
La Ligue arabe est encore bien plus responsable. La Ligue a en grande partie été créée pour unir les efforts du monde arabe dans sa réponse à la crise en Palestine, et elle devait être un défenseur intransigeant des Palestiniens et de leurs droits. Mais les Arabes ont eux aussi abandonné les Palestiniens, tout concentrés qu’il sont sur des conflits d’intérêts plus stratégiques, comme mettre en place une armée arabe avec des intentions sectaires tout à fait évidentes et largement liées à des règlement de comptes.

Et beaucoup d’entre nous
Le conflit syrien a introduit une forte polarisation au sein d’une communauté qui semblait dans le passé unie pour les droits des Palestiniens. Ceux qui ont pris parti pour le régime syrien ne reconnaîtront pas une seconde que le gouvernement syrien aurait pu faire plus pour réduire les souffrances dans le camp. Quant aux anti-Assad, ils assurent que tout le mal du monde vient de lui et de ses alliés.
Non seulement une telle polarisation mène à des conclusions irrationnelles puisqu’elle retient des évidences en particulier et en ignore d’autres, mais elle est également contre-productive. Cet inutile combat reflète un fait décevant : que beaucoup de ceux qui se considèrent « pro-Palestiniens » sont conduits par l’esprit de groupe et les slogans et non pas les droits de l’homme, par des idéologies partisanes et non pas le bien-être des réfugiés, par la politique bornée et non pas la justice sous ses formes les plus pures.
Ces personnes aussi sont responsables du temps perdu, embrouillant les discussions et gaspillant une énergie qui aurait été mieux employée à lancer une campagne internationale bien organisée pour réveiller les consciences, trouver les moyens nécessaires et les mécanismes pratiques de soutien pour aider Yarmouk en particulier et les réfugiés palestiniens en Syrie en général.

Il nous incombe à tous de respecter un moment de silence mais aussi de ressentir de la honte pour ce qui est arrivé à Yarmouk, tandis que nous nous regardions, nous querellant et restant inactifs.
Mais nous devons nous rappeler que 18 000 personnes demeurent encore piégées dans Yarmouk et que, même tardivement, nous devons organiser quelque chose en leur nom. Quoi que cela puisse être.

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* Ramzy Baroud est doctorant à l’université d’Exeter, journaliste international directeur du site PalestineChronicle.com et responsable du site d’informations Middle East Eye. Son dernier livre, Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Scribest.fr. Son site personnel : http://www.ramzybaroud.net

Photo :  Des habitants de Yarmouk tentent de se réchauffer autour d’un feu au milieu des décombres de leur quartier - Photo : MEE

Info Palestine

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