Le Partageux
« Quand la famine
s’abattait sur un pays, quand un tremblement de terre faisait des
milliers de victimes, il y avait des concerts, des campagnes de
mobilisation. Aujourd’hui, il y a des débats et quelques articles avec
des photos que personne ne veut voir. » Combien de temps allons-nous supporter cela ? se demande le pédopsychiatre Marcel Rufo sur son blog.
Sa mère avait pensé à accrocher sa tétine à son manteau avant de
partir, avec un petit cordon de couleur. Il faut imaginer ce qu’elle a
pensé : son petit allait prendre la mer avec elle, elle l’avait bien
couvert et elle lui avait mis un bonnet et une écharpe pour qu’il n’ait
pas froid. Mais peut-être serait-il inquiet à cause du bruit, du vacarme
des corps et du moteur. Alors, il ne fallait pas qu’il perde sa tétine
qui le rassurait. Toutes les mères du monde ont eu cette pensée. Toutes,
elles ont accroché ce cordon avec cette femme. Un doux geste de
tendresse et de vie avant l’horreur.
Quelques heures plus tard, le photographe a titré qu’il fallait “s’occuper du bébé mort”.
Il a écrit qu’il avait vu des guerres, les pires horreurs, mais qu’il
n’avait jamais vu une scène aussi insupportable. Hier, à nouveau, un
bébé s’est noyé en Méditerranée, avec d’autres, tellement d’autres
enfants — 300 depuis le mois de septembre. Il était là, sur le sable, le
visage calme, il avait encore son bonnet sur la tête, son corps était
sans vie. Qui les pleure sur cette plage? Leurs parents sont morts avec
eux. Le photographe est assis à côté du petit corps. Il attend. Le
policier arrive, il pleure lui aussi, puis emballe l’enfant dans un sac
en plastique.
Combien de temps allons-nous supporter cela ?
Ces petits corps à l’abandon sur les plages de Turquie, Aylan en
septembre et les milliers d’autres, chaque jour, c’est notre échec,
c’est l’humanité échouée. On connaît les pauvres arguments qui sont
soulevés dans les médias : « les gens ne veulent pas des réfugiés »,
« les gens ont peur des terroristes », « ce qu’il s’est passé à Cologne
montre bien que c’est compliqué », « il y a d’autres drames dans le monde,
on ne peut pas tout faire ».
Que disent-ils, ces gens, devant le corps échoué d’un bébé de dix
mois
qui n’a pas su que ses parents avaient tout tenté pour le sauver des
bombes, de la terreur, de la faim et ont surmonté la plus grande des
peurs pour essayer de lui offrir un avenir ? Barbara, si justement citée
dans l’hommage national aux victimes des attentats chantait : « Car un
enfant qui meurt qu’il soit de n’importe où est un enfant qui meurt. »
Ces petits de Syrie valent-ils moins que nos enfants ? Et qu’allons-nous
raconter aux nôtres quand ils nous demanderont ce que nous avons fait
pour arrêter ce cauchemar ? Chaque nuit, quand nous les berçons, à
quelques centaines de kilomètres, sur les plages de Méditerranée, des enfants se noient.
Ces
derniers temps, il y a eu de nombreuses commémorations. La jeunesse y a
été associée, à juste titre là aussi, parce qu’il faut connaître les
tragédies du passé pour mieux affronter celles du présent. Encore
faut-il les affronter. Et ce n’est pas le cas. Ces enfants meurent dans
l’indifférence générale. Il y a encore dix ou vingt ans, quand la famine
s’abattait sur un pays, quand un tremblement de terre faisait des
milliers de victimes, il y avait des concerts, des campagnes de
mobilisation. Aujourd’hui, il y a des débats et quelques articles avec
des photos que personne ne veut voir.
Avons-nous tout oublié ?
Il
faut comprendre qu’en laissant ces petits êtres s’échouer sur les
plages, c’est notre avenir que nous compromettons. Il n’y a pas de salut
dans l’indifférence au pire. Cela aussi l’Histoire nous l’a appris.
J’ai
conseillé toute ma vie les parents sur ce qu’il fallait dire à leurs
enfants. Cette fois, je ne sais plus. Ou plutôt je crois savoir ce qu’il
faudra leur dire quand nous nous serons tous réveillés.
Il faudra leur
dire que nous n’avons pas laissé faire, que nous avons accueilli les
réfugiés qui fuient la guerre et la terreur.
Il faudra leur montrer les
dessins des petits sauvés qui remercient les dirigeants d’avoir su faire
ce geste et qui s’en souviendront toute leur vie parce que ce sera leur
histoire, une histoire triste qui finit bien.
Il faudra leur dire que
nous avons envoyé de l’argent aux organisations qui les soutiennent dans
les pays voisins de la Syrie, pour qu’ils puissent y vivre humainement,
aller à l’école et que leurs parents ne soient pas contraints à ces
épouvantables traversées.
Il faudra leur dire que nous n’avons pas tout attendu de nos
gouvernements, qui font ce qu’ils ont à faire, mais que nous avons pensé
que chacun d’entre nous devait à son échelle, agir. Il faudra leur dire
mais avant cela il faudra le faire.
Il faudra le faire pour que demain
la maman d’un autre petit puisse lui accrocher sa tétine, son bonnet et
quelques heures plus tard, lui raconter une belle histoire, faire avec lui de jolis rêves. Et nous avec eux.
Source : Marcel Rufo
Photo : Bülent KILIÇ, AFP.
Le Yéti
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