À un certain moment, nous en Occident allons devoir comprendre que si
nous intervenons militairement au Mali ou en Irak ou en Libye ou en
Syrie, ou interférons en Turquie ou en Égypte ou dans le Golfe ou au
Maghreb - alors nous ne serons pas en sécurité « à la maison ».
L’acte était obscène. La description faite par Hollande -
« monstrueux » - était en effet adéquate, mais alors a surgi le vieux
problème. Qu’est-ce qui se passe quand trois ou quatre cents innocents
sont tués par un meurtrier ? Ou cinq cents ? Faut-il dire « vraiment
monstrueux » ou « très monstrueux n’est-ce pas » ? Mais la réaction
politique à ce crime contre l’humanité à Nice était banale à un point
touchant à la folie. Hollande - ou « le général Hollande », comme la
presse française l’a surnommé quand il a envoyé ses légionnaires lutter
contre les islamistes au Mali - a annoncé que la France allait
« renforcer [son] action en Syrie et en Irak. »
Bien sûr, c’est là le point sensible. Si Mohamed Lahouaiej Bouhlel de
Tunisie avait quelque chose à voir avec Isis ou Nusrah (et quand il a
parlé, Hollande ne pouvait savoir si cela était vrai)... alors tirer
encore plus de missiles français dans les sables brûlés de la
Mésopotamie ou le désert autour de Raqqa, dans l’espoir de frapper Isis,
aura pour seul effet de renforcer la vieille motivation de « se sentir
bien » en luttant contre le « terrorisme mondial » pour le seul plaisir
de le faire.
La Tunisie, bien sûr, est à bien plus d’un millier de kilomètres de
la Syrie et encore plus de l’Irak, mais un groupe d’arabes meurtriers
est semblable à un autre aux yeux des ministères des Affaires
étrangères, et si Bouhlel se révèle avoir « des racines Isis » - peu
importe comment il se sera déclaré - plus grosses seront les bombes et
mieux ce sera.
Quiconque ose le faire remarquer - et les dirigeants européens
menacent en permanence Isis, comme Isis menace en permanence l’Occident -
est immédiatement exclu de la société comme « ami des terroristes ». Il
existe, en fait, tout un vocabulaire pour châtier toute personne
affirmant qu’il y a des raisons que nous avons besoin de connaître
derrière ces actes d’assassinats en masse, aussi délirantes qu’elles
soient. À l’heure actuelle, la haine entre Isis et l’Occident qui se
répond l’une l’autre est presque identique à ce que disait le roi Lear :
« Je vais faire de telles choses ... ce qu’elles sont, je ne le sais
pas, mais elles seront les terreurs de la terre ... »
Bien sûr, je crains que nous allons dans les prochaines heures être
inondés avec des répétitions douloureuses des atrocités passées : des
parents qui n’avaient « aucune idée » que leur fils/frère/neveu/oncle
pouvait être un tueur violent, des voisins qui attesteront que
l’attaquant a toujours été un homme tranquille (qui probablement « se
tenait à l’écart », comme ils disent), des musulmans qui insisteront à
nouveau sur la nature pacifique de leur religion. En plus de cela, nous
aurons des politiciens qui promettront d’éradiquer la « terreur » et des
flics qui loueront leurs frères d’armes pour leur courage (même si
l’attaque de Nice n’était pas exactement un triomphe pour les forces de
sécurité françaises).
Et nous allons oublier la lourde histoire coloniale de la France en
Algérie et en Tunisie, cette année étant le 125e anniversaire de son
« protectorat » tunisien et le 70e anniversaire de l’indépendance de la
Tunisie - et la présence islamiste qui a terriblement grandi dans le
corps politique de la Tunisie depuis la révolution de 2011.
Cette histoire douloureuse n’a rien d’une d’excuse ou d’une « cause »
des meurtres de masse à Nice. Mais à un moment donné, nous en Occident
allons devoir comprendre que si nous intervenons militairement au Mali
ou en Irak ou en Libye ou en Syrie ou interférer en Turquie, ou en
Égypte, ou dans le Golfe, ou au Maghreb - alors nous ne serons pas en
sécurité « à la maison ».
C’est une vieille histoire à présent. Dans le passé, nous pouvions
aller dans des aventures étrangères en Corée ou au Vietnam sans se
soucier que les Nord-Coréens fassent sauter le métro de Londres ou que
le Vietcong attaque New York avec des avions de ligne. Maintenant c’est
terminé. Les aventures militaires à l’extérieur ont aujourd’hui un coût
exorbitant. Affirmer le contraire - ou déclarer pompeusement que
« leurs » bombes à Londres ou à Paris n’ont rien à voir avec « nos »
bombes en Irak - est malhonnête.
À un certain moment dans l’Histoire - mais dans quelle mesure dans
l’avenir, lorsque nous aurons rasé les fondements de nos propres
libertés avec nos propres nouvelles lois - nous aurons probablement à
repenser notre relation avec le Moyen-Orient et avec l’Histoire. Oui ...
Et avec la religion.
Il est pas bon de parler en boucle de la nature « islamiste » du
crime. Un journaliste de la BBC a tiré hier des parallèles avec les
Palestiniens utilisant une voiture comme bélier et qui ont tué des
Israéliens. Mais la dernière vidéo que j’ai vue qui permettait de faire
une comparaison avec Nice était une séquence horrible au cours de la
révolution égyptienne de 2011, quand un camion de l’armée égyptienne a
foncé à toute vitesse - en zigzaguant sauvagement - dans une foule de
manifestants pacifiques.
Pourquoi ne pas se rappeler de cela après Nice ? Parce que les tueurs
n’ont jamais été arrêtés ? Parce que personne ne se souvient des
nouvelles d’hier ? Ou parce que les victimes étaient des Arabes
impliqués dans une querelle dans un pays lointain, entre des gens dont -
en gros - nous ne savons rien.
* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.
Info Palestine
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire