La violence et l’excentricité d’Uzi Meshulam, la
diligence des militants politiques qui ont collecté des témoignages, le
long travail de fourmi consacré aux recherches journalistiques, telles
la série d’articles d’Igal Maschiach, en 1995-1996, et aujourd’hui, l’activité déployée par Amran,
une ONG de militants mizrahim.
Toutes ces personnes ont remué ciel et
terre pour maintenir bien en vie et ne pas laisser enterrer le chapitre de l’enlèvement des enfants du Yémen, de l’Orient et des Balkans.
Nous leur sommes tous redevables d’une dette pour avoir déblayé
plusieurs couches supplémentaires d’un passé sombre et dérangeant de
l’histoire d’Israël à ses débuts.
Et pourtant nous entendons les sceptiques, les moqueurs, les cyniques
s’en prendre aux plaignants les plus farfelus, ceux que l’on peut
qualifier de bizarres ou de cinglés. Mais voici ce qui permet de rejeter
plus facilement les faits : les hôpitaux, les médecins, les infirmières
et les ambulanciers, l’administration des ma’abarot (camps de
transit) et les diverses organisations caritatives impliqués dans la
disparition ou l’escamotage des enfants en bas âge, principalement ceux
des immigrés nouvellement arrivés du Yémen, dans les premières années de l’État.
Des couches profondes de racisme, d’ignorance et d’insensibilité ont
permis les enlèvements, qui reposaient sur une conviction interne
arrogante de ce que les sentiments des diverses « personnes de peau sombre »
étaient différents, inférieurs ; que la perte d’un enfant ne pouvait
les faire souffrir autant que nous, qu’un enfant de plus ou de moins ne
fait aucune différence, pour ces personnes.
Comme c’est familier : Des gens si différents de nous racontent des
histoires bizarres, qui ne cessent de se répéter, un peu comme s’ils les
avaient copiées les unes sur les autres. Sans preuves, sans documents
écrits ni photos, sans statistiques qui reflètent la modernité, sans
qualification universitaire ni grade de lieutenant-colonel. Comment
espèrent-ils que nous puissions les croire ? Tout cela semble
imaginaire, teinté d’ignorance, de désorientation, d’hystérie. On a
également fait appel à la logique : Est-il possible qu’un médecin juif
ait pu dissimuler des bébés à leurs parents juifs pour la seule raison
qu’ils parlaient hébreu avec un accent guttural ? Est-il possible qu’une
responsable compatissante d’une organisation de femmes sionistes ait pu
mentir et dire aux mères que leurs fillettes étaient mortes ?
Les récits personnels qui se répètent à propos d’une injustice
inconcevable sont interprétés par erreur comme des récits de victimes.
Mais, dans leur présentation non académique et leur langage non
juridique, ils racontent l’histoire d’un modèle suprémaciste de pensée
et de comportement. Ils le soumettent à une analyse sociologique,
anthropologique et criminologique très éloignée de la moralité que ce
modèle s’auto-attribue.
Le pouvoir hégémonique – la classe sociale qui prend les décisions et
est identifiée à la norme et au comportement adéquats dans tous les
domaines de l’existence, et qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour
conserver sa position centrale – n’apprécie pas qu’on l’analyse. Il
s’est habitué à se considérer comme son propre analyste autorisé,
l’observateur disposant des outils scientifiques pour le faire, l’entité
qui crée l’information et les idées, le sujet qui analyse l’autre.
C’est de cette façon qu’il reste le pouvoir hégémonique.
Des femmes ont également fait état de leur vécu et d’autres en
parlent toujours. C’est ainsi que sont apparus les mouvements de
libération des femmes : elles savaient que les cas individuels n’étaient
pas un hasard, mais une généralité. L’accumulation d’expériences
personnelles similaires esquissait un modèle de pensée et de
comportement des hommes en tant qu’individus et en tant que classe
supérieure qui gardait les femmes comme une propriété privée et
publique : par la violence, par la douce oppression, par le viol et
l’exploitation sexuelle, en leur refusant des droits économiques, en
leur refusant l’enseignement, tant des livres saints que du savoir, en
exploitant leur force de travail non rémunéré à la maison et dans les
champs, et, après cela, en leur payant des salaires dérisoires dans les
usines ou les bureaux.
Ici aussi, l’attitude qui prévalait à l’égard de ces récits était une
attitude de négation et de mépris. Elles sont hystériques, elles ne
comprennent pas ce qui est bon pour elles, elles ne sont pas conscientes
de leurs limites. Et, ensuite, étaient venues des enquêtes qui allaient
confirmer ces récits. Dans nos sociétés développées, une minorité de 50
pour 100 fait toujours l’objet d’une infériorité économique et
politique, et les femmes sont toujours présentées comme des objets
sexuels et décoratifs commercialisables. Mais les fissures qui sont
apparues dans la domination masculine s’élargissent de plus en plus.
Les Palestiniens eux aussi ont parlé de leur vécu et en parlent encore. Les massacres de 1948, les expulsions massives suivies de « petites expulsions », les camps de travail pour prisonniers de guerre, l’infiltration des services de sécurité du Shin Bet
dans la société, les massacres de 1956, la torture, l’élimination de
familles entières à coups de bombes et de missiles en 2009, 2012, 2014,
le vol des terres et de l’eau. Et la liste ne cesse de s’allonger.
L’accumulation des récits esquisse un modèle de pensée et d’action de
société colonialiste d’implantation qui a travaillé à plein rendement
de 1948 à nos jours. Toutes les parties constituantes de la société sont
impliquées : les femmes, les hommes, les mizrahim, les ashkénazes, les
colons et les gens de Tel-Aviv, la communauté religieuse orthodoxe ultra-nationaliste et ceux qui furent religieux jadis.
Suprémacistes ou pas, épaule contre épaule, lorsque nous sommes confrontés aux Palestiniens,
nous sommes une seule masse aux intérêts communs, et nous nous cachons à
nous-mêmes la signification des faits. Au mieux, les histoires (cette fois, un jeune homme atteint du syndrome de Down – trisomie 21 et tué par des soldats ;
une autre fois, des soldats anonymes qui ont criblé de balles une
voiture transportant des enfants ; et, au beau milieu de tout cela, une réduction de 50 pour 100 de la fourniture d’eau par la société nationale de l’eau Mekorot) sont qualifiées d’incidents isolés. Jamais comme des éléments d’une méthode et d’un modèle planifiés.
Dans un scénario pire, ce n’est que lorsque les commandants de
l’armée israélienne ou des preuves et statistiques ayant échappé au
ministère de la Défense fournissent des confirmations que ces histoires
sont qualifiées de correctes et donnent lieu à tout un travail d’enquête
journalistique, lequel disparaît bien vite de la circulation, lui
aussi.
Dans le pire et le plus habituel des cas, les témoignages et récits
palestiniens ne font aucune impression sur l’entendement collectif
israélien et ils ne sont repris dans aucun examen rationnel de la
situation. Et c’est ainsi que le pouvoir hégémonique peut se lamenter : regardez-moi, je suis une victime.
Publié le 4 juillet 2016 sur Haaretz
Photo : David Eldan/GPO - Des enfants juifs yéménites dans un camp de transit à Aden attendent
leur transfert vers Israël, en décembre 1949 -
Traduction : Jean-Marie Flémalpourlapalestine.be
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