mardi 18 avril 2017

Dernier dimanche avant le chaos.

Viktor Dedaj

Le dimanche, 16 avril 2017, j’ai vécu un petit traumatisme. La journée avait pourtant bien commencé : lever tardif, quelques courses au marché pour mon brunch rituel et même un peu de soleil pour égayer le tout. Un dimanche qui s’approchait dangereusement de la perfection (il ne faut jamais toucher à la perfection, car on n’en revient plus). Bref tout allait bien, jusqu’à ce que...

Le cerveau humain est un mystère, savez-vous ? Il paraît qu’on n’utilise consciemment qu’une fraction de ses capacités. Il paraît qu’il est capable de faire des trucs qu’on ne soupçonne même pas - alors que c’est lui qu’on est censé utiliser pour soupçonner, justement. Non, je sens bien qu’il y un truc qui cloche. On dirait qu’il en sait bien plus que ce qu’il veut bien me communiquer. Tiens, le simple fait de le traiter comme une entité à part comme je le fais en ce moment, est assez flippant. Est-ce moi qui délire ou lui qui joue avec mes nerfs ? (tiens, les nerfs, voilà un autre sujet de dissertation.) Parfois je le soupçonne d’avoir sa propre vie cachée où il se passe plein de trucs intéressants dont je ne suis même pas au courant. De temps en temps, en grand seigneur, il daigne communiquer à ma « conscience » quelques bribes d’informations jugées utiles (par qui ?) pour la préservation au quotidien de l’ensemble de la carcasse (genre, "ne te couche pas au milieu de l’autoroute", ou "ne bois pas cette bouteille de javel", ou "arrête de te nettoyer les oreilles avec le canon de ce fusil à pompe", etc). Et parfois il tire violemment sur les rênes pour m’arrêter net. Alerte à 12h ! (ca veut dire « attention devant »).
Effectivement, ils sont trois. Ils portent des t-shirts jaune canari. Ils accostent les passants et tendent des tracts avec le sourire d’un Témoin de Jéhovah convaincu que la fin du monde est proche. Sur leurs t-shirts : « Votez Macron ». J’en avais déjà vu dans des documentaires à la télé, mais jamais en liberté dans la nature. C’est assez impressionnant. Que font-ils dans ce quartier plutôt populaire ? Mystère. Une erreur d’orientation, sans doute, lors d’un vol migratoire, peut-être due au changement climatique, va savoir. Toujours est-il que la curiosité est trop grande et je décide de les approcher.
Leçon numéro un : les couchers de soleil, les bleus de la mer, les brises qui vous caressent les joues, tout ça, c’est bien joli mais la Nature peut aussi se révéler cruelle.
La femelle la plus proche m’aperçoit et me tend un tract. « Bonjour, votez Macron ». Euh... « Vous connaissez le programme de Macron ? » Ah ? Il a un programme ? En une fraction de seconde, son regard passe de « youkaïdi-youkaïda » à « Toi, le Mélenchoniste, je te préviens que les chars cubano-chavistes devront me passer sur le corps avant d’arriver aux Champs-Élysées ». Tout doux, ma belle, tout doux. Je fais le geste universellement reconnu pour signaler « moi venir en paix » et lève les bras au ciel. L’effet de solennité que j’escomptais est sérieusement écorné par le sac de courses que je tiens d’une main et d’où dépassent quelques poireaux avachis. Malgré tout, je garde la posture en priant le ciel que personne ne filme la scène. Un semblant de conversation s’engage.
Cher lecteur : comme j’aimerais vous faire un compte-rendu objectif de cet échange. Comme j’aimerais à cet instant vous prouver la supériorité intellectuelle et professionnelle d’un journaliste-citoyen travaillant bénévolement et sur son temps libre pour un média alternatif. Mais tenter de le faire, ou faire semblant de le faire, serait de ma part aussi sérieux qu’un prêtre catholique qui vous tend une petite pastille d’amidon en murmurant « ceci est mon corps ». Et puis, comment décrire la vacuité, comment vous expliquer le néant ? Comment vous accrocher avec des termes comme « libérer le travail », comme « une Europe plus efficace », comme « compétitivité », comme « marché » ? Pourquoi s’encombrer de ces abrutis qui viennent me parler de Mélenchon et de l’ALBA parce qu’ils en ont entendu parler dans les médias et que la veille ils n’en avaient pas la moindre idée, pas plus qu’aujourd’hui d’ailleurs ? Oui, pourquoi ? La France est-elle réellement destinée à être gouvernée par des incultes dorés ?
Plus loin, il y a un petit groupe qui fait la criée pour Hamon. Ah, Hamon. Ses militants ce matin n’ont pas l’air enthousiastes. On dirait qu’ils font la manche avec une pancarte « Famille Syrienne » autour du cou. Hamon... Celui à qui le Parti Socialiste a confié la barre du Titanic, la casquette de capitaine (et la veste qui va avec) … avant de se précipiter vers les canots. Une trahison aussi ouverte et minable me fait tellement de la peine que j’en arrive presque à fouiller dans mes poches pour lui filer quelques voix. Mais je sais aussi qu’en d’autres circonstances, un autre que lui aurait pu se retrouver à la barre et lui-même, en bon apparatchik, dans un de ces canots. Finalement, il ne subit que le sort qu’il mérite, et son parti avec. Ma seule crainte étant, lorsque le PS aura coulé, et qu’on aura bien bu à sa non-santé, où iront se planquer tous les rats qui auront abandonné le navire ? Les retrouvera-t-on affublés d’une fausse barbe et d’une perruque au sein de la France Insoumise, levant le poing gauche pour la galerie tout en préparant de nouveaux coups tordus ? Iront-ils en masse rejoindre En Marche ! (s’il existe encore) ? Méfiance... Je me dis qu’il faudrait leur implanter des puces électroniques, pour pouvoir les suivre à la trace. Hamon... s’il avait encore un minimum d’amour propre, il se désisterait fissa pour qui vous savez.
Et là, que vois-je ? Poutou ! Ah, non, une sosie. En fait, même pas. De plus près, c’est juste l’allure générale. OK. Alors, quoi de neuf ? La réponse ne tarde pas : rien. Je suis projeté dans ma jeunesse et les échanges avec la Ligue Communiste Révolutionnaire. Sauf qu’à l’époque, le côté réactionnaire des trotskistes qui refait surface à chaque événement international brûlant ne m’avait pas frappé. Oui, oui, je sais : Ni Assad ni Al Qaeda, Ni Milosevic ni OTAN sans oublier la Solidarité avec le Parti Communiste et Ouvrier et Révolutionnaire et Populaire de tel ou tel pays. Sauf que je lis leurs réactions sur la Syrie. Et que j’ai aussi sous les yeux la réponse de Poutou à un collectif qui demandait (entre autres questions) à tous les candidats leur position sur le blocus des Etats-Unis contre Cuba. Dans sa réponse, Poutou se félicite de la levée du blocus. Problème : le blocus n’a pas bougé d’un iota. Cruelle déception. Décidément, il faudrait que les camarades responsables des questions internationales au NPA bossent un peu moins sur la forme et plus sur le fond.
J’essaie de me frayer un chemin dans la foule du marché du dimanche matin lorsque je tombe nez-à-nez avec un jeune homme : « Vous connaissez l’Article 50 ? ». Hein ? « Et l’Article 163 ? ». Euh... « Plus que dix secondes.... » Mince. Un UPRiste. J’ai l’impression de participer à un jeu télévisé. « Aaah, désolé, trop tard ! Vous n’avez pas gagné la cagnotte composée de trois sorties, celles de l’UE, de l’Euro et de l’OTAN ! Une autre fois peut-être ? » Pourquoi, mais pourquoi n’ai-je pas opté pour le coup de fil à un ami ?
Et Fillon ? Il n’est pas là Fillon ? Apparemment pas. Je me demande si ses militants ne seraient pas postés devant la boutique du tailleur, plus bas dans la rue, mais comme on est dimanche, je me dis que j’aurais plus de chances de les trouver devant l’église. Non plus.
Je note aussi l’absence du FN. Je sais que leur candidate, comme à chaque élection, fera « un bon score » par ici. Alors ? Ne sortent-ils que la nuit ? Je ne sais pas.
J’arrive enfin à m’extraire de la foule. Non sans croiser deux militants qui tractent pour Mélenchon. Je décline le tract, mais avec un sourire que j’espère de connivence, histoire de leur faire comprendre que « nous sommes du même bord ». J’hésite à poser mon sac de courses pour leur donner un coup de main. Mais on ne peut pas être partout à la fois.

* * *

Le ras-le-bol est là. Il est plus que palpable. On l’entend dans toutes les conversations. Observez l’atomisation et l’indécision des intentions de vote.
Je sais que le combat ne fait que commencer. D’ailleurs, le combat, il ne fait que ça depuis que je le connais. On dirait qu’il prend un malin plaisir à tendre une nouvelle carte de visite à chaque nouvelle génération. « Salut, je suis le combat. Je suis comme vous, je viens de débarquer et je ne fais que commencer. » Ben voyons.
Alors pour moi ce sera « Mélenchon ou rien ». Et quand je dis « rien », je veux dire que tous les autres (ceux qui ont une chance de passer le premier tour) peuvent aller se faire voir. Hamon, Fillon, Macron et Le Pen. Tous.
Le vote Hamon/Macron/Fillon est non seulement un vote « non utile », mais peut-être même le moyen le plus sûr pour obtenir l’inverse du résultat supposément escompté. Si un de ces 3 était élu, le chaos provoqué par leurs politiques prévisibles – les mêmes que celles du passé, mais démultipliées par la fuite en avant idéologique du moment - pavera le plus beau boulevard jamais offert à l’extrême-droite. A fortiori si c’est Macron (qui trimballe étrangement une étiquette « de gauche » - escroquerie probablement entretenue sciemment par les médias).
L’idée qu’un Hollande version jeune con, fraîchement débarqué et crée par les médias (oubliez au passage l’idée d’une presse au service de la démocratie), puisse accéder à la présidence de ce pays me donne une légère nausée. Et l’autre vieux briscard de la politique qui n’a même plus l’air de comprendre ce qu’il a bien pu faire de mal... Et dans quatre ans, ce sera l’incommensurable et amère déception de tous ceux qui croyaient voter (encore une fois) pour « autre chose » qui garantira l’élection haut la main et sans coup férir du candidat d’extrême-droite.
Comme vous, je ne sais pas si le programme l’Avenir en Commun sera appliqué. Ce dont je suis sûr et certain, c’est que l’ambiance du pays sera changée. Je ne sais pas si Mélenchon réussira ou non la renégociation des traités européens, mais j’espère qu’il essayera. J’espère que toutes les cantines scolaires serviront un jour une nourriture exclusivement bio. J’espère que la loi El Khomri sera abrogée. J’espère que la France sortira de cette organisation de criminels qu’est l’OTAN. J’espère qu’on pratiquera le protectionnisme solidaire. J’espère que l’économie de la mer se développera. J’espère que les lobbies pharmaceutiques seront pourchassés jusque dans les chiottes. J’espère que la France deviendra une nouvelle lueur pour l’humanité (qui en manque cruellement).
Oui, je crois qu’il essayera, et ce sera déjà pas si mal, et une sacrée nouveauté par rapport aux guignols qui se sont succédé au pouvoir ces dernières longues années. Car voyez-vous, je pourrais pardonner à Mélenchon ses échecs, mais je ne pourrais jamais lui pardonner de ne pas essayer. Et quand je dis « essayer », je ne parle pas d’un petit tour de piste avant de retourner aux vestiaires sous les huées des marchés financiers - pour ça, on a déjà donné au début des années 80 - je parle d’une guerre à mort. D’une guerre qui fera des victimes, des blessés, des réfugiés (Allô, les îles Caïmans ? Il vous reste des chambres à louer ?).
À n’en point douter, si Mélenchon est élu, la résistance sera pour le moins « déterminée ». Croyez-vous réellement qu’ils rentreront chez eux en ruminant leur défaite, comme des supporters de foot déçus ? J’ose même dire que l’un des signes majeurs d’un changement réel en cours sera le niveau de résistance qui lui sera opposé. C’est même à cela que l’on reconnaît une bonne politique économique et sociale : c’est lorsque la petite minorité jusqu’alors ultra-privilégiée se met à ruer...
Alors le chaos, oui. D’une manière ou d’une autre, soit chez nous, soit chez eux. Avec Fillon/Macron, le chaos s’instaurera dans les rues, dans les usines, dans les bureaux. Le chaos sera dans toutes les têtes et dans toutes les précarités.
Avec Mélenchon (si tout se passe bien) le chaos s’instaurera aussi, mais ailleurs, là où l’air devient vite irrespirable. Et (si tout se passe bien) on verra les médias tenter d’instaurer une ambiance de guerre civile en criant à la dictature, au collectivisme, à tout ce que vous voulez, comme le font en pareille circonstance tous les médias détenus par des milliardaires, partout dans le monde. Faisons-leur confiance pour tomber du côté où ils penchent, tous autant qu’ils sont.
Mais pour connaître la véritable météo politique, il nous restera quand même un sacré baromètre : le visage de Gattaz. Chacune de ses grimaces sera pour nous la confirmation que tout se passe effectivement bien, et chacun de ses sourires une sonnette d’alarme.
Mais, plus sérieusement : comment ne pas voter pour un candidat dont le film préféré est « Blade Runner » ?

Les seuls marchés respectables sont ceux de fruits et légumes.

Le Grand Soir



Aucun commentaire: