samedi 20 mai 2017

Les “forces de sécurité” de l’Autorité Palestinienne : la sécurité de qui ?

Alaa Tartir

Depuis l’origine, l’appareil sécuritaire de l’Autorité Palestinienne (AP) [de Ramallah] a échoué à protéger les Palestiniens contre la principale source de leur insécurité : l’occupation militaire par Israël. Il n’a pas davantage mis les Palestiniens en position  de résister à cette occupation. Au lieu de cela, l’AP a contribué à créer une situation dans laquelle la lutte palestinienne pour la liberté a elle-même été criminalisée.

Plutôt que ce reconnaître la résistance comme une réponse naturelle à une oppression institutionnalisée, l’AP, en tandem avec Israël et la communauté internationale, définit la résistance comme “insurrection” ou “instabilité”. Une telle rhétorique, qui privilégie la sécurité d’Israël au détriment des Palestiniens, fait écho au discours entretenu autour de la “guerre à la terreur” et criminalise toute forme de résistance.
On peut retracer les origines de cette dynamique jusqu’aux “Accords d’Oslo” de 1993, mais elle a été galvanisée au cours de la dernière décennies par l’évolution de l’AP qui l’a placée sous la dépendance croissante de donateurs dont elle a épousé les politiques néolibérales. La réforme du secteur de la sécurité dictée par les donateurs a été l’élément central du projet de “construction de l’État” de l’AP après 2007. L’amélioration de l’efficacité des forces de sécurité de l’AP résultant d’un apport massif de moyens financiers par les donateurs a, à son tour, créé des moyens supplé­mentaires de protéger l’occupant israélien, en créant des espaces “sécurisés” à l’intérieur desquels l’occupant peut agir librement pour mener à bien son projet colonial.
Une telle évolution ne pouvait connaître que deux issues : une “meilleure” collaboration avec la puissance occupante débouchant sur un status quo destructeur; et une violation accrue des droit nationaux et de la sécurité des Palestiniens par leurs propre gouvernement et leurs propres forces de sécurité nationales. 

La montée en puissance des forces de sécurité de l’AP

L’évolution des forces de sécurité de l’AP peut être définie en trois phases :
  • les accords d’Oslo (1993-1999)
  • la Seconde Intifada (2000-2006)
  • le projet de “construction de l’État” (post-2007)
Les “Accords d’Oslo” étaient caractérisés par deux projets à la fois parallèles et contradictoires : la “construction de l’État” et la libération nationale. Le premier impliquait la mise en place d’institutions de type étatique et d’une bureaucratie (rapidement proliférante) sous le régime d’occupation, tandis que le second impliquait la poursuite d’un programme révolutionnaire d’auto-détermination qui avait été adopté par l’OLP. La tension entre ces entreprises risquées se manifestèrent dès la dernière période du règne de Yasser Arafat.
Le style de pouvoir très personnalisé d’Arafat, et les réseaux complexes de corruption et de clientélisme qui en ont découlé, ont eu pour résultat que l’évolution des forces de sécurité de l’AP ne fut dès l’origine ni inclusive ni transparente. Tout au contraire, elle fut entachée de népotisme et fut utilisée comme un outil pour répondre aux menaces que représentaient les opposants au [processus d’] Oslo et pour stabiliser la population.
En retour, les forces de sécurité ont aussi consolidé les accords de “paix” naissants. Les 9.000 recrues pour la “puissante force de police” prévues par l’accord du Caire de 1994 sont devenues près de 50.000 membres du personnel des forces de sécurité en 1999.
Cette prolifération des forces de sécurité – qui s’épient aussi mutuellement, comme l’avait relevé Eward Said – a eu de sévères conséquences pour les Palestiniens. L’instauration par Arafat de structures politiques déterminées par des considérations de sécurité a alimenté l’autoritarisme et a bloqué les mécanismes de responsabilisation au sein du système politique palestinien. Ce qui a conduit à un manque de légitimité et à un accroissement de l’insécurité pour les Palestiniens. 
Tandis qu’augmentait le personnel et le nombre d’organismes constituant l’appareil de sécurité, les Palestiniens sont restés faiblement protégés, alors que la corruption et le clientélisme à l’intérieur des forces devenait endémique. L’approche “diviser pour régner” adoptée a favorisé la future fragmentation palestinienne.
Au cours de la deuxième intifada, Israël a détruit l’infrastructure de sécurité de l’AP, parce que des forces de l’AP ont participé à l’insurrection. Ceci a créé un vide sécuritaire dans lequel se sont engouffrés des acteurs extérieurs à l’AP, avec des résultats contrastés pour les Palestiniens.  La concurrence entre acteurs palestiniens s’en est trou­vée exacerbée,  de sorte que les donateurs étrangers, l’AP et Israël se sont encore plus préoccupés d’établir un appareil sécuritaire puissant et dominateur.
En juin 2002, l’AP a annoncé le lancement d’un “plan de réforme de 100 jours”. En 2003, la “feuille de route” exigeait qu’un “appareil de sécurité reconstitué et avec des objectifs recentrés” affronte “tous ceux qui sont impliqués dans le terrorisme” et que soient démantelés “les capacités et les infrastructures terroristes”. Les forces ont été contraintes de combattre le terrorisme, d’arrêter des suspects, de mettre hors la loi loi l’incitation, de collecter les armes illégales, de fournir à Israël la liste des Palestiniens recrutés par la police, et de rendre compte des progrès réalisés aux États-Unis. 
Par conséquent, la réforme de la sécurité palestiniennes “est demeurée … un processus contrôlé de l’extérieur, dominé par les intérêts sécuritaires d’Israël et des États-Unis, et caractérisé par une appropriation très limitée de la part de la société palestinienne”.
La communauté internationale des donateurs a conduit cette réforme en 2005 en créant le “European Union Coordinating Office for Palestinian Police Support” (EUPOL COPPS) et les le “United States Security Coordinator” (USSC). Cette situation se perpétue jusqu’à ce jour, avec la stratégie “one gun, one law, one authority” (“un fusil, une loi, une autorité”) via laquelle le monopole de l’AP sur l’usage de la force et de la violence est assuré.
Le projet de “construction de l’État” de l’AP, après 2007, a visé – principalement à travers EUPOL COPPS et USSC – à réinventer les forces de sécurité de l’AP par une série de dispositions techniques, y compris l’entraînement et l’équipement en armements. Il s’agissait aussi de réinventer les forces au plan politique, en mettant sous pression le Hamas et sa branche armée, de contenir les militants armée liés au Fatah à travers des mesures de cooptation et d’amnistie, en mettant hors d’état de nuire des criminels, et en conduisant des campagnes de sécurisation, principalement à Naplouse et à Jénine.
Ces forces ont été désignées sous le nom de “Dayton’s forces”, du nom du Lieutenant Général étatsunien Keith Dayton, qui a piloté la “professionnalisation et la modernisation” de l’appareil militaire de l’Autorité Palestinienne [de Ramallah].
Les organisations de défense des droits humains, tant locales qu’internationales, ont accusé ces forces réformées de violations des droits humains et de suppression des libertés fondamentales.
La phase actuelle a encore renforcé la prédominance des intérêts sécuritaires d’Israël, aux détriment des Pales­tiniens. Le désarmement et la criminalisation ont réduit la résistance populaire contre l’occupation, y compris les manifestations pacifiques, la dénonciation des violations des droits humains par Israël et l’activisme dans les milieux étudiants.
Aujourd’hui, la sécurité de l’AP se consacre très largement à la protection de l’occupant et non à celle des occupés. En résumé, la sécurité des Palestiniens a été mise en péril parce que leur propres dirigeants sont devenus des sous-traitants de donneurs d’ordres pour le compte de qui ils se chargent de les réprimer.
Le programme de réforme de la sécurité post-2007 a contrecarré la lutte des Palestiniens pour leurs droits nationaux, a handicapé leur mouvement de résistance, a nui à leur sécurité quotidienne, et a saboté le fonctionnement même des politiques palestiniennes.

Plus d’argent que pour l’éducation, la santé et l’agriculture ensemble

Pour comprendre l’ampleur de l’entreprise de “coordination de sécurité” il importe de noter que l’appareil palestinien de sécurité emploie environ 50% du total des fonctionnaires, pèse près d’un milliard de dollars dans le budget de l’AP, et bénéficie de ±30% du total de l’aide internationale versée aux Palestiniens.
L’appareil sécuritaire de l’AP consomme plus de ressources que l’éducation, la santé et le secteur de l’agriculture réunis. Il occupe actuellement 83.276 personnes en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, en ce compris 312 généraux de brigade (232 rendent compte à l’AP de Ramallah et 80 au Hamas).
Par comparaison, la totalité de l’armée des États-Unis compte 410 généraux de brigade.
Le ratio entre le personnel de l’appareil de sécurité et la population est l’un des plus élevés du monde : 1 pour 48 habitants.
La coopération sécuritaire entre Israël et l’AP a atteint les objectifs fixés dans les “Accords d’Oslo”, visant à institutionnaliser les accords de sécurité et à lancer un “processus de paix” étroitement contrôlé par le secteur de la sécurité afin de permettre à Israël d’atteindre ses ambitions coloniales tout en proclamant être à la recherche de la paix.
Ce processus de “paix sécuritaire” se manifeste de nombreuses manières, y compris l’arrestation par les forces de sécurité de l’AP de suspects palestiniens recherchés par Israël (comme récemment dans le cas de Basel Al-Arai, qui fut arrêté puis relâché par l’AP pour être finalement aussitôt assassiné par les Israéliens); la suppression des protestations palestiniennes contre les soldats et les colons israéliens, le partage de renseignements entre les forces de sécurité de l’AP et l’armée israélienne, le systèmes de “portes à tambour” qui entraîne des militants palestiniens à faire des allers et retours répétés entre prisons israéliennes et prisons de l’AP pour les mêmes délits supposés, et les réunions, entraînements et ateliers conjoints israélo-palestiniens qui appartiennent désormais à la routine. 
Alors que le Président de l’AP Mahmoud Abbas a parfois menacé de suspendre la “coordination sécuritaire”, dans le même temps il déclarait qu’elle constitue “un intérêt national palestinien” et une “doctrine sacrée”. L’activité des forces de sécurité de l’AP, combinées avec les manœuvres politiques d’Abbas, ont naturellement créé une profonde méfiance entre la population palestinienne et l’AP.
En effet, de multiples études d’opinions au fil des années, ont montré que la majorité des Palestiniens en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza (entre 60 et 80%) sont opposés à la coopération sécuritaire avec Israël. En mars 2017, les deux tiers des personnes interrogées pour une étude du “Palestinian Center for Policy and Survey” souhaitaient la démission d’Abbas, tandis que 73% estimaient que sa menace de suspendre la coopération sécuritaire avec Israël n’est pas sérieuse.
En 2010, 78% des personnes interrogées pour une étude d’opinion de l’Agence de presse Ma’an estimaient que les forces de sécurité de l’AP se livrent à de l’espion­nage, de la surveillance des activités et des ingérences dans la vie privée. Enfin, selon “Visualizing Palestine” 67% des Palestiniens vivant en Cisjordanie considèrent qu’ils vivent dans un système antidémocratique qui porte atteinte à leurs libertés, en grande partie à cause de la domination de l’appareil sécuritaire.
La perception négative de la population à propos de la coordination sécuritaire est alimentée par les expériences vécues – qui épargnent le plus souvent les élites – autant que par la rhétorique officielle et par le contenu des “Palestine Papers” divulgués à la faveur de fuites. Par exemple, le général US Keith Dayton a expliqué en 2009 que des officiers supérieurs israéliens lui ont demandé, à propos des forces de sécurité palesti­niennes dont il assurait l’entraînement, “combien de ces nouveaux Palestiniens pouvez-vous produire, et en combien de temps ?”.
Keith Dayton a également rapporté qu’un haut fonctionnaire palestinien s’est adresse à un groupe de ces “nouveaux Palestiniens” sur le point d’achever leur formation en Jordanie en leur disant : “Vous n’avez pas été envoyés ici pour apprendre comment combattre Israël… vous avez plutôt été envoyés ici pour apprendre comment maintenir l’ordre et la loi, respecter les droits de tous nos citoyens, et mettre en œuvre le règne de la loi pour que nous puissions vivre en paix et en sécurité avec Israël”.
Et en 2013, dans un discours devant le Parlement européen, le Président israélien Shimon Perès a déclaré : “Une force de sécurité palestinienne a été formée. Les Américains et vous les avez formés. Et maintenant nous travaillons ensemble pour prévenir le terrorisme et le crime”.
Si la coopération sécuritaire entre Israël et l’AP s’est cimentée depuis les “Accords d’Oslo”, le status quo n’est pas inévitable. Néanmoins, le changement sera difficile à réaliser, dans la mesure où le système a généré un segment de la société palestinienne qui cherchera à le préserver. Ce segment n’est pas composé uniquement du personnel appartenant à l’appareil de sécurité en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, mais aussi des Palestiniens qui bénéficient du fonctionnement des institutions et d’un réseau de collaboration et de domination.
Le status quo leur est profitable, et la “stabilité” est leur mantra. Ils sont attachés à une approche qui privilégie l’élite politique, économique et sécuritaire, et ils n’y a rien qui les incite à modifier les règles du jeu. Toute tentative de mettre fin à la coopération sécuritaire aurait donc des conséquences pour l’AP et ses dirigeants.
Pourtant, la perpétuation de la situation actuelle est destructrice pour la majorité des Palestiniens qui vivent sous l’occupation israélienne et pour les Palestiniens en exil. Avec l’anéantissement de la possibilité de corriger les actions politiques répréhensibles et de tenir les élites pour responsables, c’est le “business as usual” qui se poursuivra.

À défaut d’agir, et vite, la coopération sécuritaire demeurera un des éléments centraux d’une réalité distordue qui favorise les intérêts de l’occupant.

Alaa Tartir est directeur de programme d’al-Shabaka, réseau politique palestinien, et chercheur post-doctorant à l’Institut universitaire des Hautes Etudes internationales et du développement, Genève.
al-Shabaka est une organisation à but non-lucratif indépendante dont la mission est d’éduquer et d’alimenter le débat public à propos des droits humains et de l’auto-détermination des Palestiniens, dans le cadre du droit international.
L’article ci-dessus, diffusé par l’Agence palestinienne Ma’an, est une version adaptée d’un exposé rédigé par Alaa Tartir, dont on trouvera la version originale ICI (en anglais).
 
Traduction : Luc Delval.
 

 

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