La montée des injustices environnementales redouble les inégalités
économiques. La meilleure réponse à y apporter consiste à approfondir la
démocratie. Entretien avec la philosophe Catherine Larrère.
La prise en compte de l’environnement permet-elle d’enrichir la lecture des inégalités sociales ?
Si les problèmes environnementaux affectent l’ensemble des
populations, certains groupes sont plus exposés que d’autres à la
pollution de l’air, au bruit, etc. - que ce soit au travail ou à
domicile. Ces inégalités d’exposition existent au niveau international
comme à l’intérieur des pays, tout comme les inégalités de contribution
aux dégradations écologiques. Cette dimension des inégalités est de plus
en plus importante, mais elle est aussi plus difficile à appréhender
que celles des revenus et des patrimoines. Ces inégalités rejaillissent
finalement sur la santé. C’est pourquoi les indicateurs d’espérance de
vie ou d’autres indicateurs épidémiologiques font partie des outils les
plus fiables pour cerner leur impact.
« Les classes populaires s’installent prioritairement dans les secteurs où les prix du foncier sont les plus faibles et où l’environnement est le plus dégradé »
Historiquement, ces inégalités se sont surtout creusées par le bas :
les classes populaires s’installent prioritairement dans les secteurs où
les prix du foncier sont les plus faibles et où l’environnement est le
plus dégradé. La réciproque est aussi vraie : on n’installe pas une
usine polluante dans des beaux quartiers. Mais à présent, ces inégalités
se creusent aussi par le haut. Dès lors qu’un air pur et une vue
agréable sont devenus des biens recherchés, les plus riches tendent à se
les réserver en tirant parti des phénomènes de marché. Ainsi, on ne se
préoccupe généralement pas du profil socio-économique des habitants qui
rejoignent les écoquartiers...
Par ailleurs, il faut tenir compte des effets sociaux des politiques
écologiques. La fiscalité environnementale est souvent régressive : elle
pèse surtout sur les plus pauvres si l’on ne prend aucune mesure
correctrice. A tel point que cela peut devenir un obstacle majeur à sa
mise en oeuvre.
Comment peut-on mesurer ces inégalités environnementales ?
Les premiers travaux de mesure des inégalités environnementales ont
été menés aux Etats-Unis dans les années 1980, dans le contexte des
mouvements de justice environnementale qui ont suivi la lutte pour les
droits civiques. Un certain nombre de groupes ont, à cette époque,
découvert que les terrains où ils vivaient étaient très pollués ou que
leur quartier était menacé par l’installation d’un nouvel incinérateur
ou d’une décharge. Traditionnellement chargées du foyer et des
conditions de vie, les femmes ont mené ces combats. Comme les
populations pauvres sont aux Etats-Unis souvent noires ou
latino-américaines, il a été possible d’y ouvrir des actions judiciaires
en s’appuyant sur la réglementation antidiscriminatoire. Et à partir de
1994, les agences américaines ont reçu pour mission d’agir en faveur de
la justice environnementale.
« Les villes dont les habitants ont les plus faibles revenus et qui comptent le plus d’immigrés reçoivent les nouveaux incinérateurs plus souvent que les autres »
Ces inégalités ont été plus tardivement étudiées en Europe, à
l’exception du Royaume-Uni. Des chercheurs, tels que l’économiste Eloi
Laurent, contribuent à lancer des enquêtes sur notre continent. Mais la
tâche est ardue du point de vue statistique, d’autant plus qu’un certain
nombre de phénomènes concernent la qualité vécue de la vie,
difficilement traduisible en chiffres. En France, quelques éléments sont
toutefois disponibles : ainsi, une étude de 20121
a montré que les villes dont les habitants ont les plus faibles revenus
et qui comptent le plus d’immigrés reçoivent les nouveaux incinérateurs
plus souvent que les autres.
On dit souvent que l’écologie serait un souci de
riches. Pourtant, les plus pauvres sont plus touchés par les nuisances.
Comment juguler les inégalités environnementales ?
Deux actions préalables devraient être menées. D’abord, élever le
niveau des réglementations environnementales serait favorable à tous,
mais il faudrait déjà que la puissance publique fasse respecter les
normes existantes, ce qui est loin d’être le cas !
« Hervé Kempf et Gaël Giraud proposent de limiter l’écart entre les revenus minimum et maximum de 1 à 12 »
Ensuite, il faut maintenir et amplifier les politiques de lutte
contre les inégalités, ceci en mobilisant les mécanismes de transferts
sociaux. Certains spécialistes, tels Hervé Kempf et Gaël Giraud,
proposent de limiter l’écart entre les revenus minimum et maximum de 1 à
12. La proposition peut paraître utopique, mais elle vise à réduire
l’un des moteurs essentiels de la course en avant consumériste, qui est
une cause fondamentale de la dégradation de l’environnement. Comme l’a
formulé Thorstein Veblen dès 1899, au-delà d’un certain niveau de
revenu, les consommations servent essentiellement à marquer les statuts
sociaux : une raison de plus qui fait que les inégalités sociales sont
un obstacle aux politiques environnementales. C’est ainsi l’égalité,
donc la démocratie, qui permettra à terme d’améliorer nos cadres de vie.
Une démocratie qui fonctionne serait donc le meilleur garant de la justice environnementale...
Oui, parce que la bonne approche consiste à corriger les injustices
environnementales et non à viser une homogénéité hors d’atteinte, en
raison de la diversité des lieux et des modes de vie. Le critère de
cette justice est avant tout participatif et non redistributif. Ainsi,
la notion de justice climatique ne vise pas une irréalisable égalité des
droits d’émission des gaz à effet de serre, mais à faire en sorte que
les responsabilités historiques soient reconnues et que les politiques
climatiques n’aggravent pas les inégalités sociales, ce qui serait déjà
un bon début.
« Partout, des citoyens s’emparent de leur milieu de vie local à travers les réappropriations collectives d’espaces, les jardins partagés, les Amap...»
La démocratie est aussi un levier puissant au niveau local. Partout,
des citoyens s’emparent de leur milieu de vie local à travers les
réappropriations collectives d’espaces, les jardins partagés, les
associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap)... Ces
multiples actions, au départ peu visibles, permettent aux citoyens de
reprendre la main sur l’aménagement de leur territoire. Dans un deuxième
temps, les collectivités territoriales reprennent de plus en plus ces
dynamiques, puisque l’intérêt général est en jeu. Nombre d’entre elles
soutiennent désormais l’agriculture biologique de proximité, notamment
parce que la qualité des captages d’eau est en cause. Or, les avantages
de l’agriculture biologique et d’une bonne gestion écologique des
territoires profitent à tous.
Dans les années 1980, la philosophe américaine Iris Marion Young a
montré que l’inégalité fondamentale concerne la participation aux
décisions sur l’environnement commun. Parce que personne n’échappe au
territoire où il vit, la démocratie locale peut apporter des solutions
pour améliorer partout l’environnement des territoires de façon beaucoup
plus efficace que les politiques publiques du type top-down.
De toute façon, c’est le seul moyen concret d’y arriver, parce que les
inégalités environnementales découlent de logiques multifactorielles :
hormis pour les sites les plus dangereux et les plus toxiques, aucune
politique nationale ne peut dénouer l’écheveau des causalités à
l’oeuvre.
C’est dans la multiplication des projets démocratiques locaux
que peuvent se définir les véritables terrains d’entente entre les plus
modestes et les plus riches.
Propos recueillis par Laurent Hutinet
1.
Voir "Environmental Justice in France ? A Spatio-Temporal Analysis of
Incinerator Location", par Lucie Laurian et Richard Funderburg, Journal of Environmental Planning and Management, 57/3, 2014.
Alternatives économiques
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