Denis Sieffert
La crise migratoire agit comme un terrible révélateur de l’état de
l’Europe. Comment les Vingt-Huit pourraient-ils soudain être solidaires
alors que l’Europe n’existe que dans et par la concurrence ?
Dans quel état nos sociétés vont-elles sortir de la crise migratoire ?
Un peu partout, des mouvements que l’on nomme pudiquement « populistes »
ont le vent en poupe. La xénophobie, qui est leur trait commun, n’est
jamais loin du fascisme. Dans certaines conditions, l’ethnorégionalisme,
dont se réclame un Matteo Salvini, peut y conduire. Le ministre italien
de l’Intérieur vient d’ailleurs de faire un pas de plus vers cet abîme
idéologique. Il se propose à présent de recenser les Roms pour expulser
ceux d’entre eux qui n’ont pas la nationalité italienne. On a beau
vouloir éviter ici les excès de langage (il faut toujours, hélas, garder
du vocabulaire pour la suite !), avouons que ces projets de
recensements ethniques, ces images de migrants refoulés, auxquelles font
écho les vidéos venues d’outre-Atlantique montrant des enfants arrachés
des mains de leur mère par la police texane, ont plus que des
résonances avec un passé tragique. Certes, rien ne se répète jamais à
l’identique, mais nous avons aussi retenu de l’histoire que les signes
avant-coureurs sont souvent sous-interprétés. Quelques-uns des plus
brillants intellectuels allemands et autrichiens des années 1930, Freud,
Thomas Mann (à la différence de son frère), et même Stefan Zweig, pour
ne citer qu’eux, n’ont rien vu venir. Or, il y a tout lieu de penser que
cette crise, qui va durer, va créer un terrain fertile. On peut le
craindre d’autant plus que la complicité des formations politiques
traditionnelles, de droite et du centre, est acquise à l’extrême droite.
L’exemple français est hélas édifiant
Avec Wauquiez
et Collomb, c’est peu dire que les digues ont cédé. Entre le président
des Républicains et le Front national, il faut désormais une loupe pour
distinguer les différences. Quant au ministre de l’Intérieur d’Emmanuel
Macron, il forme avec son homologue italien Matteo Salvini un duo très
complémentaire. La violence de l’Italien répond à l’hypocrisie du
Français. Une hypocrisie d’État qui fait mine de s’indigner d’une
situation dont la France est coresponsable.
L’affaire de l’Aquarius et, plus généralement, la « gestion »
de la crise migratoire nous en disent long sur les hommes qui nous
gouvernent, leur opportunisme, leur clientélisme, et leur absence de
principes. Mais l’inhumanité avec laquelle les migrants sont traités a
évidemment des causes plus profondes. Le capitalisme a toujours été
cynique avec les immigrés. Ils peuvent être convoités et même désirés
s’ils ont un attrait économique pour le système. Au milieu des années
1920, la Société générale d’immigration, au nom du patronat, passait les
« commandes » à la Pologne pour livrer aux houillères une main-d’œuvre
bon marché. L’État était à la fois passeur et négrier. On ne mourait pas
pendant le voyage, mais au fond de la mine, de silicose ou de grisou.
Et on était renvoyé au pays quand la conjoncture était mauvaise. La
France a toujours hésité entre rejet et commerce sordide.
Aujourd’hui, le débat sur le statut des travailleurs
détachés répond au même impératif de maîtrise. Il faut que nos immigrés
soient bons à exploiter. Nos élites politiques et économiques détestent
perdre le contrôle. Selon cette logique mercantile, que faire
d’arrivants dont on ne connaît ni la culture ni la religion, et encore
moins le « profil professionnel » ? A priori, ces Soudanais qui peuplaient l’Aquarius
présentent peu d’intérêt pour notre système. En agitant les peurs
identitaires, les politiques mobilisent l’opinion contre eux. Et ils
font coup double : ils justifient la répression à l’encontre d’hommes et
de femmes qui ne les intéressent pas ; et ils nous détournent des
questions sociales.
La crise migratoire agit donc comme un terrible
révélateur de l’état de l’Europe. Comment les Vingt-Huit pourraient-ils
soudain être solidaires, comme les y invite Emmanuel Macron, alors que
l’Europe n’existe que dans et par la concurrence ? Une concurrence
fiscale, salariale, industrielle… Si l’Aquarius n’a pas fait
naufrage, l’Europe, elle, est bel et bien en train de sombrer. Au même
moment, un autre exemple illustre cette faillite. La crise grecque.
L’Eurogroupe triomphe alors que le peuple est exsangue. Les ministres
des Finances de l’Union européenne s’apprêtent à célébrer la fin du
programme d’assistance à la Grèce. Mais les salaires ont parfois baissé
de 30 %, les retraites ont été amputées à plusieurs reprises, et 21 % de
la population active est au chômage. L’Europe a ses naufragés de
l’intérieur ! C’est la pire des situations, mais ce n’est pas la seule.
Les peuples qui paient un tel tribut aux politiques d’austérité ne
peuvent qu’être perméables aux peurs activées par les discours
identitaires. Ceux, nombreux, qui au sein de nos sociétés se mobilisent
pour accueillir les migrants n’en ont que plus de mérite. Leur action
n’est pas seulement de solidarité. C’est un combat contre une très
inquiétante dérive idéologique et morale.
Post-scriptum :
Un mot encore pour dénoncer un autre scandale. Dimanche, la police
fluviale de M. Collomb (encore lui !) a empêché deux petits voiliers
suédois d’une flottille de solidarité avec Gaza d’accoster au pied de
l’Institut du monde arabe, où les attendaient Leïla Chahid, Jack Lang et
l’ambassadeur de Palestine et quelques centaines de manifestants.
On ne
peut voir là que soumission politique au gouvernement israélien,
responsable d’un récent massacre à Gaza.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire