Denis Sieffert
Deux processus historiques ont peu à peu éloigné nos concitoyens des urnes. La mondialisation libérale a dessaisi les États d’une partie de leur pouvoir. Et le second processus, corollaire du premier, c’est une tendance à l’indifférenciation politique.
Il fait trop beau pour travailler », disait autrefois la chanson. Faisait-il trop beau, ce 20 juin, pour voter ? De nombreux jeunes, privés pendant plusieurs mois des plaisirs de la vie, et préoccupés de leur avenir, ont en tout cas jugé qu’ils avaient mieux à faire que de se prendre la tête avec une élection aux enjeux peu évidents. Le chiffre claque comme un ultimatum : 87 % d’abstention chez les 18-24 ans. Gardons-nous cependant des procès en désinvolture. D’abord parce que les jeunes font de la politique autrement et que la démocratie emprunte d’autres chemins. Ensuite, parce qu’interpréter l’abstention n’est jamais simple. La prise en compte de bulletins blancs y aiderait. Mais la réponse au mal endémique de notre démocratie ne peut pas se réduire à cela. Car une chose est certaine : entre manifestation de colère rentrée et pure indifférence, cette abstention, qui rend si peu lisible le scrutin régional de dimanche, a de toute façon une signification. Qu’importe que les abstentionnistes n’expriment pas eux-mêmes en termes politiques – ils le font parfois – les raisons de leur désaffection. Le chiffre est tellement vertigineux que nul ne devrait s’autoriser à faire la morale civique à ces nouveaux « pêcheurs à la ligne ». Le mal est ailleurs. Cette abstention n’est pas un accident. Elle est une tendance lourde de notre époque, inscrite dans la durée. Si on est frappé cette fois par son ampleur, c’est que des facteurs conjoncturels sont venus s’ajouter à des causes profondes. La fin entrevue de la pandémie, vécue comme une libération, le faible investissement des pouvoirs publics, la lamentable faillite d’un porteur publicitaire privé auquel l’État avait scandaleusement confié le soin de distribuer les professions de foi, n’ont certes pas contribué à stimuler l’esprit civique.
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Mais il faut remonter plus haut dans l’échelle des causes. Le redécoupage des régions imaginé en 2016 par des technocrates proches du parti socialiste version Hollande a transformé ces élections en scrutin hybride, ni national ni vraiment régional. Quelle communauté d’intérêts entre les habitants de Poitiers et de Pau pourtant rassemblés dans une « Nouvelle Aquitaine » qui s’étend sur douze départements ? Mais des causes plus profondément politiques ont sans aucun doute pesé sur ces régionales. Elles ont à voir avec une Ve République qui n’en finit pas de se caricaturer. Le jupitarisme macronien en est le dernier avatar. Tout est fait pour nous convaincre qu’une seule élection compte. Xavier Bertrand et Valérie Pécresse, qui ont fait grossièrement du scrutin régional une étape probatoire en vue de 2022, ne nous démentiront pas. Laurent Wauquiez, non plus, qui est, à sa façon, le seul rescapé de l’extrême droite, et qui lorgne la même échéance. Quant à Emmanuel Macron, il a surtout essayé (en vain) de contrer dans les Hauts-de-France le rival qui, à droite, risque de le priver du duel espéré avec Marine Le Pen. La présidentielle, y penser toujours, n’en parler jamais !
Seule la sacro-sainte présidentielle, qui a tout de même perdu six points de 2007 à 2017, résiste tant bien que mal au désamour démocratique. Tandis que les législatives laissaient dix points en chemin au cours de cette même décennie. La chute est quasi continue depuis quarante ans. Songez qu’aux législatives de 1978, aux grandes heures du débat gauche-droite, nous en étions à 83 % de participation. En 2017, nous sommes tombés à 48,7 %… Que s’est-il passé entre-temps ?
Deux processus historiques ont peu à peu éloigné nos concitoyens des urnes : la mondialisation libérale a dessaisi les États d’une partie de leur pouvoir. Nos politiques sont entrées de gré ou de force dans des carcans budgétaires mortels pour la démocratie. Et le second processus, corollaire du premier, c’est une tendance à l’indifférenciation politique. Comme un seul homme, Sarkozy, Hollande, Macron se repassent les mêmes réformes antisociales. Au comble de la confusion, les deux premiers sont allés, en 2005, jusqu’à s’afficher à la une de Paris Match pour vanter les vertus d’un traité européen dont les Français ne voulaient pas. Pas besoin d’avoir un clair souvenir de ces événements pour intérioriser cette sorte de déprime démocratique qui provoque tantôt la colère (les gilets jaunes), et tantôt un détachement poli de la chose publique. Autant dire que cette crise qui n’en finit pas de s’aggraver ne peut conduire, tôt ou tard, qu’à un désastre. Que le Rassemblement national ait été mis en échec dimanche est une bonne chose. Mais on aurait tort de jouer au jeu des projections pour 2022 à partir d’un scrutin qui n’a pas mobilisé 34 % du corps électoral. Recréer, pacifiquement mais fermement, de la différenciation politique appartient à la gauche. C’est elle qui s’est rapprochée de la droite, et non l’inverse. S’il faut tout de même retenir quelque chose de positif du scrutin régional, c’est que la gauche n’est pas morte. Elle mute lentement sur de nouvelles bases. La fusion des trois listes parisiennes Bayou, Pulvar, Autain (le meilleur score de La France insoumise) nous dit quelque chose qui a plus à voir avec une restructuration politique qu’avec la traditionnelle unité. Un exemple à méditer.
Car il ne fait aucun doute que la gauche des engagements citoyens existe parmi les jeunes abstentionnistes. Elle existe anthropologiquement et affectivement. Elle se cherche une politique.
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