jeudi 8 juillet 2021

Maisons abattues, vergers détruits : le martyr sans fin des Palestiniens

Barbara Nimri Aziz

La résistance des résidents de Sheikh Jarrah à l’expulsion de leurs maisons par des Juifs israéliens s’est transformée en une confrontation militaire si déséquilibrée, avec des bombardements israéliens contre Gaza si épouvantables, qu’elle a suscité une condamnation générale (le gouvernement américain excepté).

On n’a pas encore fini de compter les morts, les blessés et les sans-abri palestiniens, mais cela n’empêche pas les processus d’expulsion des habitants arabes de Sheikh Jarrah de se poursuivre, et nous apprenons même que des déplacements forcés similaires de Palestiniens ont lieu dans la ville voisine de Silwan.

Les démolitions de maisons sont un autre moyen utilisé par Israël pour déloger les Palestiniens. Elles se comptent par milliers et se poursuivent (à Bustan, Silwan) au moment même où j’écris.

Pour avoir un aperçu de ces violations trop routinières, je reprends ici un de mes articles publié par le Christian Science Monitor le 5 avril 1996 et récemment numérisé, qui témoigne de ce que j’ai vu – et que j’ai comparé à un lynchage – lorsque j’étais en mission en Cisjordanie il y a 25 ans.

“C’est très impressionnant de voir détruire une maison palestinienne. Les meubles, la vaisselle et les vêtements qu’on a sorti à la hâte sont éparpillés en vrac sur le chemin ou la route.

Les villageois sont là, silencieux et atterrés. Des soldats lourdement armés sont massés pour empêcher toute protestation. Les enfants, ébahis et terrifiés, pleurent ou sont au bord des larmes.

Les Américains voient rarement la politique de démolition israélienne à l’œuvre, mais c’est une forme régulière de châtiment. Tous les Palestiniens, des tout-petits aux personnes âgées, la connaissent. Soit c’est arrivé à un voisin. Soit ils ont eux-mêmes été sortis de leur maison au petit matin pour s’entendre dire par un officier israélien à la voix mielleuse et dont les troupes entourent la maison, qu’il avait des ordres. Toute la ville est en émoi. Les voisins se joignent à la course effrénée pour sauver quelques articles ménagers ; ils savent qu’il est inutile de protester.

Le désespoir silencieux qui saisit ceux qui perdent une maison de cette façon n’a pas d’équivalent au monde. Ce n’est pas comme une inondation ou un incendie ; c’est plutôt comme un lynchage. Personne ne peut vous sauver. Des centaines de soldats entourent la maison et le village pour s’assurer que personne n’interfère avec les bulldozers et les équipes de dynamiteurs.

Une destruction légalisée

Tout cela se fait « légalement ». C’est-à-dire qu’un papier, écrit en hébreu, est présenté au propriétaire de la maison, avec l’ordre de faire sauter ou de détruire la maison au bulldozer, ou de la sceller. L’ordre est souvent motivé par le fait que la maison n’a pas de permis de construire. En général, le préavis est de deux heures.

Dans un village près d’Hébron, en 1991, j’ai vu les restes d’une mosquée qui avait été rasée quelques semaines auparavant. Les voisins m’ont dit qu’elle avait été démolie à cause d’une infraction à la loi sur la construction.

Ou alors, comme pendant l’intifada (soulèvement), c’est parce que un des fils a été surpris (pas condamné mais simplement arrêté et inculpé) en train de lancer un cocktail Molotov, ou qu’il a été capturé lors d’une attaque contre un Israélien. Dans certains cas, seul le verger familial (leur moyen de subsistance) est rasé. Là encore, la famille est avertie lorsque les machines sont presque arrivées. Des vergers ont été détruits simplement parce que quelqu’un avait dit que des enfants palestiniens se cachaient parmi les arbres pour échapper aux soldats, ou que des colons juifs avaient affirmé qu’une personne qu’ils poursuivaient s’était dirigée dans cette direction.

Au cours des trois premières années de l’Intifada (1987-1991), alors que les châtiments collectifs étaient la norme en cas de désobéissance civile, le Centre d’information palestinien sur les droits humains a enregistré 1 726 démolitions ou scellements de maisons. En moyenne, neuf Palestiniens vivent dans une maison ; la destruction de ces maisons a donc mise à la rue environ 15 000 hommes, femmes et enfants. Souvent, le logement n’est même pas la maison d’origine de la famille, mais un abri de fortune construit, dans un camp de réfugiés surpeuplé, avec l’aide de fonds des Nations unies.

Israël affirme qu’il démolit certaines maisons parce qu’elles abritent des “kamikazes”. Les médias cautionnent effectivement cette politique en gardant le silence sur ces opérations. Le public est tellement conditionné que tout ce qui est fait à un “terroriste islamiste” lui semble justifié et légitime. Mais avons-nous raison de rester silencieux et d’accepter cela ?

Considérez ceci : Les démolitions sont des actions de représailles qui s’attaquent au cœur de l’identité palestinienne. Elles ont forcément un effet traumatisant sur les enfants. Ces dévastations peuvent calmer temporairement la résistance, mais elles peuvent se révéler contre-productives sur le long terme en rendant les gens plus amers et plus hostiles à l’autorité israélienne. Faire exploser la maison d’une famille peut en fait pousser les frères et sœurs d’un homme mort en résistant à s’identifier davantage à ses actes. Israël ne répond pas de cette manière à tous les actes odieux. Voyez l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin par l’étudiant en droit israélien. Voyez Baruch Goldstein, le meurtrier de masse d’Hébron. La plupart des Israéliens ont condamné leurs crimes mais leurs maisons et leurs familles n’ont pas été touchées. Non, ces actes destructeurs sont spécifiquement conçus et exécutés pour martyriser les Palestiniens.

Le point de vue des Palestiniens

Les Palestiniens considèrent ce type de châtiment comme faisant partie des techniques israéliennes pour “nettoyer la terre” de leur présence et pour nier leur existence, dans le cadre de la politique israélienne de “purification”. En privant les Palestiniens de leur maison, on les détache peut-être un peu de leur terre, mais ces opérations ont d’autres conséquences. Les enfants voient leur maison, l’endroit où ils sont nés, détruite. Ils voient des pères et d’autres membres masculins de la famille tenus en joue par les soldats et réduits à l’impuissance. Ils s’imprègnent de la réaction horrifiée de leurs mères et de leurs grands-mères.

La maison comme centre de vie

Parce que cette forme de châtiment est si rare, peu de gens peuvent imaginer l’impact de l’explosion d’une maison sous les yeux de ses propriétaires. Cet impact est d’autant plus profond que la maison joue un rôle central dans la vie des Palestiniens. Aujourd’hui encore, la plupart des Palestiniens naissent chez eux. La maison est le lieu de la prière quotidienne, des repas familiaux, des mariages, des fêtes de bienvenue des prisonniers relâchés par Israël et des funérailles. C’est là que tout le monde se réunit pour passer la soirée. Ce n’est pas un simple toit, c’est une communauté. C’est le lieu de la consolation et de la joie, le havre et le refuge. La mère est la maîtresse de la maison, la maison est donc associée sans équivoque à son pouvoir et à son rôle protecteur. Porter atteinte à la maison, c’est porter atteinte à la mère. De nombreux enfants vont donc considérer qu’il est de leur devoir de venger cette injustice. Sans compter que le silence de la communauté internationale, qui semble montrer qu’elle approuve la destruction, pousse encore plus les membres de la famille à se faire justice eux-mêmes. Ceux qui le comprennent devraient conseiller à Israël de cesser cette pratique au moins pour ces raisons-là, si ce n’est pour des raisons morales.”

Note : L’expulsion des Palestiniens par Israël prend de multiples formes : parfois ce sont des manœuvres juridiques astucieuses, parfois du harcèlement, parfois des saisies violentes, et parfois des démolitions brutales. Ce processus de longue haleine est si routinier qu’il attire à peine l’attention du reste du monde. En plus des résidences, les réserves naturelles et les vergers des Palestiniens sont aussi sauvagement détruits par les forces israéliennes. Un récent cas flagrant a été rapporté par mon collègue Raouf Halaby dans Counterpunch.

Barbara Nimri Aziz est une anthropologue, journaliste et écrivain canado-américaine. Elle est connue pour ses recherches et ses encadrements de thèses dans les domaines des études tibétaines et himalayennes. Aziz a joué un rôle de premier plan dans la sphère littéraire arabo-américaine et a participé à la création du collectif littéraire RAWI.

Chronique de Palestine

Aucun commentaire: