vendredi 12 août 2011

“Comme tes tentes sont jolies”

Uri Avnery

Place Tahrir, le slogan central était “Le peuple veut renverser le régime”. Dans une imitation consciente, le slogan central des villes de tentes est “Le peuple veut la justice sociale”. D’abord, un avertissement.

Des villes de tentes surgissent dans tout Israël. Un mouvement de protestation sociale gagne du terrain. À un certain moment, dans un avenir proche, il peut mettre en danger le gouvernement de droite.

À ce moment-là, il y aura une tentation – peut-être une irrésistible tentation – d’“échauffer les frontières”. Lancer une jolie petite guerre. Demander à la jeunesse d’Israël, les mêmes jeunes gens et jeunes filles qui occupent les tentes, d’aller défendre la patrie.
Rien n’est plus simple : une petite provocation, un peloton qui traverse la frontière “pour empêcher le lancement d’une roquette”, un échange de coups de feu, une salve de roquettes – et voilà, une guerre. Fin des manifestations.

En septembre, dans quelques semaines à peine, les Palestiniens ont l’intention d’avoir recours à l’ONU pour la reconnaissance de l’État de Palestine. Nos hommes politiques et nos généraux chantent à l’unisson que cela provoquera une crise : Les Palestiniens des territoires occupés se soulèveront pour protester contre l’occupation, des manifestations violentes peuvent en résulter, l’armée sera obligée de tirer – et voilà, une guerre. Fin des protestations.

Il y a trois semaines, j’ai été interwievé par une journaliste allemande. À la fin, elle demanda : «Vous avez décrit une situation terrible. L’extrême-droite contrôle la Knesset et est en train de promulguer des lois anti-démocratiques abominables. Les gens sont indifférents et apathiques. Il n’y a pas d’opposition pour en parler. Et pourtant vous dégagez un esprit d’optimisme.» Comment ça ?

J’ai répondu que j’avais confiance dans le peuple d’Israël. Contrairement aux apparences, nous sommes un peuple sain. À un certain moment, quelque part, un nouveau mouvement surgira et changera la situation. Il peut arriver dans une semaine, dans un mois, dans un an, mais il viendra.

Ce même jour, juste quelques heures après l’interview, une jeune femme nommée Daphné Liff avec un invraisemblable chapeau d’homme perché sur sa chevelure flottante, s’est dit : “Assez !

Elle avait été expulsée par sa propriétaire parce qu’elle ne pouvait pas payer le loyer. Elle dressa une tente dans le boulevard Rothschild, une longue voie publique bordée d’arbres dans le centre de Tel-Aviv. La nouvelle se répandit par facebook, et, en une heure, des dizaines de tentes surgirent. En une semaine, il y en avait environ 400, s’étendant en double rangée sur plus d’un kilomètre et demi.

Des villes de tentes semblables surgirent à Jérusalem, Haïfa et une douzaine de villes plus petites. Le samedi suivant, des dizaines de milliers de personnes rejoignaient des marches de protestation à Tel-Aviv et ailleurs. Samedi dernier, ils étaient plus de 150.000.

Aujourd’hui, ces manifestations sont au centre de la vie israélienne. La ville de tentes Rothschild a pris une vie propre – un mélange de Place Tahrir et de Woodstock, avec une touche d’un coin de Hyde Park pour faire bonne mesure. L’ambiance est d’une tonicité indescriptible, des masses de gens viennent la visiter et retournent chez eux pleins d’enthousiasme et d’espoir. Tout le monde peut sentir que quelque chose de très important est en train de se produire.

En voyant les tentes, je me suis rappelé les mots de Balaam, qui était envoyé par le roi de Moab pour maudire les enfants d’Israël dans le désert (Nombres 24) et en fait il s’exclama : “Comme tes tentes sont jolies, Ô Jacob, et tes tabernacles, Oh Israël !”...

Tout cela a commencé dans une petite ville lointaine de Tunisie, quand un vendeur ambulant sans licence fut arrêté par une policière. Il semble que dans l’altercation qui s’ensuivit, la femme frappa l’homme au visage, humiliation terrible pour un Tunisien. Il s’immola par le feu. Ce qui arriva ensuite est de l’histoire : révolution en Tunisie, changement de régime en Égypte, soulèvements dans tout le Moyen-Orient.

Le gouvernement israélien vit tout ceci avec une inquiétude croissante, mais il n’ imaginait pas qu’il puisse y avoir un impact en Israël même. On pouvait difficilement s’attendre à ce que la société israélienne, avec son mépris profond des Arabes, puisse en faire autant.

Mais ils en firent autant. Les gens dans les rues parlaient avec beaucoup d’admiration de la révolte arabe. Celle-ci montrait que les gens qui agissent ensemble peuvent se confronter à des dirigeants beaucoup plus redoutables que notre empoté Benjamin Nétanyahou.

Quelques-unes des affiches les plus populaires sur les tentes disaient “Rothschild angle Tahrir” et, avec une rime en hébreu “Tahrir – pas seulement à Cahir” (Cahir étant la version hébraique de Al Caïra, nom arabe du Caire). Et aussi “ Moubarak, Assad, Nétanyahou”.

Place Tahrir, le slogan central était “Le peuple veut renverser le régime”. Dans une imitation consciente, le slogan central des villes de tentes est “Le peuple veut la justice sociale”.

Qui sont ces gens ? Que veulent-ils exactement ?

Ils ont commencé par exiger “des logements abordables”. Les prix de location à Tel-Aviv, Jérusalem et ailleurs sont extrêmement élevés, après des années de défaillance gouvernementale. Mais la protestation a rapidement intégré d’autres sujets : le prix élevé des produits alimentaires et de l’essence, le bas niveau des rémunérations. Les salaires ridiculement bas des médecins et des enseignants, la détérioration de l’éducation et des services de santé. Il y a un sentiment général que dix-huit magnats contrôlent tout, y compris les hommes politiques. (Des hommes politiques qui ont osé se montrer dans les villes de tentes en ont été chassés.) On aurait pu citer un dicton américain : “La démocratie doit être quelque chose de plus que deux loups et un mouton votant sur ce qu’il y aura au dîner.”

Une sélection de slogans donnent une idée : Nous voulons un État social ! Combat pour le logement ! De la justice, pas la charité ! Si le gouvernement est contre les gens, les gens sont contre le gouvernement ! Bibi, ce n’est pas le Congrès américain, tu ne nous achèteras pas avec des mots creux ! Si vous ne rejoignez pas notre guerre, nous ne nous battrons pas dans vos guerres ! Rendez nous notre État ! Trois partenaires avec trois salaires ne peuvent pas payer pour trois chambres ! La réponse à la privatisation est : révolution ! Nous étions esclaves de Pharaon en Égypte, nous sommes esclaves de Bibi en Israël ! Je n’ai pas d’autre patrie ! Bibi, retourne chez toi, nous payerons l’essence ! Renversons le capitalisme dégueulasse ! Soyons pratiques, exigeons l’impossible !

Qu’est-ce qui manque dans cette énumération ? Bien sûr : l’occupation, les colonies, les énormes dépenses militaires.

C’est délibéré. Les organisateurs, jeunes gens et jeunes femmes anonymes – principalement des femmes – sont très déterminés à ne pas être catalogués comme “de gauche”. Ils savent que soulever la question de l’occupation fournirait à Nétanyahou une arme facile, diviserait les occupants des tentes et ferait avorter la protestation.

Nous du mouvement de paix le savons et le respectons. Nous nous sommes tous astreints à la retenue, pour que Nétanyahou ne réussisse pas à marginaliser le mouvement et à le présenter comme un complot pour renverser le gouvernement de droite.

Comme je l’ai écrit dans un article de Haaretz : Pas besoin de pousser les manifestants. Le moment venu, ils arriveront à la conclusion que l’argent pour les principales réformes qu’ils demandent ne peut venir que de l’arrêt de la colonisation et de coupes dans l’énorme budget militaire de centaines de milliards – et cela n’est possible qu’avec la paix. (Pour les aider, nous avons publié une grande annonce qui dit : “C’est très simple – Argent pour les colonies OU argent pour le logement, les services de santé et l’éducation”).

Voltaire a dit que “l’art de gouverner consiste à prendre autant d’argent que possible à une classe de citoyens pour le donner à une autre”. Ce gouvernement prend l’argent des citoyens honnêtes pour le donner aux colons.

Qui sont-ils, ces manifestants enthousiastes, qui viennent apparemment de nulle part ?

Ils sont de la jeune génération de la classe moyenne qui vont travailler, prennent un logement avec un salaire moyen et “ne peuvent pas finir le mois”, comme le dit une expression israélienne. Des mères qui ne peuvent pas travailler parce qu’elles n’ont pas d’endroit où confier leurs bébés. Des étudiants qui ne peuvent pas obtenir une chambre en résidence universitaire ou n’ont pas les moyens de se loger en ville. Et spécialement les jeunes gens qui veulent se marier mais n’ont pas les moyens d’acheter un appartement, même avec l’aide de leurs parents. (Une tente portait l’inscription : “Même cette tente a été achetée par nos parents”).

Si on les poussait, la plupart des protestataires se déclareraient “sociaux-démocrates”. Ils sont à l’exact opposé du Tea Party aux États-Unis : ils veulent un État social, ils tiennent la privatisation pour responsable de beaucoup de leurs malheurs, ils veulent que le gouvernement intervienne et agisse. Qu’ils l’admettent ou pas, la véritable essence de leurs exigences et de leurs positions est classiquement de gauche (terme créé pendant la révolution française parce que les adhérents de ces idéaux étaient assis sur le côté gauche pour le président de l’Assemblée nationale). Ils sont l’essence de ce que la gauche signifie (Bien que en Israël, les termes “gauche” et “droite” sont désormais largement identifiés avec les questions de guerre et de paix).

Qu’adviendra-t-il à partir de là ?

Personne ne peut le savoir. Quand on l’interrogea sur l’impact de la révolution française, Chou En Lai fit une réponse fameuse : “Il est trop tôt pour le dire”. Là nous sommes témoins d’un événement toujours en cours, peut-être même à peine à ses débuts.

Il a déjà produit un énorme changement. Depuis des semaines maintenant, le public et les médias ont cessé de parler des frontières, de la bombe iranienne et de la situation sécuritaire. Au lieu de cela, les conversations portent aujourd’hui uniquement sur la situation sociale, le salaire minimum, l’injustice des impôts indirects, la crise de la construction des logements.

Sous pression, la direction informelle de la protestation a établi une liste de demandes concrètes. Entre autres : construction par le gouvernement de maisons à louer, augmentation des impôts des riches et des sociétés, éducation libre à partir de l’âge de trois mois (sic), une augmentation des salaires pour les médecins, la police et les pompiers, fixation des effectifs des classes à 21 élèves au maximum, fin des monopoles contrôlés par quelques magnats, et ainsi de suite.

Alors où vont-ils ? Il y a plusieurs possibilités, à la fois bonnes et mauvaises.

Nétanyahou peut essayer d’acheter le silence de la protestation avec quelques concessions mineures – quelques milliards par ci, quelques milliards par là. Ceci mettra les manifestants devant le choix de l’enfant indien dans le film sur comment devenir millionnaire : prends l’argent et arrête, ou risque le tout en répondant encore à une autre question.

Ou bien : le mouvement peut continuer à prendre de l’ampleur et imposer des changements majeurs, tels que faire passer la charge de l’impôt indirect à l’impôt direct.

Des optimistes impénitents (comme moi-même) peuvent même rêver à l’émergence d’un nouveau parti politique authentique pour combler le vide béant à la gauche du spectre politique.

J’ai commencé par un avertissement, et je dois finir par un autre : ce mouvement a suscité d’immenses espoirs. S’il échoue, il peut laisser derrière lui une atmosphère de découragement et de désespoir – état d’esprit qui conduirait ceux qui veulent chercher une vie meilleure à partir ailleurs.

Uri Avnery

Article écrit en hébreu et en anglais le 6 août, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais “How Goodly Are Thy Tents” pour l’AFPS : SW

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