dimanche 28 août 2011

Qu'est-ce que juger ?

Gilles Devers

« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Pascal avait parfaitement posé les rapports entre la vérité et la réalité. Nous y sommes : « La vérité est une notion relative qui varie suivant les époques, les lieux, les mentalités ». Lacan, lui, avait théorisé la vérité variable, et la pratique connait cette notion de vérité. Pascal ou Lacan, chacun sait qu’une démarche sincère, objectivée, conduit à des affirmations subjectives. Cela ne conduit à renoncer à rien ; il suffit de le savoir. C'est le quotidien de la Justice.

Dismissal

La justice pénale s’est prononcée à New-York, en fonction des lois et coutumes US. Le procès civil prend le relais. La vérité judiciaire US est dite selon les lois que se sont choisis les US, et c’est ainsi pour tous les pays, avec le tableau d’une immense diversité, dont le respect s’impose.

Le procureur a abandonné les charges. Le débat judiciaire pénal n'a pas été ouvert. La défense n’a pas eu à communiquer ses pièces à l’accusation. Elle a plaidé « non coupable », et au début de l’affaire, a dit que les conditions de la relation sexuelle sous contrainte n’étaient pas établies. Pour l’accusé, la solution est la plus nette, mais il n’y a pas eu de jugement au sens précis du terme. L’affaire s’est en effet arrêtée avant le procès, par abandon des charges. Dismissal.

Le constat de cette diversité des systèmes judiciaires n’interdit pas l’approche critique. Cette critique est l’exercice de base de la recherche juridique, et elle doit simplement se garder du discrédit. Je critique la méthode d’un procureur, et je pose clairement la question de l’équité du procès.

Les Etats-Unis, enrobés dans le sirupeux discours sur les valeurs, ont des rapports difficiles avec le droit. C’est un fait objectif : ils refusent de ratifier l’élément essentiel de la prééminence du droit, le protocole de 1966 qui permet à tout être humain de saisir le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU en cas de la violation de ses droits fondamentaux. Les États civilisés ont appris qu’ils peuvent se tromper, et ils se placent sous un contrôle international. Les États-Unis sont un petit État judiciaire, peureux, arquebouté sur ses coutumes, et il refuse la confrontation avec les normes du procès équitable.

Le juge et les faits

J’ai toute liberté pour dire l’aberration de la méthode du procureur Cyrus Vance Junior. Que dit notre procureur élu ? « Parce que la victime a menti, le fait pénal n’existe pas ; il reste une affaire privée ». La faiblesse ou l’incohérence de la victime interdit de chercher si le fait existe. Cette démarche est à l’opposé de ce que doit être la recherche de la vérité dans le procès équitable. Mesurez la gravité de ce simplisme : si la victime meurt d’une agression, le procès est plus facile car la victime ne peut plus parler, donc plus mentir !

La justice ne mérite le respect que parce qu’elle recherche la preuve des faits. La fonction du juge est, dans le respect du contradictoire, de mettre en balance tous les éléments d’une affaire pour forger, publiquement, une conviction. La jurisprudence, universelle, connait ça parfaitement : les insuffisances ou les contradictions d’un témoin ne suffirent pas à le rendre irrecevable, et le juge soit apprécier la valeur des informations qui en résultent dans une approche globale.

La victime est partie au procès, et donc partiale. La violence des faits a pu altérer sa perception de la réalité, la plaçant dans l’excès, dans un sens ou dans l’autre. Dans les affaires d’inceste, il est fréquent que la victime dénonce sa propre plainte quand le procès s’approche. Le juge doit être prudent, ce qui est une vertu, et la prudence n’est pas le renoncement. Renoncer au débat judiciaire parce que la victime a menti sur certains points, c’est une désertion. La fonction judiciaire disparait quand elle se lie irrévocablement à la victime. C’est inéquitable, donc ce n’est plus un procès.

Question au Parquet, en France

Selon l’article 113-6 du Code de procédure pénale « La loi pénale française est applicable à tout crime commis par un Français hors du territoire de la République ». C’est un classique, et chacun se rappelle de l’affaire dite de l’Arche de Zoe : des faits reprochées à des Français, mais commis à l’étranger et avec des victimes étrangères. Le procès avait eu lieu en France. S’il y avait eu à Manhattan un procès et un acquittement, le juge français ne pourrait plus rien faire. Mais le dismissal est abandon de l’accusation, et ne vaut pas autorité de chose jugée. Le procès civil se poursuit là bas, à partir d’une page blanche. Donc, le Parquet, en France, peut ouvrir une enquête.

Le Parquet l’a fait suite à la plainte de Tristane Banon, avec des éléments accusatoires anciens, et objectivement ténus. Le récit a une cohérence, mais existe-t-il des éléments matériels sur la commission de l’acte criminel invoqué ? Tout laisse à penser qu’après cette enquête de police, l’affaire sera classée sans suite. Un dismissal à la française. L’avocat de la défense pourra accéder au dossier, et selon son analyse, se constituer partie civile devant un juge d’instruction. C’est une pratique courante dans l’exercice des droits de la défense.

Les avocats agissent comme ils l’entendent, dans l’intérêt de leurs clients. Mais le procureur de la République n’est pas tenu par ce particularisme, et au terme des articles 40 et 40-1 du Code de procédure pénale, il est maître de l’opportunité des poursuites. En l’occurrence, il est bien informé, et un refus de poser une seule question en poserait beaucoup d’autres. Ou alors, c’est une nouvelle politique générale du Parquet, mais personne ne peut y croire. Peur de se tromper, peur de l’erreur ? La seule réponse est d’instruire.

Que les victimes se rassurent

Je veux conclure par quelques mots pour les victimes. Nos règles judicaires et notre droit de la preuve ne répondent pas au simplisme brutal du procureur Cyrus Vance Junior. Comme me l’évoquait hier un ami avocat, « nous ne sommes pas dans cette sacralisation de la parole de la victime conduisant au fait qu’un affaiblissement de la victime empêche de considérer les faits ».

L’accusation est la charge du Ministère public. J’ai bien dit « public » Des inconscients – le petit monde politique – ont tenté d’inventer cette nullité de la pensée judiciaire, à savoir que la victime devait être le centre du procès. Vous vous rappelez ? Ce sont les mêmes qui aujourd’hui s’agitent à front renversé… mais c’est le fruit de la même absence de raisonnement. Ils ne connaissent que l’émotion, et le concept leur est hors de portée.

Le centre du procès, ce sont les faits, appréciés par les juges, en application des lois et dans le respect des droits de la défense. Le sort de l’accusé est aggravé ou facilité par les déclarations plus ou moins justes de la victime. Parce qu’il s’agit de justice, la décision ne doit relever que du juge. La procédure cherche à créer la distance suffisante avec les faits pour que la décision rendue s’approche de ce que doit être l’idée de Justice. Mais le juge qui s’en remet à la parole d’un autre, la victime en l’occurrence, abdique. Il sort de la sphère judiciaire.

Les phraseurs habituels de la chronique judiciaire se taisent, mais tout avocat, tout procureur, tout juge sait que, selon le droit français, avec des faits de cette nature, une instruction judiciaire est ouverte. Un acte sexuel « hâtif », un certificat médical retenant les mots d’agression et de viol, des témoins et des horaires par les cartes magnétiques qui au minium donnent une cohérence à la plainte. Les données constantes de notre pratique judiciaire conduisent à la désignation d’un juge d’instruction, avec la police scientifique, une enquête approfondie auprès de tous les témoins, la reconstitution de la scène accusatrice en fonction de tous les éléments, des enquêtes de personnalité, des expertises. Quand – c’est exceptionnel et ce n’est ici pas le cas – les données matérielles ne disent rien, il ne reste alors que les témoignages. Mais le juge, jamais, ne les écarterait d’emblée.

Il est très dur d’être victime, et c’est un enfer si en plus la victime devient le juge. Cette méthode tourne le dos à l’idée de justice, car le sort de l’accusé dépend de la capacité de la victime à maîtriser son langage et ses affects. Dans un monde civilisé, la victime n’est pas le cœur du procès ; ce cœur, c’est le juge, agissant en application de la loi, dans le respect des droits

Gilles Devers, avocat.

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