jeudi 8 août 2013

Guerre civile ?

Uri Avnery  

Il est actuel­lement de bon ton de dire que “la solution à deux États est morte”. Ou “Le temps de la solution à deux États est compté”. 

Morte pourquoi ? Morte comment ? C’est l’une de ces choses que l’on n’a pas besoin de prouver. Il suffit de la dire.
Si l’on insiste, cependant, ceux qui affectent de regretter la solution à deux États avancent une raison : il y a tout sim­plement trop de colons en Cis­jor­danie et à Jéru­salem. On ne peut pas les faire partir. C’est tout sim­plement impossible.
L’est-ce vraiment ?
Deux exemples sont donnés comme preuves : l’évacuation des colonies du Nord-​​Sinaï par Menahem Begin dans le cadre du traité de paix avec l’Égypte, et l’évacuation des colonies de la Bande de Gaza par Ariel Sharon.
Comme elles furent ter­ribles ! Rappelez-​​vous les scènes à briser le cœur à la télé, les femmes soldats en pleurs en train d’emporter des filles de colons qui se débat­taient, les pyjamas d’Auschwitz avec l’étoile jaune que por­taient les colons, l’assaut des toits, les rabbins avec leurs rou­leaux de la Torah pleurant ensemble dans les synagogues.
Tout cela pour une simple poignée de colonies. Qu’arrivera-t-il s’il faut évacuer un demi-​​million de per­sonnes ? Affreux ! Impensable !
C’est idiot.
En réalité, l’évacuation des colons de la Bande de Gaza n’était rien d’autre qu’une tragi-​​comédie bien mise en scène. Per­sonne n’a été tué. Per­sonne n’a été sérieu­sement blessé. Aucun de ceux qui avaient menacé de se sui­cider n’est passé à l’acte. Après avoir joué le rôle qu’on leur avait assigné, tous les colons ont quitté la scène. Seulement une poignée de soldats et de fonc­tion­naires de police avaient refusé d’obéir aux ordres. Le gros de l’armée a exécuté les ins­truc­tions du gou­ver­nement démo­cra­ti­quement élu.
La même chose va-​​t-​​elle se repro­duire ? Pas néces­sai­rement. Évacuer les colons de Cis­jor­danie des col­lines du cœur de l’“Eretz Israël” biblique est une autre affaire.
Examinons la question de près.
La première phase d’un projet consiste à ana­lyser le pro­blème. Qui sont les colons qu’il va falloir évacuer ?
Eh bien, tout d’abord ils ne repré­sentent pas une force homogène, mono­li­thique. Lorsque l’on évoque “les colons”, on imagine une masse de fana­tiques reli­gieux à moitié fous qui attendent le messie d’un instant à l’autre et prêts à tirer sur qui­conque vien­drait les expulser de leurs forteresses.
C’est de la pure imagination.
Ce type de colon existe, bien sûr. Ils consti­tuent le noyau dur, ce sont eux que l’on voit à la télé. Ce sont eux qui mettent le feu à des mos­quées dans des vil­lages pales­ti­niens, qui attaquent des fer­miers pales­ti­niens dans leurs champs, qui abattent des oli­viers. Ils ont des cheveux longs, avec des papillotes, portent obli­ga­toi­rement un vêtement à franges sur ou sous leurs che­mises, dansent leurs danses bizarres, et sont tel­lement, tel­lement dif­fé­rents des Israé­liens ordinaires.
Presque la totalité d’entre eux sont des juifs de fraîche date (connus en hébreu comme “ceux qui font un retour culpa­bi­lisant au passé”), et ils sont cor­dia­lement méprisés par les vrais juifs ortho­doxes, qui n’accepteraient pas de leur marier leurs filles. Mais ils sont une très faible minorité.
Beaucoup plus important est le noyau qu’on appelle “national-​​religieux”, le véri­table lea­dership de l’entreprise de colo­ni­sation. Ils croient que Dieu nous a donné cette terre, toute cette terre, et beaucoup de ses membres croient que Dieu leur a aussi ordonné de net­toyer tout le ter­ri­toire entre la Médi­ter­ranée et le Jourdain de toute pré­sence non-​​juive. Cer­tains d’entre eux croient, en quelque sorte, que les non-​​juifs ne sont pas des humains à part entière, mais quelque chose entre des humains et des animaux, comme le dit la Kabbale.
Les gens de ce groupe jouissent d’un pouvoir poli­tique énorme. Ce sont eux qui ont conduit les gou­ver­ne­ments suc­cessifs de tous les partis à les placer où ils sont – quel­quefois avec réti­cence, quel­quefois de façon plus que délibérée.
Ils se concentrent dans les plus petites colonies, dis­persées sur l’ensemble des ter­ri­toires occupés. Ils ont infiltré l’armée et l’appareil gou­ver­ne­mental ; ils sont la terreur des poli­ti­ciens. Leur parti est le “Foyer Juif” dirigé par Naftali Bennett, le “frère” de Ya’ir Lapid, mais ils ont aussi des liens étroits avec la jeune direction émer­gente du Likoud et la masse des par­tisans de Lieberman.
Tout gou­ver­nement sou­cieux de faire la paix devra se col­leter avec eux. Mais ils repré­sentent une minorité chez les colons.
La majorité des colons se fait moins entendre. Ils sont pour la plupart concentrés dans les “blocs de colonies” situées le long de la Ligne Verte et qui s’étendent de quelques kilo­mètres à l’intérieur des ter­ri­toires occupés.
On les qua­lifie de “colons de la qualité de vie”, parce qu’ils sont allés là pour jouir de l’air pur et de la vue pit­to­resque sur les minarets musulmans du voi­sinage, mais surtout parce qu’ils y ont trouvé la villa de leurs rêves, avec des toits suisses à tuiles rouges, pour presque rien. Ils n’imaginaient pas pouvoir acquérir quelque chose de sem­blable en Israël même.
Les ortho­doxes consti­tuent une caté­gorie par eux-​​mêmes. Leur énorme accrois­sement naturel les amène à s’entasser dans leurs villes et quar­tiers d’Israël à pro­prement parler et il leur faut déses­pé­rément de nou­veaux loge­ments que le gou­ver­nement est trop heureux de leur fournir – dans les ter­ri­toires occupés. Ils y ont déjà plu­sieurs villes, dont l’une est Modi’in Illit, la ville fron­tière qui est située sur les terres de Bil’in, le village qui mène une bataille épique pour les récupérer.
Une toute autre his­toire concerne les colonies de Jéru­salem Est. Les cen­taines de mil­liers d’Israéliens qui vivent là actuel­lement dans les nou­veaux quar­tiers ne se consi­dèrent pas du tout comme des colons, ils ont oublié tout ce qui a trait à la Ligne Verte. Et même, ils sont tout à fait surpris lorsqu’on le leur rap­pelle. Elle doit se situer à quelques pâtés de maisons plus loin.
Toutes ces caté­gories – et les nom­breuses sous-​​catégories – doivent être abordées sépa­rément. Pour chacune il y a une solution différente.
Admettons, par exemple, que dans neuf mois le rêve de Kerry devienne réalité. Il y aura un accord de paix signé résolvant tous les pro­blèmes, avec un calen­drier convenu de mise en application.
Admettons en outre que cet accord soit approuvé par une large majorité dans un réfé­rendum israélien (et dans un réfé­rendum pales­tinien aussi.) Cela don­nerait à notre gou­ver­nement le pouvoir poli­tique et moral de prendre à bras le corps le pro­blème des colonies.
Pour les Jéru­sa­lé­mites, Bill Clinton avait une réponse simple : laissez-​​les où ils sont. Redes­sinons la carte de Jéru­salem de telle sorte que “ce qui est juif appar­tienne à Israël, ce qui est arabe appar­tienne à la Palestine”.
Si l’on considère l’immense dif­fi­culté qu’il y aurait à recons­tituer les éléments de l’omelette, cela pré­sente des attraits, en par­ti­culier si la pleine sou­ve­raineté sur le Mont du Temple est redonnée aux Pales­ti­niens (et si le Mur Occi­dental avec le quartier juif reste en Israël).
Pour ce qui est des grands blocs de colonies, la solution est déjà plus ou moins admise : des échanges de ter­ri­toires. Les colonies car­rément sur la fron­tière seront annexés par Israël, des ter­ri­toires israé­liens de taille équi­va­lente (bien que, peut-​​être, pas de qualité équi­va­lente) seront trans­férés à la Palestine.
Cela pourrait ne pas être aussi facile qu’il y paraît. Annexer seulement les colonies, ou aussi les terres autour ou entre elles ? Et quid d’Ariel, la “capitale des colons”, qui est située à 20 km à l’intérieur de la Cis­jor­danie ? Une enclave ? Et Ma’aleh Adumim qui, si elle est annexée à la Jéru­salem juive cou­perait presque la Cis­jor­danie en deux ? Beaucoup de choses à discuter.
La “qualité de vie” des colons peut faire l’objet de com­pen­sa­tions. C’est une simple question d’argent. Donnez à n’importe lequel d’entre eux un appar­tement équi­valent ou même meilleur près de Tel Aviv et la plupart vont s’y pré­ci­piter. Qui plus est, des son­dages ont montré qu’un nombre signi­fi­catif d’entre eux démé­na­ge­raient même aujourd’hui, si une telle offre leur était faite. (Nous avions suggéré cela à Yitzhak Rabin, mais il avait refusé.)
Il reste les colons du noyau dur, les “idéo­lo­giques”, ceux qui servent Dieu en vivant sur une terre volée. Que faire d’eux ?
La plus simple des solu­tions était celle apportée par Charles de Gaulle. Après avoir signé l’accord de paix qui mettait fin à l’occupation de l’Algérie après une cen­taine d’années, il annonça que l’armée fran­çaise quit­terait le pays à une date déter­minée. Il déclara à plus d’un million de colons, beaucoup d’entre eux de la qua­trième ou de la cin­quième géné­ration : si vous voulez partir, partez. Si vous voulez rester, restez. Le résultat fut, à la der­nière minute, dans la panique, un exode massif de pro­por­tions historiques
Je ne peux pas ima­giner un diri­geant israélien suf­fi­samment fort pour suivre cette voie. Même Ariel Sharon, per­sonnage brutal dépourvu de com­passion, ne l’a pas osé.
Natu­rel­lement, le gou­ver­nement israélien pourrait dire à ces colons : “Si vous pouvez vous arranger avec le gou­ver­nement pales­tinien pour rester là, comme citoyens pales­ti­niens (ou même comme citoyens israé­liens), surtout faites-​​le.
Des Israé­liens naïfs disent : "Pourquoi pas ? Il y a un million et demi de citoyens arabes en Israël. Pourquoi ne pourrait-​​il pas y avoir quelques cen­taines de mil­liers de juifs israé­liens en Palestine ?"
Impro­bable. Les Arabes d’Israël vivent sur leur propre terre, où ils ont vécu depuis des siècles. Les colons vivent sur des terres “expro­priées”, et ils ont à juste titre gagné la haine de leurs voisins. Je ne vois pas comment un gou­ver­nement pales­tinien pourrait le permettre.
Il reste le noyau dur du noyau dur. Ceux qui ne bou­geront pas sans vio­lence. Il faudra qu’un gou­ver­nement fort les évacue de force avec le soutien de la majeure partie de l’opinion publique, exprimé dans un référendum.

Une guerre civile ? Pas vraiment. Rien qui res­semble à la Guerre Civile amé­ri­caine, ni à la guerre syrienne actuelle. Mais cependant une lutte dure, vio­lente, brutale, dans laquelle le sang coulera.
Est-​​ce que j’attends cela avec impa­tience ? Cer­tai­nement pas. Est-​​ce que j’en ai peur ? Oui assu­rément. Est-​​ce que je pense que nous devrions renoncer à l’avenir d’Israël, renoncer à la paix, renoncer à la solution à deux États, la seule solution possible ?
Non !

Uri Avnery

Source : Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 3 août 2013 – Traduit de l’anglais « Civil War ? » pour l’AFPS : FL/​SW



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