Antoine Brunet
Et ce non seulement pour leurs opérations commerciales avec l’étranger mais
aussi pour toutes leurs opérations financières. Cela constitue un pas
considérable en direction de la pleine convertibilité du yuan.
Pour comprendre ce qui se passe, il faut répondre successivement à deux
questions.
Pourquoi Pékin a-t-il maintenu le yuan inconvertible jusqu’à ce jour
?
Depuis qu’en 1978, Pékin a abandonné le collectivisme pour revenir au
capitalisme, il a opté avec succès pour une stratégie de développement
mercantiliste. En clair, Pékin s’est employé à dynamiser fortement et
durablement ses exportations de produits manufacturés tout en limitant le plus
possible ses importations ; grâce à cela, Pékin a obtenu des excédents
commerciaux colossaux et renouvelés.
Cela a contribué à la fois à une formidable dynamisation de la production et
de l’emploi et à la constitution de réserves de change colossales et
croissantes. Succès multidimensionnel : industriel, commercial, économique et
financier. Mais si Pékin a pu renouveler de tels succès depuis 1978 et plus
encore depuis 2001 (et son entrée à l’OMC), c’est parce qu’il s’est protégé. En
effet, la rançon habituelle pour un pays qui marque des scores favorables en
matière de commerce extérieur, c’est que sa monnaie subit de fortes pressions
haussières sur le marché des changes. Si le pays considéré ne parvient pas à
contrecarrer ces pressions haussières sur sa monnaie, sa monnaie s’apprécie, sa
compétitivité initiale se résorbe, et in fine, son commerce extérieur risque de
devenir déficitaire.
C’est pour cette raison que les pays mercantilistes se donnent les moyens de
résister à cette « rançon du succès » en matière commerciale. Le plus
souvent, ils décident de pratiquer des interventions de change : la banque
centrale du pays se charge de vendre sa monnaie nationale contre devises pour
équilibrer les achats de sa monnaie par les opérateurs étrangers. La Chine a
pratiqué à très grande échelle de telles interventions depuis 1978 et plus
encore depuis 2001.
C’est d’ailleurs le cumul de toutes ces opérations quotidiennes qui a
constitué des réserves de change colossales au nom de la Chine : 3.000 milliards
de dollars américains officiellement, 5.000 milliards en réalité (si on ajoute
les réserves de Hong Kong à celles de la République populaire de Chine et si on
tient compte des réserves stockées dans les Sovereign Wealth Funds à côté de
celles qui sont stockées dans les banques centrales). Encore ce gonflement
énorme des réserves de change de la Chine a-t-il été fortement limité par
l’inconvertibilité du yuan qui prévaut en Chine depuis 1949 : les opérations
financières qui ne sont pas expressément autorisées y sont interdites.
En clair, Pékin laisse entrer en Chine les flux de capitaux étrangers qui
correspondent aux investissements des multinationales occidentales en
joint-ventures (opérations que Pékin autorise et qu’il recherche) ; mais Pékin
interdit les flux de capitaux étrangers qui correspondraient à de simples
placements financiers en yuan (particulièrement ceux cherchant à spéculer sur
une appréciation du yuan). Si le yuan avait été rendu très tôt convertible, on
aurait sans doute eu à la fois une appréciation beaucoup plus importante du yuan
contre dollar et contre euro et un gonflement encore plus important des réserves
de change de la Chine, toutes choses que Pékin redoutait et refusait.
Pourquoi Pékin choisit-il désormais de rendre prochainement le yuan
convertible ?
Essentiellement parce que depuis 2005 et plus nettement encore depuis 2008,
Pékin multiplie les initiatives pour détrôner le dollar de son statut privilégié
de monnaie du monde en sorte que ce soit sa monnaie, le yuan, qui à son tour
devienne la monnaie du monde.
La Chine a déjà dépassé les Etats-Unis sur le plan industriel (1er rang pour
la production manufacturière depuis 2010), sur le plan commercial (1er rang pour
les exportations de produits manufacturés, avec 15,4% des exportations mondiales
de produits manufacturés en 2011), sur le plan économique (le PIB officiel de la
Chine en 2012 est encore inférieur de 20% à celui des Etats-Unis mais son PIB
bien calculé dépasse déjà sans doute celui des Etats-Unis) et sur le plan
financier (avec ses réserves de change colossales, la Chine est désormais
devenue la puissance financière incontournable de la planète).
Dans sa stratégie qui vise à ravir aux Etats-Unis leur hégémonie mondiale,
Pékin s’est assigné de longue date de dépasser les Etats-Unis y compris sur le
plan monétaire. En clair, Pékin s’efforce à ce que le yuan ravisse au dollar son
statut privilégié de monnaie du monde.
Quel est l’enjeu ?
Muni de sa puissance financière, Pékin
marque déjà beaucoup de points face à Washington. C’est Pékin et non plus le FMI
ou encore moins Washington qui se trouve désormais sollicité par les
gouvernements des pays étrangers quand ils se trouvent en difficulté pour
financer leur dette publique et/ou leur dette extérieure ; c’est donc Pékin et
non plus Washington qui se trouve en situation de vassaliser les pays de la
planète les plus affaiblis. Cela s’était déjà vérifié en 2011 quand Pékin
s’était fait prier pour accorder des financements aux pays de l’Europe du sud en
détresse.
Cela se vérifie aujourd’hui avec la création à l’initiative de Pékin d’un
fonds de solidarité financière pour 100 milliards $ en faveur des BRICS (la
Chine contribuant à ce fonds à hauteur de 44 milliards $ à elle seule). De la
même façon, Pékin peut se permettre des budgets militaires qui restent très
dynamiques et très ambitieux du fait qu’il dispose de réserves de change
colossales et croissantes alors même que Washington, enfoncé dans une dette
extérieure qui devient vertigineuse, s’est vu obligé de réduire son budget
militaire en 2012/2013.
À travers ces deux exemples, on mesure déjà comment, pour s’être assuré la
suprématie financière, Pékin bénéficie d’une dynamique géopolitique très
favorable. Mais si à sa suprématie financière, Pékin ajoutait maintenant une
suprématie monétaire, la dynamique géopolitique évoluerait plus nettement encore
en sa faveur.
On oublie trop facilement le privilège dont bénéficient les Etats-Unis, celui
d’émettre la monnaie du monde, la monnaie dans laquelle sont facturées et
réglées les matières premières qui sont exportées sur la planète, la monnaie que
les banques centrales des pays tiers acceptent d’accumuler, en bonne part parce
qu’elle constitue un bon d’achat sur les matières premières.
C’est en recourant à ce privilège que les Etats-Unis ont par exemple pu
financer sans ambages la guerre des étoiles (qui leur permit de défaire l’URSS)
: entre 1980 et 1989, Washington n’eut pas besoin de recourir à une augmentation
de la pression fiscale ; les dollars nécessaires furent émis par le système
bancaire américain et les banques centrales étrangères s’empressèrent
d’accumuler dans leurs caisses, ceux des dollars qui aboutissaient à l’extérieur
des Etats-Unis. Washington put ainsi financer sa course aux armements sans
douleur fiscale.
Et c’est à nouveau grâce à ce privilège que depuis 2008, les Etats-Unis ont
pu solliciter massivement leur planche à billets de la Federal Reserve pour
financer leurs énormes déficits budgétaires.
On constate ainsi les multiples avantages que les Etats-Unis retirent du
statut privilégié du dollar. Cela n’échappe pas à la vigilance de Pékin. Très
logiquement, dans la confrontation croissante qu’il impose aux Etats-Unis, Pékin
est bien décidé à enlever aux Etats-Unis leur privilège monétaire pour se
l’attribuer.
Depuis 2005 et plus encore depuis 2008, l’axe principal de son offensive
consiste à disqualifier le dollar pour convaincre les banques centrales des pays
tiers de délaisser le dollar et de diversifier davantage leurs réserves de
change.
Dans cette optique, Pékin, aidé par Moscou, a en particulier catalysé le
formidable mouvement haussier sur le prix de l’or en dollar. La hausse du cours
de l’once d’or de 250 à 1900 $ entre début 2001 et début 2011 était un
formidable camouflet infligé au dollar : elle constituait pour Pékin un
formidable argumentaire pour affirmer, devant les banques centrales des pays
tiers, que le dollar ne méritait plus de rester la monnaie de réserve du
monde.
La Federal Reserve et la Maison Blanche ne s’y sont pas trompées. Cette
hausse de l’or devenait très embarrassante et très inquiétante pour le statut du
dollar. C’est en bonne part pour cette raison que, selon nous, ils précipitent,
plus vite qu’anticipé, le retrait progressif des Etats-Unis de la planche à
billets. Les premières annonces en cette matière datent du 10 avril 2013 quand
le prix de l’or était encore à 1.577 $. Dans les deux séances
qui suivirent, l’or chuta de 8%. La confirmation du plan de la Federal Reserve
au fil des semaines finit même par ramener le prix de l’or à 1.200 $ le 19 juin.
Depuis, l’or s’est un peu renchéri mais ne parvient plus à casser durablement la
barre de 1.400 $.
Pour le moment, pour avoir ainsi réussi à ramener en 30 mois le prix de
l’once d’or de 1.900 à 1400 $, les autorités américaines
marquent un point important contre Pékin et sont peut-être en train de mettre en
échec l’offensive chinoise sur le front de l’or. Parce que la monnaie du monde
constitue un enjeu décisif, la Chine contre-attaque. Puisque les Etats-Unis sont
décidés à résister et à protéger le statut privilégié du dollar, Pékin se décide
à jouer un atout majeur : il annonce, plus tôt qu’anticipé, un plan de passage
du yuan inconvertible au yuan convertible.
Jusqu’à présent, Pékin opposait seulement l’or au dollar. Désormais, Pékin
proposera aux banques centrales des pays tiers, une deuxième alternative
concrète au dollar, celle du yuan convertible.
La longue bataille pour la monnaie du monde entre dans une nouvelle
phase.
Antoine Brunet


cameroomvoice.com