mardi 24 septembre 2013

Soudain, la presse écrite domine son envie de « réformes »

Sébastien Fontenelle   

La Cour des comptes vient de publier un accablant document – sur lequel la presse dominante, curieusement, ne s’attarde guère.

Cette retenue est inhabituelle : depuis quelques années, la règle, en de tels cas, est que les avis de cette vénérable institution font l’objet d’un battage médiatique de niveau 9, où les journalistes comme il faut manquent de mots assez dithyrambiques pour dire leur admiration. Le plus souvent, même : ces oracles font l’objet – consécration suprême - de gros titres à la une du Monde.
Mais il est vrai aussi qu’il s’agit généralement d’exhortations à réduire la dépense publique en limant les facilités consenties à la plèbe - et qu’elles sont, par conséquent, parfaitement compatibles avec la doxa ultralibérale de l’éditocratie française, où l’exigence de cette réduction est devenue un exercice quotidien.
Une réalité peu connue

Au demeurant, le rapport que vient de publier la Cour prône, lui aussi, l’accourcissement de libéralités où l’État perd tous les ans des sommes conséquentes: les aides à la presse écrite. L’on y découvre une réalité peu connue, et dont cette presse ne parle guère – peut-être parce qu’elle est trop occupée à réclamer ailleurs des surcroîts de transparence.
L’un de ses principaux enseignements est que l’ensemble des publications – quotidiennes et hebdomadaires – où d’éminentes figures de l’oligarchie journalistique lancent jour après jour de vibrants appels à dégraisser le mammouth  étatique «constitue un secteur économique qui est fortement soutenu par l’État», et que «ce soutien, ancien, s’est renforcé au cours de la dernière décennie», sous le règne d’une droite dont les champions n’aiment rien tant, eux aussi, que de fustiger une gauche «droguée à la dépense publique» (1).
C’est, en soi, une information intéressante – et très divertissante, pour ce qu’elle révèle des coulisses de certaines postures. Mais le plus égayant est que les journaux et magazines véritablement spécialisés dans la fustigation des dilapidations de l’État sont parmi ceux qui reçoivent les donations les plus généreuses.

Le cancer de l’assistanat

Le Figaro, dont le propriétaire – l’intègre Serge Dassault, de l’UMP – souhaite qu’«on supprime toutes les aides sociales», a par exemple été nanti, entre 2009 et 2011, d’une «aide à la diffusion» de 16,49 centimes d’euros par exemplaire. Montant de la manne : 16,7 millions d’euros. (Qu’en pense le bloc-noteur maison, Ivan Rioufol, spécialiste des charges contre l’«État-mamma»?) Et Le Monde - où les préconisations de la Cour des comptes font systématiquement l’objet, lorsqu’elles réclament une meilleure tenue de la dépense publique, de mafflues apologies – a également reçu, en trois ans, 16,7 millions d’euros.
Autres exemples, non moins distrayants: l’hebdomadaire L’Express, où la traque des «gaspillages» de «l’État laxiste» a été élevé au rang de bel art, a reçu, entre 2009 et 2011, 6,2 millions d’euros par an - cependant que Le Point, fort d’une ligne éditoriale crânement dédiée à la moquerie décliniste de «la préférence» française «pour la dépense publique», devait se contenter d’une rente annuelle de 4,5 millions.

Oser le volontarisme de la réforme

Problème : cette « politique » d’assistanat est loin d’être cohérente. La Cour des comptes observe ainsi que certaines aides « ayant pour objectif principal de soutenir des titres qui ont des ressources publicitaires limitées, soit de manière volontaire dans un souci de préservation de leur indépendance, soit de façon subie » devraient en toute logique être pondérées «en fonction du pourcentage plus ou moins élevé de ressources publicitaires (entre 0 et 25 %)».
Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe, et, dans les faits, le montant de ces aides ciblées reste «indépendant du niveau de recettes publicitaires» des journaux qui en bénéficient, « puisqu’il est presque identique pour Libération, dont les recettes publicitaires représentent 22,5 % de ses ressources et sont proches du plafond fixé pour l’attribution de l’aide (25 %), et pour L’Humanité qui ne collecte que 11,3 % de recettes publicitaires - et plus encore pour La Croix, qui n’a que 7,3 % de recettes publicitaires ». 
Plus généralement, les aides à la presse écrite donnent, toujours selon la Cour - qui use pour dire ces choses-là de termes très choisis -, des «résultats peu probants», et à tout le moins «décevants au regard des attentes et des moyens engagés». Car en effet, «malgré le soutien massif de l’État» qui alloue généreusement des dizaines de millions d’euros aux chasseurs de gaspis de l’éditocratie mainstream : la « crise de la presse » n’en finit jamais de « s’aggraver ».

Il conviendrait, par conséquent, de mener à bien une « réforme de la gouvernance des aides publiques à la presse », dont les modalités devraient être entièrement repensées. Telle est du moins la conclusion de la Cour des comptes, et elle devrait enthousiasmer les journalistes aux yeux de qui le réformisme constitue, lorsqu’il est question du financement des retraites ou du comblement du « trou de la Sécu », l’horizon indépassable de la modernité : les mêmes qui, dans ces matières, n’hésitent jamais à psalmodier qu’il est temps d’«oser le volontarisme de la réforme».
Mais cette fois-ci, très curieusement: ils se tiennent cois.

Note

(1) Nicolas Sarkozy, 6 mars 2012.

Bakchich

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