Gilles Devers
C’est
une affaire criminelle particulièrement complexe, dans un contexte de
guerre larvée et de contrôle lourd de l’information par les politiques.
Alors, je ne vais pas me livrer à des analyses sur des faits que je ne
connais pas, mais j’ai quelques questions à poser. Je cherche à
comprendre.
1/ Kidal
Tout peut arriver à Kidal, et des journalistes présents même une heure sont vite repérés.
Par l’accord politique de Ouagadougou du 18 juin dernier, la ville de Kidal, bastion des indépendantistes du Nord-Mali, a été laissée au contrôle du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA). Là, commencent les problèmes.
Le
MNLA avait dealé avec les services français pendant l’offensive
militaire, apportant une aide décisive pour débusquer les ennemis
communs, les groupes djihadistes, avec en retour l’attente d’une
contrepartie politique… qui ne vient pas. Le mouvement s’en trouve
affaibli et divisé, et le pouvoir malien en rajoute pour déstabiliser le
mouvement, et espérer remettre la main politique sur Kidal. C’est loin
d’être gagné, mais une chose est sûre : on est dans le genre de
situation où les coups peuvent venir de tout côté.
À Kidal, on trouve les contingents français de la force Serval, maliens et onusiens, avec la Minusma. Vu de loin, c’est bien, vu de près, rien ne va, et les faits l'ont démontré de manière dramatique.
Pour
la région de Kidal, soit 260 000 km², la sécurité est assurée par une
force hétéroclite, insuffisante et peu formée, regroupant les
contingents sénégalais, béninois et guinéen de la Minusma. Au total de
550 Casques bleus, dont 114 policiers, ce qui est très peu.
Dans
la ville de Kidal, on compte 200 soldats maliens, représentants de
l’Etat et connaissant bien le terrain… mais aux termes de l’accord de
Ouagadougou, ces soldats sont contingentés à l'intérieur du camp
militaire de la ville et n'ont pas le droit de patrouiller dans les rues
au motif d'éviter des tensions avec les populations touarègues.
Les
troupes françaises, quant à elles, ne sont pas stationnées à Kidal,
mais à l’extérieur de la ville, pour des raisons de sécurité. Elles
interviennent dans la surveillance et pour des missions d’assistance.
Deux cents hommes pour un détachement de liaison et d'appuis (DLA) et
des éléments de protection. C’est peu et le ministère des affaires
étrangères a annoncé depuis le renfort de 150 militaires.
La sécurité à Kidal revient donc de facto
au MNLA, mais sans contrôle possible. Les barrages aux entrées de la
ville sont factices, tant on les contourne facilement, et la ville n’a
pas été fouillée maison par maison, de telle sorte que les armes
circulent tranquillement. Kidal a été marquée par plusieurs attentats,
avec des pertes parmi les soldats tchadiens de la Minusma, présents dans
la ville.
2/ Le récit qui ressort des dépêches
Pour
des raisons de sécurité et pour être tranquilles, les troupes
françaises avaient reçu ordre de ne pas prendre en charge le déplacement
des deux journalistes de RFI à Kidal, d’où le voyage effectué avec un
convoi de la Minusma, avec une arrivée le vendredi soir.
On n’imagine pas que la visite de ces deux journalistes ait pu être
clandestine, alors que l’armée française est d’abord là-bas pour le
renseignement. Elle savait donc que les deux journalistes de RFI étaient
à Kidal, un fait rare. Leur dernière visite datait de juillet.
Les
deux journalistes sont venus le samedi vers midi rencontrer un cadre du
MNLA à Kidal, Ambéry Ag Rissa. L’entretien a duré une demi-heure, puis…
Ambéry Ag Rissa explique : «
Je les ai raccompagnés, eux et leur chauffeur. J'ai refermé la porte
mais, peu après, j'ai entendu un bruit suspect. Quand j'ai rouvert, il y
avait un homme qui, en tamachek, la langue touareg, m'a demandé de
rentrer chez moi. Il avait une kalachnikov, était vêtu d'un boubou
traditionnel, avait un chèche noir sur la tête et des lunettes de
soleil ». Le chauffeur a précisé que les deux journalistes ont été entravés par leurs ravisseurs. Ambéry Ag Rissa est rentré chez lui et appelé la sécurité. L’alerte a donc été immédiate.
Ainsi,
quand le 4X4 des ravisseurs part, l’armée française est avisée. Il est
13 h 10. De ce que je lis, il n’y a pas trop de doute sur la direction
que prend le 4X4, vers des terres les plus sûres pour les groupes armés,
soit le Nord-Est (route de Tin-Essako). Ainsi,
les militaires sont immédiatement avisés et avec des bonnes infos, car
Ambéry Ag Rissa a pu donner tous les détails. Dès cet instant, chacun
mesure le risque, et le scénario est celui d’un enlèvement pour obtenir
une rançon. Un risque vital et une affaire d’ampleur nationale. Toutes
les alertes sont allumées.
L’armée française dépêche des équipes au sol, une patrouille d'une trentaine d'hommes sur la piste qui sort à l'Est de la ville, et deux hélicoptères. D’après le Figaro, il
s’agit de deux hélicoptères français stationnés à Kidal. Le ministère
de la défense reconnait le départ des deux hélicoptères, mais indique
qu’ils ont décollé de Tessalit, la base aérienne de la région, située
plus au Nord.
Dans
un communiqué publié le samedi soir à 22h, le ministère de la Défense a
expliqué : « Un dispositif de surveillance a été mis en place pour
tenter de localiser le véhicule dans lequel pouvait se trouver nos
ressortissants. Ce dispositif constituait dans la mise en place de deux
points de surveillance au nord et au nord-est de Kidal, et de l'envoi
d'une patrouille d'une trentaine d'hommes sur la piste qui sort à l'Est
de Kidal. En même temps, deux hélicoptères ont décollé de Tessalit pour
tenter de repérer le véhicule. Les corps des deux journalistes ont été
retrouvés par la patrouille au sol vers 14H55 locales à une douzaine de
kms à l'Est de Kidal à proximité d'un véhicule à l'arrêt. Nos forces
n'ont eu aucun contact visuel ou physique avec un véhicule en fuite ».
On
apprendra mardi que dans le véhicule on a trouvé les numéros de
téléphones de plusieurs personnes, aussitôt présentées comme des membres
du commando.
Résumé
ce que nous disent les dépêches : 13 h 10, l’alerte ; à 14 h 55, la
patrouille au sol découvre, vers Essi Dien, à environ 12 kilomètres au
Nord-Est de Kidal, les cadavres des deux journalistes et la voiture
abandonnée.
1/ L’annonce publique de la mort des journalistes
C’est
la patrouille au sol qui a retrouvé les corps, à 14 h 55. Pourtant le
ministère des affaires étrangères ne publie son premier communiqué qu’à
18 h 30.
Or,
l’annonce de la mort des journalistes été publiée deux heures plus tôt
par l’agence Reuters, qui citait le préfet de la région de la localité
de Tinzawaten, Paul-Marie Sidibé, et évoquait une exécution. Ensuite,
les forces de sécurité maliennes et des sources touarègues du Mouvement
national de libération de l'Azawad (MNLA) ont confirmé l'information, et
c’est seulement dans un troisième temps que le Quai d'Orsay a publié
l’info.
Pourquoi
ces délais, alors qu’il avait été le premier avisé, et ce depuis 14 h
55 ? Dans ce genre de circonstances, quatre heures, c’est très long. Que
s’est-il passé ?
2/ Pourquoi est-ce Fabius qui communique ?
Le
crime s’inscrit dans un contexte militaire, et toutes les informations
de ce premier jour viennent des militaires, arrivés sur place sans doute
moins d’une heure après le crime. La diplomatie ne gère rien de ce qui
se passe ce jour-là sur place, et c’est pourtant le ministère des
affaires étrangères qui communique. Pourquoi ? Pourquoi le choix de
cette lecture diplomatique des évènements ?
Le communiqué du ministère de la défense, pure langue de bois, n’interviendra qu’à 22 heures, et depuis, on ne voit que Fabius.
Je
rappelle que pour la fameuse attaque au gaz de Damas, le même ministère
des affaires étrangères avait annoncé 1 500 morts, alors qu’aucune
enquête n’a été effectuée sur ce point, et qu’à ce jour il n’existe
toujours aucune liste de l’identité des victimes. Alors, les belles
déclarations de Fabius… à d’autres !
3/ Qui a fait les premières constatations ? Qui fait les autopsies ?
C’est essentiel, et on n’en sait rien.
Dans
une affaire criminelle, les constatations matérielles effectuées par
les enquêteurs sur la scène du crime sont de première importance,
surtout quand on peut intervenir juste après les faits. Tout compte, à
commencer par l’emplacement des corps, qui peut permettre de comprendre
la scène. Mais l’élément décisif est la balistique. Fabius a parlé de
deux balles pour l’un, trois balles pour l’autre, et dit que les
victimes ont été tuées « froidement ». Pour le nombre de balles
d’accord, mais pour le reste, attention.
Rien
de crédible ne peut être dit sans un rapport d’autopsie pratiqué par un
expert ayant une bonne connaissance de la balistique. On peut alors
savoir à quelle distance les tirs ont eu lieu et quelle ont été les
trajectoires, ce qui est une aide considérable pour comprendre comment
les circonstances du crime.
« Froidement »,
c’est à ce stade de l’intox, et jusqu’à maintenant, je n’ai pas entendu
un mot sur l’intervention des médecins légistes.
De
même, il faudra une enquête matérielle incontestable pour nous
convaincre du pourquoi de ce 4X4 en panne (quelle panne ?).
Objectivement curieux ce 4X4 fermé à clé, intact, et avec des numéros de
téléphone à l’intérieur. Tout est possible, mais il faut un travail
d'enquête.
4/ Quel scénario crédible ?
Dans
quel environnement était-on ? Y avait-il des risques tels pour les
agresseurs que la seule solution était d’abattre les otages, lesquels
étaient pourtant entravés et sous la menace des armes ? Pourquoi cette
exécution alors que la prise d’otage est guidée par la rançon ? Comment
expliquer cette panique d'hommes aguerris ? Pourquoi une panique au
point d’exécuter les otages, alors que les soldats français ne sont pas
visibles, et que les hélicoptères n’ont pas repéré les ravisseurs…
Questions
aussi sur ces deux hélicoptères. Le communiqué du ministère de la
défense de 22 heures dit « Nos forces n'ont eu aucun contact visuel ou
physique avec un véhicule en fuite ». Il a fallu dix heures pour trouver
cette belle formule… Mais où étaient-ils ces hélicoptères, alors qu’il
n’y avait pas de doute sur la direction des ravisseurs, et que les
troupes au sol étaient sur leur trace, pour être arrivées sur les lieux
du crime à 14 H 55 ? Et pourquoi avoir une base à Kidal sans
hélicoptères disponibles ?
Est-ce
si difficile de reconnaître que toutes ses troupes, bien avisés, n'ont
rien pu faire alors qu'elles sont là pour ça ? Et qu'ont-elles fait
exactement ? Pourquoi cette mainmise diplomatique?
Attendons
la suite, et faisons confiance. Mais la communication officielle – tout
sur l’émotion, rien sur les faits – est un bien mauvais présage.
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