vendredi 13 décembre 2013

Un fleuve (non) saint

Uri Avnery               

Voici donc John Kerry qui revient pour la énième fois (mais qui en tient le décompte ?) faire la paix entre nous et les Palestiniens. 

C’est une action émi­nemment louable. Mal­heu­reu­sement elle est fondée sur de mau­vaises pré­misses. À savoir : que le gou­ver­nement israélien veut une paix sur la base d’une solution à deux États.
Peu enclin – ou inca­pable – de recon­naître cette simple vérité, Kerry cherche à s’en sortir. Il tente diverses approches, dans l’espoir de convaincre Ben­jamin Néta­nyahou. En ima­gi­nation il entend Néta­nyahou s’écrier : “Ça alors, mais pourquoi n’y avais-​​je pas pensé ?!
Le voici donc qui vient avec une nou­velle idée : com­mencer par résoudre les pro­blèmes de sécurité d’Israël pour calmer ses inquiétudes.
Ne parlons pas pour le moment des autres “pro­blèmes clefs”, dit-​​il. Exa­minons d’abord vos sujets d’inquiétude et voyons comment les traiter. Je me suis fait accom­pagner d’un général, com­battant loyal, pour vous pro­poser un plan de sécurité valable. Jetez-​​y un œil !
Cette approche se fonde sur de fausses pré­misses – le résultat de l’ensemble des pré­misses – que les “inquié­tudes en matière de sécurité” avancées par notre gou­ver­nement sont sin­cères. Kerry exprime la conviction amé­ri­caine fon­da­mentale que, si des gens rai­son­nables sont réunis autour d’une table pour étudier un pro­blème, ils vont trouver une solution.
Voici donc un plan. Le général John Allen, ancien com­mandant en chef de la guerre d’Afghanistan, le met sur la table et en explique les mérites. Il prend en compte de nom­breuses inquié­tudes. La prin­cipale question est l’insistance de l’armée israé­lienne, quelles que soient les fron­tières du futur État de Palestine, sur le fait qu’Israël doit continuer pendant long­temps, long­temps, à contrôler la vallée du Jourdain.
Du fait que la vallée du Jourdain repré­sente environ 20% de la Cis­jor­danie, qui, avec la Bande de Gaza, repré­sente en tout environ 22% de l’ancienne Palestine, cela ne mène à rien.
Pour notre gouvernement, c’est ce à quoi il est le plus attaché.
Le Jourdain, l’un des fleuves les plus célèbres de l’histoire du monde, est en réalité un modeste cours d’eau d’environ 250 km de long et de quelques dizaines de mètres de large. Il prend sa source dans les mon­tagnes syriennes (les Hau­teurs du Golan) et il finit sa course sans gloire dans la Mer Morte, qui est en réalité un lac intérieur.
Comment a-​​t-​​il pris son importance stratégique actuelle ?
L’explication sui­vante est un peu simple, mais pas très éloignée de ce qui s’est réel­lement passé.
Immé­dia­tement après la guerre de juin 1967, lorsque tous les ter­ri­toires pales­ti­niens étaient tombés aux mains d’Israël, des groupes d’experts agri­coles enva­hirent la Cis­jor­danie pour voir ce que l’on pouvait exploiter.
La majeure partie de la Cis­jor­danie est faite de col­lines rocailleuses, très pit­to­resques mais dif­fi­ci­lement com­pa­tibles avec des pra­tiques agri­coles modernes. Chaque pouce de terre arable était exploité par les vil­lages pales­ti­niens, à l’aide de ter­rasses et d’autres méthodes tra­di­tion­nelles. Aucun intérêt pour de nou­veaux kib­boutz. Sauf la vallée du Jourdain.
Cette vallée, qui fait partie du grand rift syro-​​africain, est une plaine. Située entre le fleuve et la chaîne de mon­tagne du centre de la Palestine, elle est aussi amplement pourvue en eau. Pour l’œil averti d’un kib­boutznik, c’était idéal pour l’utilisation de machines agri­coles. C’était par ailleurs peu peuplé.
Presque tous les diri­geants israé­liens de l’époque avaient un passé agricole. Levi Eshkol, le Premier ministre, avait été en charge pendant de longues années, avant la création de l’État, du pro­gramme de colo­ni­sation juif. Le ministre de la Défense, Moshe Dayan, était né dans un kib­boutz et avait grandi dans un Moshav (village coopé­ratif). Le ministre du travail, Yigal Allon, n’était pas seulement un général célèbre de la guerre de 1948 mais aussi un diri­geant du plus important mou­vement de kib­boutz. Son mentor était Israël Galili, un autre diri­geant de Kib­boutz, l’éminence grise de Golda Meir.
C’est Allon qui avait fourni le pré­texte mili­taire pour prendre pos­session de la vallée du Jourdain.
Il avait conçu un pro­gramme de sécurité pour l’Israël d’après 1967. Son élément central était l’annexion de la vallée.
Connu sous le nom de “Plan Allon”, c’était – et c’est encore – un point fort de la pensée poli­tique israé­lienne. Il n’a jamais été adopté offi­ciel­lement par le gou­ver­nement israélien. Il n’existe pas non plus de carte offi­cielle du plan. Mais il a constamment fait l’objet de discussions.
Le Plan Allon prévoit l’annexion de toute la vallée du Jourdain, du rivage de la Mer Morte et de la Bande de Gaza. Afin de ne pas séparer le reste de la Cis­jor­danie du Royaume Hashémite de Jor­danie (qui tient aussi son nom du fleuve), le plan laissait un cor­ridor entre les deux ter­ri­toires, près de Jéricho.
On consi­dérait en général qu’Allon avait l’intention de rendre la Cis­jor­danie au royaume. Mais il ne s’en sou­ciait pas réel­lement. Comme je l’accusais depuis la tribune de la Knesset de com­pro­mettre la création d’un État pales­tinien, il m’adressa une note disant : “Je suis disposé à un État pales­tinien en Cis­jor­danie. Alors pourquoi suis-​​je moins que vous une colombe ?
Les bases militaires du Plan Allon n’étaient pas tota­lement ridi­cules – à l’époque.
On doit se rap­peler la situation en, disons, 1968. Le Royaume de Jor­danie était offi­ciel­lement un “pays ennemi”, bien qu’il y ait tou­jours eu une alliance secrète avec son roi. L’Irak était un Etat fort, et son armée ins­pirait le plus grand respect à nos mili­taires. La Syrie avait été battue lors de la guerre de 1967, mais son armée était encore intacte. L’Arabie Saoudite, avec son énorme richesse, se tenait der­rière eux. (Qui aurait même pu ima­giner que les Saou­diens devien­draient un jour nos alliés contre l’Iran ?)
C’était le cau­chemar mili­taire israélien de penser que l’ensemble de ces forces mili­taires pour­raient se ras­sembler en terre jor­da­nienne pour attaquer Israël, tra­verser le fleuve, rejoindre les Pales­ti­niens de Cis­jor­danie et envahir Israël lui-​​même. À un certain endroit, entre la ville Cis­jor­da­nienne de Tul­karem et la Médi­ter­ranée, Israël ne fait que 14 (qua­torze) kilo­mètres de large.
C’était il y a 55 ans. Aujourd’hui cette vision est évi­demment ridicule. La seule menace mili­taire pos­sible pour Israël vient de l’Iran, et elle ne com­porte pas une attaque de troupes massées sur le terrain. Si des mis­siles ira­niens se diri­geaient vers nous, les troupes israé­liennes sur le Jourdain seront de simples spec­ta­teurs. Ils n’auront à s’occuper de rien. Le défi se sera pré­senté bien avant l’approche des missiles.
Quant aux sta­tions d’alerte, on peut les placer dans mon appar­tement à Tel Aviv. Les quelques 100 km d’ici au Jourdain ne feront aucune différence.
Il en va de même pour les autres “inqié­tudes en matière de sécurité”, comme d’entretenir des sta­tions d’alerte en Cisjordanie.
Le général amé­ricain écoutera poliment et aura beaucoup de peine à ne pas éclater de rire.
Aujourd'hui ? LA vallée du Jourdain est pra­ti­quement vide d’Arabes. De temps en temps les quelques Pales­ti­niens qui y restent sont mal­traités par l’armée, pour les convaincre de s’en aller.
Il y a plu­sieurs colonies juives le long de la vallée, ins­tallées là par le parti tra­vailliste lorsqu’il était au pouvoir. Leurs habi­tants n’emploient pas de main d’œuvre des vil­lages pales­ti­niens voisins, mais des tra­vailleurs thaillandais meilleur marché et plus effi­caces. Le climat très chaud – toute la vallée est sous le niveau de la mer – permet le déve­lop­pement de fruits tropicaux.
La seule commune pales­ti­nienne qui reste est Jéricho, une oasis verte, la ville la plus basse de la terre. Le négo­ciateur en chef pales­tinien, Sa’eb Erekat, vit là (bien qu’en 1948 son père fut le chef des com­bat­tants pales­ti­niens d’Abu Dis, de nos jours un fau­bourg de la Jéru­salem Est annexée). Quel­quefois les par­ti­ci­pants aux “négo­cia­tions de paix” de Kerry se ren­contrent là. Erekat, une per­sonne char­mante que je ren­con­trais régu­liè­rement à des mani­fes­ta­tions, est dans un état de rési­gnation et prêt à démissionner.
Supposons un instant que le général arrive à convaincre Néta­nyahou que son plan de sécurité est remar­quable et qu’il apporte une solution à tous nos pro­blèmes mili­taires, qu’est-ce que cela changerait ?
Absolument rien.
En rem­pla­cement, d’autres “sujets d’inquiétudes” feraient leur appa­rition. Il y en a un stock inépuisable.
Il en va de même pour l’autre his­toire qui remplit les journaux et les pro­grammes de télé­vision d’Israël ces temps-​​ci : l’expulsion des Bédouins du Négev.
Les Bédouins habitent ce désert du Sinaï-​​Negev depuis des temps immé­mo­riaux. D’anciennes pein­tures rupestres égyp­tiennes montrent leurs barbes cha­rac­té­ris­tiques (la même barbe que je portais en ren­trant de la guerre de 1948 après avoir com­battu dans le Negev).
Au cours des pre­mières années d’Israël, des tribus entières de Bédouins ont été déplacées et expulsées. Les pré­textes invoqués ont une réson­nance sinis­trement fami­lière : pré­venir une attaque égyp­tienne par le sud.
La vraie raison était, natu­rel­lement, de les arracher à leur terre pour mettre à leur place des colons juifs. On rap­pellera aux mordus de l’histoire des États-​​Unis le trai­tement infligé aux indi­gènes amé­ri­cains. L’armée (notre armée) a mené plu­sieurs opé­ra­tions impor­tantes, mais les Bédouins se mul­ti­plient à un rythme féroce, et ils sont de nouveau au nombre d’un quart de million.
Étant bédouins, ils vivent dis­persés sur de vastes ter­ri­toires, avec leurs chèvres. Le gou­ver­nement essaie (de nouveau) de les faire partir. Les bureau­crates veulent “judaïser” le Négev (tout en essayant en même temps de “judaïser” la Galilée). Mais ils n’acceptent pas l’idée qu’un aussi petit nombre de gens occupe une aussi vaste étendue de terrain, même de terrain aride.
Les pla­ni­fi­ca­teurs de Jéru­salem et de Tel Aviv éla­borent toutes sortes de plans pour concentrer les Bédouins dans des com­munes, en contra­diction avec leur mode de vie tra­di­tionnel. Sur le papier, les plans semblent rai­son­nables. En réalité ils sont conçus pour atteindre les mêmes objectifs que les plans pour la vallée du Jourdain : enlever des terres aux Arabes pour les attribuer à des colons juifs.

Qua­lifier cela de sio­niste, de natio­na­liste ou de raciste, c’est dif­fi­ci­lement un com­por­tement qui mène à la paix. Cela devrait être la prin­cipale inquiétude de John Kerry et de John Allen.

Article écrit en hébreu et en anglais, publié sur le site de Gush Shalom le 7 décembre 2013 – Traduit de l’anglais « (Un)holy River » pour l’AFPS : FL


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